27/07/2010

fait divers et littérature


Le sujet d’un cours sur « la littérature du fait divers » me fait lire certains quotidiens plus attentivement. Le Globe and Mail ou Le Monde ou Libération, je les vois désormais comme réservoirs d’histoires, comme lieux possibles d’où surgissent des événements que des écrivains ou des artistes vont transformer un jour en littérature, en œuvre d’art. Je réfléchis donc sur la place de l’événement, d’un fragment anodin de réel paradoxalement extraordinaire, dans l’élaboration d’un récit. En effet, le fait divers semble avoir été pour de nombreux écrivains une source d’inspiration, un moteur d’écriture : Le dernier jour d’un condamné de Victor Hugo ; Le Rouge et le noir de Stendhal ; Double assassinat dans la rue Morgue de Poe ; La tête perdue de Domasceno Monteiro de Tabucchi ; De sang froid de Capote ; Les Bonnes de Jean Genet ; La Ronde et autres faits divers de Le Clézio ; La nostalgie de l’ange de Alice Sebald etc. À partir de ces œuvres et avec elles, je tente de déplier l’écriture « du réel », de comprendre un peu plus la place du document et la capacité des archives et du récit journalistique à engendrer un texte littéraire.

Le fait divers fascine : il porte en lui un récit qui, dans sa dimension à la fois banale et singulière, invite à l’interprétation et brouille l’évidence du sens. Il y a des rapports de connivence et de surprise qui se tissent avec le lecteur. « L’effet recherché » par l’écriture est des plus divers : du délire à la vérité, du ridicule au sublime, de la rumeur à la révélation, ce va-et-vient affolant interroge également les rapports entre l’événement et la norme ou encore la normalité.

À réfléchir à ce sujet, je redécouvre ce texte troublant : « Sublime, forcément sublime Christine V. », que Marguerite Duras publiait dans Libération le 17 juillet 1985. Il s’agissait alors, et il s’agit encore aujourd’hui, de « l’affaire Grégory » : le petit garçon de 4 ans de Christine et Jean-Marie Villemin, dont on avait découvert le corps noyé dans la Vologne le 16 octobre 1984, les bras et les jambes ligotés. Toujours sur cette affaire, vingt ans plus tard, Catherine Mavrikakis prend la plume et livre un texte puissant, bouleversant, une pensée qui va à la défense de la littérature et de Duras elle-même – il faut dire que Duras, avec son texte dans Libération s’était fait ridiculiser, bouffer tout rond ; était devenue une des écrivaines les plus détestées de son vivant. Le texte de Mavrikakis donc, « Duras aruspice » (Héliotrope 2006), prend à cœur ouvert la part de la Duras qui croit en la littérature, la Duras qui a le courage de parler en écrivain, qui voit la littérature comme une Antigone et se dresse contre la loi ; pour proposer un autre type de bien : celui de l’inavouable, de la folie, celui du point de vue possible de la mère meurtrière. Si celle-ci était coupable, il faudrait l’innocenter. Voilà ce que dit Duras :

« J’ose avancer que si Christine V. est consciente de l’injustice qui lui a été faite durant la traversée du long tunnel qu’a été sa vie, elle est complètement étrangère à cette culpabilité que l’on réclame d’elle. Elle ne sait pas ce qu’ici veut dire ce mot. Qu’elle ait été, elle, victime de traitements injustes, oui, mais coupable, non, elle ne l’a pas été. Du moment que ce crime, dans le cas précis où elle était d’avoir à le commettre, personne n’aurait pu l’éviter, coupable elle ne l’a pas été. Si elle criait je crois, ce serait ceci : « que tout le monde meure autour de moi, ce nouvel enfant, mon mari et moi-même, mais coupable comme la justice le veut, je ne le serai jamais ».

C’est sur l’innocence des mères coupables que Duras Antigone veille. Elle lève sa voix pour mieux défendre, pour protéger celle qu’on accuse sans mot dire, silencieusement, celle que l’imaginaire de la foule pointe du doigt : la mère. Encore, Duras, dans sa voix résonnante, parle des femmes et pour les femmes :

« Il arrive que les femmes n’aiment pas leurs enfants, ni leur maison, qu’elles ne soient pas les femmes d’intérieur qu’on attendait qu’elles soient. Qu’elles ne soient pas non plus les femmes de leurs maris. Qu’elles ne soient pas de bonnes mères […].
Pourquoi la maternité ne serait-elle mal venue ?
Pourquoi la naissance d’une mère par la venue de l’enfant ne serait-elle ratée elle aussi par les paires de gifles de l’homme pour les biftecks mal cuits par exemple ? Comme la jeunesse peut l’être par la paire de gifles pour un zéro en maths. Quand elles ont un enfant qu’elles ne reconnaissent pas comme leur propre enfant, qu’elles ne voulaient pas vivre. Et dans ce cas aucune morale, aucune sanction ne leur fera reconnaître que cet enfant est le leur. Il faut les laisser tranquilles avec leurs histoires, ne pas les insulter, les frapper ».

Duras dit l’indifférence et même la cruauté, la sauvagerie maternelles. Toute mère est sauvage, animale, archaïque, primitive. C’est ce que nous aurions oublié en lui faisant incarner le mythe d’une hospitalité et d’une bonté infinies. Ainsi est-il que la littérature bouleverse, ouvre des plaies jusqu’à l’os, dérange quand elle se prend au jeu de la vérité, quand l’écriture se voit comme toute-puissante, guerrière, victorieuse. Et Duras, je la sens vraie dans sa capacité à parler, à écrire toujours, partout, sans répit en écrivain. En elle, la littérature ne se repose pas. Elle veille, elle se fait somnambulique. Et ce sont les pages d’un livre virtuel que l’on tourne en l’écoutant, en la lisant encore et encore. Des mots dits par elle deviennent des citations, se déploient dans cette temporalité où le monde est mis entre parenthèses, entre guillemets et fait signe à un écrit gravé dans le néant. Et on le sait, la littérature de Duras se tiendra dans la rumeur, le cliché, le mineur, pour mieux affirmer ses droits, sa souveraineté absolue.

Le texte vibrant et cru de Mavrikakis rend toutes ces réalités vivantes. Ce sont les deux femmes écrivains qui me rappellent que la littérature frôle le danger, la mort, le meurtre ; que la littérature n’est pas insignifiante dans la Cité ; elle a le droit d’entendre la rumeur, de la posséder, de la faire sienne. Elle a aussi le devoir insoutenable, insensé, de ne pas neutraliser ce pouvoir. La littérature est appelée à ne pas se cacher derrière la singularité d’un sentiment personnel. Et pour Duras, écrire est détonation, cri qui déchire le monde. C’est là son éthique. Celle de l’attentat à la pudeur et aux bonnes mœurs.

Ces lectures me laissent une kyrielle de questions… Et il faudra du temps, des heures et des minutes pour voir encore, et un peu plus loin chaque jour si : Est-ce à la littérature de se faire l’écho d’un savoir inavouable, implacable, d’un savoir venu d’une angoisse étreinte au fond des gorges ? Quelle place à la littérature alors ? Et à quelle hospitalité la littérature répond-elle ? Peut-elle se faire porte parole du sordide puisque rien d’humain ou d’inhumain ne lui serait étranger ? Ou doit-elle, timide, garder un droit de réserve ? Lui faut-il parler avec circonspection, modestie, retenue ? Est-elle destinée à retenir son souffle et faire preuve de prudence ? Y a-t-il une éthique pour la littérature ? Et quelle est-elle ? …

Au cœur des questions, des bribes de réponses – et sans parler des faits divers actuels : « affaire Bettencourt », Wikileaks, marée noire – comment s’arrêter, comment parler ?

25/07/2010

twelfth night


Ten years since Outdoor Theatre Downtown Toronto has celebrated Shakespeare on Philosopher’s Stage at Philosopher’s Walk on the campus of University of Toronto. This year, they’ve presented Twelfth Night, directed by Jeremy Hutton, a young prolific artist with the Hart House Theatre who has already staged Romeo and Juliet in 2009 and As You Like it in 2008.

It’s the fourth time I’ve been in the audience for the outdoor shows and it’s joy. Each year, I am thrilled to feel the passion of the performers, their youth and commitment heart and soul to an engaging project. Some actors are university students, some have more experience but they all seem to share a sense of community, work and friendship. Shakespeare is alive in their voices, in gestures and acts, in laughter and screaming of the day at dusk. Under the spell of the XVIth century revived, the audience is all eyes and ears and only at certain times, a burst of laughs makes echo in the quiet park as if to say that we are there, present to welcome the spirit of the show that comes from far away. For almost two hours, we are all carried away, away from worries of the day, and I am happy to acknowledge this time again how Shakespeare is contemporary in his approach of love, of human longing and despair, of madness and foolish games. No need to say: classic plays are current. Old Shakespeare is never old; he never gets gray by the running times; on the contrary, his wit appeals to our modern epoch where social hierarchy, masters and servants, treats and tricks, affection and hatred compete… run races for the theatrum mundi.

Philosopher's Stage 

At some other level, I believe, the feeling of identification, the joy of guessing this or that, as well as the make belief that the public is part of the performance, also contribute to the success of the play. That is to say that the text and the acting hold hands to built up tensions, to knot and unknot secrets, to get the providence involved, and bands of fools and drunkards and servants, all pieces together keep the attention high and give the impression that we the public are in and out, present and in disguise in such a world that – the length of the performance – becomes a bit ours: we are mysteriously actors and watchers. Besides, the play happening outside, in the open air, people sitting on the grass, increases the feeling of being close, some sort of coziness and intimacy with nature’s heart, likely to be that of Shakespeare’s time. Boundaries melt away while life and fiction, night and day, past and present meet to stay like that… for a while.


I believe that my good spirits at the end of the show were partly being aware that performances do have meaning and are meaningful in our busy lives, especially when it comes to realizing that arts and culture are an intrinsic and invisible part of our souls and can contribute to the creativity of daily existence. While surely a lovely night, The Twelve Night appears to have reminded me that there are many lives in one and as many possibilities. Between playing and being serious, between entertainment and school, the game of life leaves plenty of space to discovering new things. And the taste of discovering old new things is even sweeter…

Who would then miss the 2011 Shakespeare Outdoor? Not me. 

22/07/2010

histoires d'exil


Je prends conscience aujourd’hui encore de l’étrangeté à laquelle je me suis confrontée à mon arrivée sur le continent américain ; je cherche une communauté, je ne me sens pas de famille. Comment, où me situer ? Il me semble que parfois ma seule terre est l’école, le livre, l’envie d’écrire…

En 2000 – j’étais en Europe à l’époque – j’ai commencé à réfléchir à un sujet de thèse de doctorat, « exil et étrangeté chez Le Clézio ». Je me vois encore dans des bibliothèques universitaires lire, prendre des notes, chercher, rencontrer des profs et en parler. Souvent, je trouvais difficile – déroutant, intriguant – de ne coïncider aucunement avec l’identité divisée de l’écrivain que je tentais d'étudier. Je parlais d’exil et moi, j’étais bien installée en terre natale, dans une ville avec une population assez homogène, entourée de parents, d'amis ; pas de trace d’exil dans mon existence, ou au moins, je ne m’en apercevais pas. En plus, dans mon élan de jeunesse – je venais d’avoir le diplôme de maîtrise – j’étais convaincue que les études théoriques, les lectures en vrac me mèneraient loin, me donneraient les moyens pour décrypter l’étrangeté, le sentiment d’exil, et la littérature semblait la porte d’entrée. L’encouragement des profs qui voyaient en Le Clézio de la nouveauté, l'envie de découvrir l'univers de cet écrivain, voici des raisons qui me poussaient dans ce projet. Je fonçais.

Aujourd’hui, des choses ont changé ; moi, j’ai changé. D’abord, je me dis qu’il m’est impossible d’avancer dans une réflexion si cela ne passe pas par le corps, si mon existence n’illumine tant soit peu cette expérience de pensée et d’écriture. Me mettre à l’abri des théories, prêter des mots ça et là tout simplement, n’est plus possible. Autrefois, oui, je crois que je me protégeais ; je n’avais pas le courage d’aller au fond des choses. Et la psychanalyse n’était pas là non plus pour me donner à comprendre qu’il existe aussi des résistances, des complaisances. J’étais sur la vague, je nageais dans la langue maternelle, toutes les certitudes étaient à portée de main ; pas trop de questions ni de questionnement...

Aujourd’hui encore, le courage d’autrefois, la naïveté et l’ignorance me font un peu rougir. Car mon existence présente, à Toronto – une des villes les plus cosmopolites du monde – me donne à sentir au jour le jour cette coexistence inconfortable d’au moins deux langues, de deux ou trois façons d’être ; je vis l’effort de traverser plusieurs cultures et celui de soutenir une conversation comme si de rien n’était, comme si c’était naturel. C’est peut-être ce va et vient qui me rappelle sans cesse que je suis vivante ; c’est cocasse ! Je rêve dans une langue, je lis dans une autre et fais des courses dans une troisième. Ces langues ne veulent pas se réunir ; elles ne veulent pas forcement se serrer la main, se parler entre elles ; elles revendiquent toute l’ambiguïté de leur situation. Et voilà mon exil volontaire à fleur de peau ; je me dis que cette nouvelle existence m’autorise désormais à parler avec plus de vérité de l’exil et de l’étrangeté littéraires. Ainsi est-il que je comprends mieux Le Clézio qui dit « mon seul pays natal est la langue française ». Une langue donc, pas une terre. Pour lui, la langue maternelle – son choix à lui, car bilingue, il aurait pu préférer tout aussi bien l’anglais. Et moi, pour ma part, je commence à croire fort à une longue et amoureuse pratique d’une langue étrangère ; le français que je parle comme je parle, c’est-à-dire imparfaitement, avec de petites fautes et un léger accent, le français qui m’enrichit et vers lequel je reviens enrichie des autres langues ; le français qui me permet de croire qu’il y a de la place où me situer..

Je devrais peut-être dire que les Lettres parisiennes. Histoires d’exil (1986) de Nancy Huston et Leïla Sebbar m’ont intriguée, touchée, m’ont fait m’arrêter pour voir ce que représente l’exil, l’identité pour moi. Pendant un an, deux femmes se sont écrit en français, de Paris à Paris – la première vient du Canada, la seconde, d’Algérie ; elles cherchent en tâtonnant ce sentiment d’appartenance et d’étrangeté qui leur a permis de réaliser leur chemin d’écrivain. Appartenance et étrangeté, « étrangéïté », comme elles disent, ces termes pourraient aussi s’appliquer à ce que moi, je vis. Il y a cette autre chose qui me plaît dans leur échange : il s’agit de la différence, une différence irréductible, qui fait que l’autre ne sera jamais parfaitement connaissable. Pourquoi ? Car la différence entre deux êtres venus d’ailleurs ne tient pas seulement à la langue, mais à l’enfance passée dans des pays parfois les plus dissemblables, auprès des êtres que l’autre ne connaîtra jamais. Les milles expériences ineffables des premières années de vie – écoles, paysages, colonies de vacances, frères et sœurs, amis, chansons, nourritures – tout cela doit être médiatisé par la langue étrangère. C’est contre l’illusion de la transparence que cette langue nous protège. Le passé qui appartient  en propre à l’autre est devenu en quelque sorte l’emblème de son indépendance, de sorte que dans la vie quotidienne non plus, on ne cherche pas à tout savoir, ni à tout prendre ou à tout donner à l’autre. Nous sommes des étrangers, rendus proches par un miracle... histoires venues de loin, instants de remémoration…

Toujours ici, je réfléchis aux « phases » de l’exil, car il y en a. J’avance à petits pas avec ces femmes écrivains, Huston et Sebbar, qui depuis plus de dix ans en France, pays d’adoption, tentent de se comprendre et de comprendre le monde autour. Y aurait-il quelque chose d’universel dans l’expérience de l’exil telle qu’elles l’entendent ? Ainsi dit-on que dans les premières années de vie à l’étranger, on se déleste allégrement de son passé, on est sans poids, euphorique, capable de tout. Et on est étonné et fier d’absorber avec facilité et rapidité une grande quantité d’informations. On est porté par le désir de s’intégrer, de connaître au mieux les codes de cette nouvelle vie. Daniel Sibony, dans son roman Marrakech (2009), raconte des scènes mémorables de son arrivée en France à l’âge de 14 ans : l’ambition inouïe de réussir à l’école, la joie et la ferveur des découvertes, l’émerveillement devant des monuments, le bonheur des bibliothèques, de l’opéra, du théâtre ; la nourriture aussi, la plénitude des grandes surfaces… Cette énergie porteuse d’apprentissages, l’envie de s’adapter, une sorte d’initiation, tout est là pour rester un certain temps. Avec Sibony, on est en 1956 ; avec Huston, vers la fin des années soixante-dix, mais ce qui émeut chez les deux écrivains, c’est l’ouverture au monde d’accueil, le désir de le connaître et un sentiment de reconnaissance à être là, dans ce lieu de choix.

Ensuite, dit-on, en général après la naturalisation, c’est-à-dire après que l’exil prend une forme moins poétique et plus institutionnelle, il y a une « phase » plus sombre. On se souvient de tout ce qu’on a abandonné, du caractère irrévocable de la perte et d’un appauvrissement inévitable. Période de remise en question ; le pays d’adoption, de paradis prometteur se transforme en terre des limites, terre limitée dont on voit des défauts ; et donc, s’enchaînent des critiques, des plaintes et des complaintes, les choses paraissent des caricatures dont les seuls modèles authentiques se trouvent dans le pays natal… Dans son roman, Sibony parle de cette phase de désenchantement, qui se produit pour lui lors et dans la suite des événements de mai 68. Changement de cap, et après, cette deuxième étape cède le pas à son tour à une troisième, à laquelle Huston donne le nom de « désespoir serein ». Cela pour dire et pour parvenir à accepter aussi qu’on ne sera jamais parfaitement assimilé à son pays d’adoption et jamais non plus dans un rapport d’harmonieuse évidence avec son pays d’origine. Cette condition fait désormais partie de l’être même de l’exilé. On l’accepte avec lucidité, en philosophie ; dans le quotidien, les choses ne sont pas toujours aussi lisses.

Pour ce qui me concerne, n’ayant pas encore atteint le deuxième et le troisième stades, j’en comprends mieux pour l’instant la surprise des découvertes que la sérénité ; et l’envie de connaître mieux le Canada que le désespoir.

Ce temps-ci, je suis fascinée par des écrivains et des écrits qui parlent de la fragilité de notre rapport à une terre, de l’héritage multiple, d’une mémoire divisée, du sentiment aigu d’ambiguïté par rapport à la langue, à une culture, à une religion, à des traditions.

Je pense à Romain Gary qui, né à Vilnius, a passé sa prime enfance en Pologne, et ses années d’école à Nice, fait la guerre en Afrique, en Angleterre, mené une carrière diplomatique entre la Bulgarie, la Suisse, la Bolivie et les États-Unis ; il parlait quatre langues et écrivait ses livres en deux d’entre elles. Lors d’une interview réalisée vers la fin de sa vie, on a demandé à l’écrivain s’il se sentait « citoyen du monde ». Pas du tout, a répondu Gary :

« Cosmopolite, citoyen du monde, mais enfin, qu’est-ce que ça veut dire, franchement ? Des voyages ? Du tourisme ? Ou alors que vous sympathisez avec la souffrance du Bengladesh et des trucs comme ça ? Évidemment, si on va jusque là, on dit ‘je suis un homme, je suis membre de la communauté humaine’ ; il n’y a pas de nation, il n’y a pas de monde, il n’y a rien. Dans la mesure où on parle d’appartenance, on ne parle pas d’Europe, on ne parle pas du monde, on ne parle pas du cosmopolitisme, on parle d’un petit trou quelque part. Pour moi, la communauté humaine, c’est la plus petite communauté humaine. Alors je dirai ‘je suis Baquiste’ ; je suis de la rue du Bac ».

En fait, plutôt qu’aux habitants bourgeois de la rue du Bac à Paris, Gary s’identifiait constamment, dans sa vie et dans ses livres, aux faibles, aux démunis et aux marginaux, y compris aux animaux. Mais tout discours militant lui répugnait et il considérait « l’amour de toutes les nations » aussi digne de méfiance que le patriotisme aveugle.

Je pense aussi à Daniel Sibony qui parle de l’exil et de l’histoire du peuple juif : « pour nous le départ est sans retour. C’est un exil qui prend la suite d’un autre exil où nous étions chez nous. À Marrakech, nous étions très ‘enracinés’ et nos racines étaient faits d’exil. On était un peu partis rien qu’en étant là ». Ainsi est-il que pour certains l’exil est synonyme de vie, source d’énergies vitales.

Après tout, il se peut que l’exil ne soit que le fantasme qui nous permet de fonctionner, d’exister, d’écrire… Je n’ai pas de réponse définitive. Pourtant, je sais qu’il y a des êtres qui se sentent à l’écart, scindés, divisés contre eux-mêmes et le monde, et qui n’ont pas besoin du prétexte de étrangéï pour expliquer leur mal à vivre. D’autre part, il y a des êtres qui sont situés au croisement des cultures et qui réagissent à cette situation avec naturel, même parfois avec indifférence ; cela ne les empêche de transformer leur exil extérieur, objectif, en exil subjectif, fontaine d’émotion et d’énergie. L’exil est peut-être pour ces derniers un fantasme, un fantôme, un revenant. C’est dire un mort qu’ils ont besoin de ressusciter afin de lui parler, de comprendre… Or, l’écriture ne serait-elle pas, en quelque sorte, un dialogue avec des revenants ? Écrire pour qui, pourquoi ?

Pour revenir à moi : depuis longtemps j’ai connu ce sentiment que j'ai appelé ici exil ; pendant cette dernière année, en plus, je me suis aperçue que j’avais toujours eu cette tendance d’être dedans/dehors, d’appartenir sans appartenir, tendance à exagérer un tant soit peu mes réactions à des événements, envie aussi de me raconter ma vie comme une histoire. Plus loin, il se peut que le projet de thèse sur l’exil et l’étrangeté ait été un signe de ce que j’allais commencer à vivre quelques années plus tard... Et il a fallu que je me rende à l’évidence : que je cherche l’exil, que je parte loin, que je dérange par des questions... Constamment. Je cherche la mise en scène, la mise en mots… des histoires.


P.s. dans le Globe and Mail ce matin, je lis cette nouvelle sur l’histoire de la Roumanie, histoire qui me rejoint ici et ma famille là-bas.

Bucharest – Taking Romania by surprise, forensic scientists on Wednesday exhumed what are believed to be the bodies of Romanian dictator Nicolae Ceausescu and his wife, Elena, to solve the mystery of where they are truly buried.

Ceausescu ruled Romania for 25 years with an iron fist before being ousted and executed during the 1989 anti-communist revolt.

Some Romanians doubt that the Ceausescu were really buried in the Ghencea military cemetery in west Bucharest – including the couple’s children. (AP)

19/07/2010

histoires de deuil


Il y a des histoires vraies qui sont plus touchantes que d’autres ; ces histoires où on sent le chagrin de l’autre à fleur de peau, où une vibrante transmission se produit et on renoue avec nos propres chagrins, avec des deuils, des pertes.

Ce matin, la nouvelle de la mort de Remus, le chat cher compagnon depuis vingt ans d’une bonne amie, m’est parvenue sur le répondeur. Une voix éteinte, en larmes, me laissait savoir : ‘I have to tell you before I see you again that Remus had to go. I had to put him to sleep this morning…’, et des mots sur la maladie, la vieillesse, la fragilité de ce fidèle ami qui jusqu’au dernier souffle n’a cessé d’être présent, affectueux. À l’autre bout du fil, au creux du silence, je m’approchais de Lois comme pour la protéger du pire – je dois dire que la dame amie a elle aussi un certain âge ; 77 ans n’est pas rien. Je lui parlais à ma façon, je lui disais encore comme une semaine auparavant que nos morts sont des revenants, que ceux qui nous sont chers ne partent jamais. Des mots prononcés il y a quelques jours, et qui m’effrayent aujourd’hui, comme s’ils avaient une force prémonitoire et savaient quelque chose sur un événement qui allait se produire. Des mots donc. Et le « réel » dont parlent les avant-gardes littéraires, cette dimension d’ombre lié à l’inconscient, au rêve, à la destruction, qui est souterraine à la réalité.. Cette part de mystérieux qu’on porte chacun et qui trouve d’étranges façons de nous faire signe, de s’exprimer.

Toujours ce matin, je me demande ce qu’il en est d’un autre chat, jaune celui-là et jeune, qui m’a longuement appelée et aurait tant voulu me tenir compagnie un soir récemment sur la véranda de la maison de campagne où j’étais. Comment ne pas y voir des fils en suspense, des points de suspension, de l’inconnu ? Et faire des analogies, qui me prendront peut-être un moment à intégrer dans un tissu de sens. En vérité, ce qui me fascine dans cet événement – sans ignorer la douleur de la perte – c’est la liberté d’imaginer autour de l’imprévu, les possibles qui animent le on ne sait pas, ce à quoi on tente de prêter voix, et interprétation et explication ; l’envie, la nécessite de construire un récit afin de mieux comprendre... C’est un peu comme écrire un roman, quand grâce à l’écriture, à la pensée, on croit parvenir à saisir toujours autrement les mystères du monde. Car, à quoi sert la littérature sinon à nous donner l’occasion de mesurer des possibles et des possibilités, à imaginer des situations ?

Autrement, la perte de Lois, qui est un peu la mienne à travers l’amitié, me rend vivants des deuils, et surtout le chagrin d’un deuil récent. Un an passe vite et on s’aperçoit que le point brûlant de l’émotivité ne part pas, ni ne s’estompe. Un mot, un regard, un souvenir ravive l’absence. Elle pleure, je pleure, on pleure. Cela fait un an, je me souviens encore, je lisais Barthes, Journal de deuil, et j’apprenais alors que ce  texte fut issu de brèves phrases inscrites sur trois cents cartes. De ces phrases, me reviennent certaines, la dernière, troublante dans sa simplicité : « il y a des matinées tristes ». De même, l’idée du besoin de l’écriture : il me fallait écrire ce livre sur « mam », sur la photographie ou sur autre chose, disait Barthes ; il fallait inscrire « mam » dans une histoire, ce besoin « peut-être parce qu’elle n’était pas écrivain et que son seul souvenir dépendait de moi ». Dette de filiation et d’écriture à laquelle Barthes est demeuré fidèle.


Aujourd’hui encore, je me rappelle la fête des morts. Pendant de longues années, le 1 novembre, j’accompagnais ma famille au cimetière fleurir les tombes des proches. On marchait lentement, silencieusement, en pleine nature, dans un espace sacré ; on se rappelait nos morts, et eux, ils nous appelaient. Ce jour particulier, là, dehors, sous la pluie souvent – car le ciel pleurait – on me faisait croire que la frontière entre les morts et les vivants disparaissait, les portes s’ouvraient, et pour un instant, l’ici et l’au-delà n’avait plus de sens. Je croyais encore aux miracles.

Depuis, j’ai connu des deuils importants de mes très proches, et la fête des morts arrive pour moi aussi en juillet. Je me dis que c’est pour ne pas oublier un autre deuil, la fête des juifs... Ainsi est-il que d’un an à l’autre, de juillet à novembre et de novembre à juillet, je n’oublie pas mes revenants... Mais cela est une autre histoire.  

16/07/2010

professeurs de désespoir

« Nous devenons schizos, mes amis. Dans le quotidien, nous tenons les uns aux autres, suivons l’actualité avec inquiétude, faisons tout ce qui est en notre pouvoir pour préserver et renforcer les liens. En tant que lecteurs ou spectateurs, au contraire, nous encensons les chantres du néant, prônons une sexualité exhibitionniste ou stérile, et écoutons en boucle la litanie des turpitudes humaines. À quoi est dû cet écart grandissant, à l’orée du XXIe siècle, entre ce que nous avons envie de vivre (solidarité-générosité-démocratie) et ce que nous avons envie de consommer comme culture (transgression-violence-solitude-désespoir) ? ». C’est dans ces mots que Nancy Huston s’adresse aux lecteurs sur la quatrième de couverture de son essai Professeurs de désespoir (2004), et c’est peut-être cette adresse directe, paradoxale, qui me fit m’embarquer dans la lecture de ce livre.



Professeurs de désespoir, qu’est-ce que cela voudrait bien dire ? Dans l'« entrée en matière », on découvre brièvement le contenu de l’essai : il s’agit de tenter de comprendre la vision du monde de certains auteurs « négativistes », qui se divisent en trois générations : adultes pendant la Seconde Guerre mondiale - Samuel Beckett (1906-1989) et Emile Cioran (1911-1995) ; enfants, adolescents pendant la guerre – Imre Kertész (né en 1929), Thomas Bernhard (1931-1989) et Milan Kundera (né en 1929) ; nés après la guerre – Elfride Jelinek (née en 1946), Sarah Kane (1971-1999), Christine Angot (née en 1959) et Linda Lê (née en 1966). Il est aussi question de parler de la vie et de la pensée de celui qui représente le « père spirituel » de la plupart de ces écrivains : Arthur Schopenhauer. De passage, sont évoqués les écrits et le parcours de deux écrivains non nihilistes, Charlotte Delbo (1913-1985) et Jean Améry (1912-1975).

Voici un livre pavé de presque quatre cents pages, sobre et sombre, et je me plais à dire aussi, tellement lucide quant aux hypocrisies, lâchetés et cruautés de l’espèce humaine et de « la république des lettres ». Certains pourraient me demander pourquoi m’arrêter et lire un livre assombri, peu lumineux, par ces journées d’été illuminées de rires et de soleil… Mettons que cet essai m’apporte quelque chose sur une aire géographique à laquelle je suis attachée, l’Europe, et sur l’ère temporelle contemporaine, avec tout ce qu’elle a d’arbitraire ou d’incomplet dans la suite du XXe siècle. C’est une galerie de portraits qui animent mes heures de vacances d’une question intéressante : pourquoi écrire ? quel pouvoir à l’écriture ? ou encore quels liens entre la misère humaine et la beauté esthétique ? Questions trop sérieuses, trop éloignées des tasses de thé, des glaces ou des bavardages des jours d’été, mais questions auxquelles on échappe mal lorsqu’on se retrouve devant un texte qui tente de saisir pourquoi le message de tel ou tel écrivain exerce sur l’Europe contemporaine une certaine fascination, un pouvoir, ou au contraire, de l’horripilation, de l’horreur, et donc, l’autre revers du pouvoir. Enfin, d’où et comment vient le succès ? Comment certains s’installent bien sur les divers piédestaux dont dispose le monde des lettres, pour rester ou pas ?...

Une chose est claire, je l’avais comprise chez Proust en écrivant ma thèse : l’art, et peut-être surtout la littérature, est un refus du monde tel qu’il est, l’expression d’un manque ou d’un mal-être. Ceux qui sont bien dans leur peau, amoureux de la vie en général et satisfaits de la leur en particulier, n’ont aucun besoin d’inventer un univers parallèle par le truchement des mots. Cette révélation, je la retrouve souvent sous différentes facettes, et cette fois, avec Nancy Huston je la relis encore dans sa complexe simplicité : ce n’est que dans la vie qu’on avance dans un seul sens « en avant », de l’enfance à la vieillesse, sur la ligne du temps chronologique ; dans la littérature, des chemins multiples, en zig zag, sont possibles, pas en un sens unique, mais en plusieurs, en avant et an arrière, des lignes croisées, rhizomatiques. Et on a besoin de ce monde parallèle qui est la littérature afin de mieux comprendre le réel. Si dans la réalité, des gens se plaisent, prennent du plaisir à dire les choses en noir et blanc, la littérature en revanche, offre l’alternative de la nuance. C’est cet univers des nuances, nuancé et nuançable, qui me fascine dans des textes littéraires – pas des récits qui peignent la vie en rose, car quel intérêt ?, mais ceux qui donnent à penser, qui donnent à vivre une multiplicité de vies, de situations…

Cette multiplicité de vies, de visages et d’identités d’écriture compte pour N. Huston. Elle s'y attache pour rédiger un texte émouvant, un dialogue troublant, Tombeau de Romain Gary (1995), à la mémoire de celui qui reste depuis longtemps pour elle une sorte d’esprit tutélaire ; Romain Gary, juif, polyglotte, partout en exil, qui sut comme aucun Français parler de la langue, de la France, de l’appartenance à une culture, de la condition de l’exilé ; avec humour et grâce inoubliables.


Et s’il s’agit d’humour, qu’on se rappelle ici la blague du caméléon, la préférée de R. Gary. Cette blague dans toute la splendeur de ses contradictions ne cessa de le faire rire, de lui donner des forces : le caméléon, on le met sur du tissu bleu, il devient bleu. On le met sur du vert, il devient vert. On le met sur du rouge, il devient rouge.  On le met sur un plaid écossais, il devient fou. Moi, disait Gary - après avoir égrené les racines culturelles et nationales multiples formant le plaid écossais sur lequel sa mère l’avait posé -, « si je n’avais pas été schizophrène par cette expérience, c’est grâce à la création littéraire ». Voire.

Avis aux professeurs de désespoir…

11/07/2010

la promesse... des villes


Les villes, comme la vie, ont leurs secrets. À Montréal pour quelques jours lors d’un colloque, je me sentais portée par un certain mystère, j’y découvrais pour la première fois une ambiance nouvelle, quelque chose d’informulé, d’émouvant et d’étrangement troublant. Montréal, dans son mystère, m’envoyait des signes familiers : la lumière sur des façades, la langue des passants, le va-et-vient des grandes avenues, ou encore des terrasses souriantes, des librairies accueillantes, surtout celle qui s’appelle Olivieri, des cinémas d’auteur… Montréal donc me révélait étrangement un peu des villes de mon enfance, de mon adolescence : Cluj, Budapest, Brasov, plus tard,  Paris. Dans des élans d’imagination, au creux des souvenirs, je me trouvais loin et proche de ce lieu qu’on nomme chez soi. Je ne pouvais guère me douter que je venais de ressentir l’étreinte d’une promesse : que le temps, l’espace, des voix, des regards, étaient en moi… Oui, j’ai reconnu : un bout de la vérité de la Recherche de Proust était là, m’apparaissait avec évidence. Comment ? Pourquoi ?

La librairie Olivieri, Montréal

Un autre jour, sur Bloor Street à Toronto, j’ai cru comprendre d’autres secrets sur les villes et les hommes, et cette banalité : chaque ville est unique, il ne vaut pas la peine de comparer (Montréal et Toronto), me fit mieux accepter que ce qui compte après tout est le merveilleux. Chaque ville son merveilleux, tant qu’on ne cesse d’être émerveillé par le nom d’une rue, d’un bâtiment, l’odeur d’un quartier, l’affiche d’un spectacle. Un autre jour encore, à la bibliothèque, je suis tombée sur un joli passage où Romain Gary adulte fait part de son désir de merveilleux lors de ses différentes errances :

« Je n’ai jamais cessé d’être hanté par le pressentiment d’un secret merveilleux et j’ai toujours marché sur la terre avec l’impression de passer à côté d’un trésor enfoui. Lorsque j’erre parfois sur les collines de San Francisco, Nob Hill, Russian Hill, Telegraph Hill, peu de gens soupçonnent que ce monsieur aux cheveux grisonnants est à la recherche d’un Sésame, ouvre-toi, que son sourire désabusé cache la nostalgie du maître-mot, qu’il croit au mystère, à un sens caché, à une formule, à une clé ; je fouille longuement le ciel et la terre, j’interroge, j’appelle et j’attends. Je sais naturellement dissimuler tout cela sous un air courtois et distant : je suis devenu prudent, je feins l’adulte, mais, secrètement, je guette toujours le scarabée d’or, et j’attends qu’un oiseau se pose sur mon épaule, pour me parler d’une voix humaine et me révéler enfin le pourquoi et le comment ». (La promesse de l’aube, 1960, p. 114)

Posons alors ceci : la littérature nous est précieuse quand elle s'avère capable de penser les réalités les plus contradictoires, et capable de contradictions indépassables, c'est-à-dire toutes celles que la logique ne peut pas penser. L'enjeu de la littérature ne serait donc pas de résoudre ces paradoxes en finissant par faire disparaître l'écriture derrière sa fin, mais de les écrire dans leurs mouvements vivants : fracas, heurt, explosion, délire, équilibre précaire, ligne de faille, négociation, solitude, reprise.
Et plus un écrivain serait grand, plus il serait capable de penser le plus grand nombre de contradictions possibles du plus grand nombre de manières possibles. On pourrait le montrer facilement avec Proust : il veut penser le temps, le retrouver, et en même temps l'abolir, penser plutôt l'espace, toute sa vie comme un vaste labyrinthe immobile, éternel ; il s'attache aux sensations et à la mémoire involontaires, seules vérités dignes d'être retrouvées, et ne s'attache qu'à l'idée, à l'essence - essence de Combray, essence de l'amour, essence du faubourg Saint-Germain ; il cherche des télescopes pour penser les lois objectives des mondes sociaux, amoureux, sensibles, artistiques, et il ne pense qu'à son salut - comment se mettre enfin au travail, où trouver la « vraie vie », ... promesse de la pensée souple et de la plume vive.