31/12/2010

2011 : voeux et musique

Bonne nouvelle voix pour bonne nouvelle année ! 

julian schnabel à AGO

Jusqu’au 2 janvier, the Art Gallery of Ontario (AGO) expose une cinquantaine d’œuvres de l’artiste américain Julian Schnabel dans un projet intitulé Art et film. Comment le cinéma inspire-t-il le travail du peintre ? C’est autour de cette question que se compose l’exposition qui réunit des tableaux de dimensions imposantes de l'artiste, des projections vidéo, des affiches de film et des installations qui ont servi sur le plateau de tournage.

À la sortie de l’ascenseur au cinquième étage d'AGO, on traverse le seuil d’un espace qui nous aspire par sa grandeur : le plafond haut, une grande pièce ouverte et lumineuse où le regard se disperse sur des tableaux immenses. Pour ceux qui le souhaitent, à côté de chaque toile est inscrit un numéro de téléphone qu’on peut appeler pour avoir les explications de l’artiste sur le travail de création. Pour les autres, plus libres et rêveurs, simplement regarder, marcher, s’arrêter et revenir parfois un peu, pourraient suffire pour faire naître une idée, une émotion ou une pensée.

Devant la première toile, j’ai fait l’expérience de l’appel téléphonique et ce fut assez unique d’entendre la voix claire et précise de l’auteur révéler des détails sur la réalisation de l'oeuvre. Cette toile donc, représentant un écrivain, fut réalisée pour Roman Polanski, ami de Schnabel, pour servir au film The Ghost Writer. Par la suite, l'artiste fit une deuxième version de ce tableau en appliquant une tache de peinture blanche au milieu. Cela pour tenter de donner une autre dimension à la représentation, pour mettre du relief et du mouvement. Inscrire aussi deux temporalités : le moment de la création et le retouche.

Dans toutes les toiles exposées, Schnabel privilégie la technique du travail en deux temps : réaliser un tableau et après lui appliquer une ligne, barrer un visage, jeter une tache, laver la couleur pour créer l’image de l’eau, de l’océan. C’est à travers ce montage inédit que l’artiste pense les bifurcations entre peinture et films. Rappelons que Schnabel est le directeur du Scaphandre et le Papillon (2006), Avant la nuit (2000), Basquiat (1996), et en 2010, d’une production sur une histoire israélo-palestinienne, Miral, qui fut présentée à la Mostra de Venise en septembre dernier. La superposition de plateaux, comme dirait Deleuze, crée bel et bien une impression d’image-mouvement. Par le rapprochement entre peinture et film, l’espace est « narrativisé » ; il ouvre sur un récit, sur la possibilité d’un conte à raconter, d’un monde à venir ou à construire par la pensée. Et c’est frappant, car dans cette « dynamique de l’entre-deux » pour reprendre Daniel Sibony, où on pendule entre statique et mouvant, entre mobile et immobile, surgit l’impression saillante qu’il existe plusieurs mo(n)des de l’art : image, narration, pellicule ou mur de sens…

"Surfer"

Et on le sait, dans toute œuvre réussie – ce qui est le cas de Schnabel, à mon avis – la référentialité est transgressée ; par un miraculeux déplacement se révèle alors l’inépuisable myriade de possibles non encore donnés ou vus. De fait, les toiles géantes de Julian Schnabel nous invitent à une aventure déroutante de découverte transversale de relations inattendues entre réalité et imaginaire, entre réel, image et mouvement. Par des mises en images des idées déjà travaillées dans des films ou par des portraits d’amis comme Andy Warhol ou Marlon Brando ou Bosquiat, Schnabel inscrit dans la durée des rencontres et des événements. Il rend aussi hommage à des artistes-amis qui comptent pour lui et tente de comprendre encore et autrement quelque chose de passionnant dans la rencontre féconde du film et de la peinture.

C'est à cette sortie que nous convie AGO pour faire le passage vers 2011...


       "Andy Warhol"

"Marlon Brando"

28/12/2010

black swan

Il y a des films qui nous font peur et nous secouent les certitudes ; des films dont on voudrait encore une scène, une dernière, qui bouleverse la fin tragique. J’aurais voulu que Black Swan (2010) continue, que les derniers mots prononcés par la prima ballerina Nina (Natalie Portman), aient la force d’une magie pour qu’elle puisse rester en vie. ‘I felt it. Perfect. I was perfect’, dit-elle pour rendre l’âme après une performance exquise dans le double rôle de white et black swan en une mise en scène originale du Lac des Cygnes au Ballet National de New York.

Le film transmet avec une violente vibration la passion du travail d’artiste, les sacrifices auxquels une ballerine de haut niveau est soumise, les défis de faire partie d’un groupe où la compétitivité et les envies sont règles du jeu. Des coulisses au jour du grand spectacle, du rapport mère-fille à celui entre deux ballerines rivales, Black Swan se construit d’emblée sur des contrastes : la partie de lumière et d’ombre de l’être humain, l’amour et la haine, la pureté virginale et la sensualité diabolique, le désir de perfection et la destruction. Au fond, la vie et la mort.


Très vite, on s’aperçoit que la voie du succès est parsemée d’obstacles, de rudes épreuves et de persévérance qui font sortir des montres : la ballerine sombre dans des hallucinations, elle développe une éruption sur l’épaule d’où elle croit voir pousser des plumes noires ; elle quitte l’adolescence prude et puérile en passant une nuit d’orgies dans une boîte de nuit, ce qui lui révèle l’extase du sexe avec des hommes et avec sa maligne collègue ballerine, Lily (Mila Kunis). Cette dernière, rongée de jalousie, s’immisce dans l’existence de Nina pour la miner, pour la faire exploser, ce qu’elle réussit au bout du compte, et qui constitue la fin grandiose et tragique de la performance et du film.

Lors d’une bataille en coulisse entre les deux rivales, le soir de la première, le miroir se brise. Nina croit avoir poignardé Lily avec un bout de ce miroir. Le délire vrille dans son corps et dans sa tête : et non, Nina s'est tuée elle-même. Avec une énergie folle, cette dernière parvient à magnifiquement terminer le troisième acte du Lac des Cygnes mais la tache rouge qui grandit sur sa robe immaculée nous dit que c’est fini. Elle va mourir. Dans la mort, Nina rejoindra le cygne noir et blanc mais la dette est infinie ; elle paye avec la vie l’ovation de la salle qui se lève pour l’applaudir. Par ailleurs, le film entier est une métaphore de la recherche de la perfection et du sacrifice. Le chemin dévorant d’un accomplissement suprême.

Le film fait aussi figure de conte de fée : les sons, les lumières, les costumes et les décors prêtent à rêver. On est témoin d’une histoire qui prend vie dans le corps et les mouvements gracieux d’une ballerine et de plusieurs figurantes qui dansent et volent sur une musique divine. Autrement, des scènes inattendues, des gestes tordus, des voix issues du délire, tout cela est censé nous effrayer, donner à la production un air de thriller et une tension psychologique en crescendo, surtout dans les relations ambivalentes mère-fille, directeur de compagnie-ballerine.

Dans son essai Le corps et sa danse (1995), Daniel Sibony montre avec finesse les liens que la danse tisse avec l’autre, que cela soit le public, le corps ou l’inconscient : « La danse cherche le geste pour se donner les mots de passe », lorsqu’on est « cloué devant l’impossible ». Cette danse est la preuve qu’il y a du mouvement et donc de la vie et du lien possible, de l’ouverture sur autre chose que le visible. Pourtant, dans l’histoire du Lac des Cygnes et dans le film Black Swan, c’est le tragique qui domine. Le pathos maintient en haleine, lorsque le mélange de larmes et d’extase donnent à penser le corps dansant, pensant, jouissant, délirant… Au coeur de tout cela, se fait sentir la force de la rencontre, comme dit Sibony : avec la partie sombre de soi-même, avec l'autre, avec la vie en ce qu’elle a de beau, de bon et de méchant.

20/12/2010

susan collett : artiste plasticienne

Toronto sous la neige existe au ralenti. Elle devient soudain la ville de la lenteur. Et c’est bon et doux et nouveau de rencontrer autrement cet espace où d’habitude tout se déroule à une vitesse intimidante. Les pas dans la neige encore poudreuse, je joue à imaginer que dans des foyers au coin du feu, dans des ateliers d’artistes, la vie et le travail se poursuivent. Des heures et des minutes s’écoulent mais rien de mal en tout cela, car on le sait : des rituels, des gestes et des mouvements quotidiens donnent de l’essence et du sens à l’existence.

Une création qui interroge les sens du monde environnant, je l’ai vue clair dans le studio de l’artiste plasticienne Susan Collett. Le studio donc, lieu mystérieux, porte l’empreinte de l’artiste, une présence attachante par sa simplicité. Et ce ne fut pas rien de l’entendre parler d'art, de son désir de penser la vie en mouvement, de son travail sur la lumière et l’ombre, sur les limites de l’extérieur et de l’intérieur, sur les espaces qui tiennent et qui sont troués. Et aussi, de palper les tensions entre la fragilité et la solidité, entre ce qui passe et ce qui reste...


oeuvres de Susan Collett (voir son site web)

Collett travaille l’argile et le cuivre, la porcelaine et l’acier. Elle fait aussi des gravures et monte des installations. Les choix des matériaux, ainsi que les thèmes des expositions semblent intégrer le rapport entre forces et médiums opposés : le liquide et le solide, l’eau et la matière, les éléments de la nature, la clôture et l’ouverture, l’ancien et le moderne. Des titres de séries comme : Impluvium (terme latin qui indique un large bassin situé dans le sol de l’atrium de la maison romaine, destiné à collecter les eaux de pluie), Labyrinthe, Tapis volant en sont la preuve.

Un aspect qui retient d’abord mon regard est le travail avec la lumière et le mouvement. D’une part, les formes spiralées et ondoyantes que l’artiste crée donnent à penser le jeu entre la stabilité et la possibilité de tourner autour d’un axe ; l’immobilité et la fuite, le point et la spirale. Ces formes qui font figure de vases à fleurs ou de coquillages géants, sont ouvertes vers le haut ; elles tendent vers le ciel, vers le soleil, s’ouvrent à la lumière. D’autre part, la pleine lumière et l’ombre en tandem donnent de la présence à ces œuvres construites de matière pleine et avec des perforations. Les rayons d'air et de lumière percent l’argile ou la porcelaine, éclatent la surface lisse et l’ouvrent à d’autres horizons et interprétations.

Chez Collett, entre le ludique et la pensée, se glisse la métaphore filée qui dit l’impossibilité de retenir la lumière ou l’eau ou l’air ; une interrogation sur la nature glissante des éléments, car, on le voit, c’est incongru de poser/imposer des frontières, délimiter des milieux, des matières. La transgression paraît inhérente. Pour sa part, l’artiste reconnaît vouloir explorer les différents plateaux de l’existence humaine (life’s layers) et l'obsession de l'homme à (re)tenir trop, tentative éternellement vouée à l’échec. Mais cette épreuve est aussi salvatrice, car catalyseur du recommencement, donc de l'envie de travailler et de chercher par-delà le rituel répétitif d’un Sisyphe.

Bref, les créations de Susan Collett sont porteuses d'une grâce et d'une beauté. Dans des explorations de la nature ou dans des formes abstraites, c’est une certaine sensibilité de l’approche et de la réalisation qui retient le regard. Ainsi est-il promis que je reviendrai vers ces ouvres qui sont merveilleusement présentées sur le site web de l’artiste

19/12/2010

christmas music...

Maybe you had yesterday’s Globe and Mail in your hands and already read the Arts section article: “Schmeck the Halls! How Jewish Songwriters Created Christmas”.

Surprise! “Earlier this month, the American Society of Composers, Authors and Publishers released its annual survey of the 10 most-played Christmas songs. Jews wrote half of them: White Christmas, The Christmas Song, Winter Wonderland, The Most Wonderful Time of the Year and I’ll Be Home for Christmas”.

photo Globe and Mail

Maybe you've already known – I haven’t – that Christmas in its secular halo as we feel it in stores and malls in North America needed people from other traditions, including Jewish songwriters, to make it what it is. 

18/12/2010

au collège de france

Au Collège de France, institution fondée en 1530 par François Ier, les professeurs sont tenus d’enseigner « le savoir en train de se faire ». Plus loin, sur le site web, est inscrit ce mot de Maurice Merleau-Ponty, qui y enseigna : « Ce que ce Collège de France, depuis sa fondation, est chargé de donner à ses auditeurs, ce ne sont pas des vérités acquises, c’est l’idée d’une recherche libre ».

Je crois que ces mots m’ont conduite à regarder de plus près, à chercher, à tenter de déchiffrer comment cela se met en place. Ainsi, je suis tombée sur la leçon inaugurale que l’artiste plasticien Anselm Kiefer prononça le 2 décembre dernier comme titulaire de la chaire anuelle de création artistique. Son allocution intitulée L’art survivra à ses ruines, esquissa les axes du cours et séminaire que l’artiste donnera au Collège de France à partir du 10 janvier 2011 jusqu’à la fin avril. À la croisée de l’art et de la poésie qui l’ont toujours nourri, Kiefer s’attache à penser cette question sans cesse présente pour tout créateur : « Qu’est-ce l’art ? ». Ce faisant, il propose d’explorer la notion de commencement et de questionner celle de progrès.

« Ma langue est l’allemand ». Ces premiers mots de Kiefer pour commencer son discours, évoquent dans mon esprit la figure de l’étranger. De sa voix émerge une parole étrange et étrangère à elle-même, ni allemande, ni française, mais dont j’attends une révélation, une ouverture de sens ; j’attends peut-être que cette parole de carrefour, entre deux langues et deux espaces, fasse de la lumière sur la venue à l’œuvre, sur la représentation du réel, sur ce qui n’est jamais là où on le croit, où on le veut. En l’écoutant, je suis attentive à ce dire qui me paraît ne pas être enraciné dans aucun langage théorique, grégaire, stéréotypé : dans les battements du français greffé, j’entends l’homme qui laisse voir ses hésitations dans le travail d’artiste, ses oscillations quand il s’agit de choisir le thème d’un tableau, sa peur de perdre le désir de travailler, et ses angoisses quand il approche une œuvre depuis longtemps laissée de côté dans son atelier. Cela donne à palper quelque chose des forces et des faiblesses de l’être humain, du créateur en particulier, et en dit long que l’entre-deux selon Sibony, est précieux, fécond.

Je puis me dire ici qu’il y un lieu commun entre les troubles, les désirs et les bonheurs de l’artiste et de l’écrivain. La réflexion de Kiefer rappelle la Leçon inaugurale de Roland Barthes (7 janvier 1977), qui à son tour tente de saisir le travail de création dans une autre forme d’art, la littérature. Le souci et l’intérêt de Barthes vont au langage comme objet d’une sémiologie littéraire, c’est dire au discours qui échappe au grégaire et à la fatalité du pouvoir grâce au recours incessant au texte ; ce texte qui pousse toujours ailleurs, loin des topoi clichés de la société ; ce discours même parvient à inscrire le mouvement passionnel, le désir et le déclic de l’imaginaire. C’est en faisant un lien entre la littérature et l’enseignement, les deux ayant la capacité de tricher la langue, de la transformer en théâtre vivant, que Barthes tente de faire passer son intention de tenir un discours au Collège de France sans l’imposer. Il remet ainsi en question « la méthode », en ajoutant que ce qui est oppressif sont les formes. Chemin faisant, il plaide pour « écrire la fragmentation » et pour « penser la digression », comme manières de subvertir « la méthode ». Barthes tient la part du jeu, de la poche d’air que donnent les allées et venues entre le désir de l’intellectuel, de l’écrivain, et la censure des institutions de pouvoir, l’université y incluse. Et dans ce cadre, c’est bel et bien la littérature qui dispose des moyens de tricher la langue. Dans cette tricherie, dans cette esquive à « pratiquer la langue hors pouvoir », il est possible de catalyser des forces de liberté par le « travail de déplacement » que l’écrivain opère sur les mots. La littérature parvient à mettre en pratique un lieu différent de parole, qui n’est pas la langue de tout le monde – où Barthes entrevoit une certaine éthique du langage littéraire – mais qui permet surtout l’apprentissage simultané de plusieurs langues françaises ou autres. Encore une fois, le désir devient essentiel, car dit un mot barthesien : « autant de langues qu’il y a des désirs ».



Un autre aspect qui mérite que je m’attarde un peu c’est le rapport que Roland Barthes fait entre les sciences et la littérature. Cette dernière l’emporte, car toutes les sciences sont présentes dans la discipline littéraire : l’histoire, l’anthropologie, l’économie… La littérature fait tourner les savoirs de manière indirecte et le mot indirect est important. L’exemple de Robinson Crusoé, qui passe de la nature à la culture en est révélateur. Par ailleurs, la littérature sait sur les choses autrement que les savoirs, et c’est là sa force et sa pérennité.

Plus loin, dans ce contexte d’éloge de la langue qui fait littérature et du désir et du fantasme comme apanages de l’imaginaire, je me retrouve pourtant intriguée par cette pensée de Barthes qui en 1977 prédit que la psychanalyse, tout comme la théologie, science autrefois souveraine, « va mourir ». Pourquoi ? Car, dit-il, « le désir est plus fort que son interprétation ». On est d’accord que les sciences humaines sont des sciences de l’imprévision, ce qui donne certes leur liberté de jeu et de mouvement. En outre, au lieu de croire à la disparition de la psychanalyse, j’ajouterais qu’aussi longtemps qu’il y aura désir, il y aura aussi possibilité et besoin de l’interpréter. Pour reprendre différemment une ligne ci-dessus : autant d’interprétations qu’il y a des désirs ; et même plus…

Mais revenons encore un instant à Anselm Kiefer. Le pouvoir d’interprétation occupe une place majeure dans son travail de création. Le tableau évolue chaque jour en tandem avec ce qui change dans sa façon de percevoir le réel, dans ses humeurs, dans ses découvertes ou savoirs. L’artiste ne se retient de reconnaître sa difficulté, sa « gêne » d’affronter les mots quand il s’agit de parler d’art ; et de parler en public. Kiefer a du mal à dire ce qu’il fait avant de l’avoir fait, comme si la mise en parole était menaçante ; comme si elle pouvait mettre en danger ce qui devait advenir. Superstition ou précaution, ce qui compte est l’appréhension des différences entre deux mediums de l’art : le mot et la couleur ; la plume et le pinceau. Anselm Kiefer est de ces artistes qui se promènent entre la peinture et la poésie, entre la littérature et l’art ; l’une est salvatrice quand l’autre est en panne. Quand l’inspiration d’un tableau se fige, « je me mets à la machine à écrire et j’écris quelque chose », dit-il. Ainsi donc, les mots écrits plutôt que ceux parlés soutiennent et offrent du secours.

oeuvre de Anselm Kiefer

A mes yeux, le cheminement imprévisible et passionnant entre littérature et peinture porte quelque chose de l’oscillation éternelle de toute œuvre d’art entre sa perte et sa renaissance. « L’art n’est jamais là ou on l’attend », dit Kiefer, et Barthes de même. Ce qui est fascinant dans le rapprochement d’un artiste peintre et d’un écrivain penseur est la perspective d’une ouverture de lumière, d’éclaircissement sur des questions de création, de présence inédite à la langue et au monde ; d’envie de voler plus haut dans ses pensées, dans ses idées et de pouvoir partager ce désir. C’est là, dirait-on, l’espoir d’une recherche libre.

17/12/2010

maharaja : la splendeur de l'Inde

Je ne faisais par vraiment la différence entre maharaja (great king en hindou) et raja (prince) avant de visiter la grandiose exposition Maharaja : The Splendour of India’s Royal Courts, qui est ouverte à Art Gallery of Ontario jusqu’au 3 avril prochain. Désormais, il m’est clair que le régime britannique qui occupa deux tiers de l’Inde (le territoire de l’Inde d’aujourd’hui, du Pakistan et Bangladesh) entre 1856 et 1947, éleva au rang de maharajas, un certain nombre de princes des plus des 600 états princiers qui existaient dans cette région au XVIIIe siècle.


Maharaja : The Spendour of India's Royal Courts

L’exposition est extra-ordinaire (littéralement) pour deux raisons : d’abord, par la dimension des objets exposés qui occupent cinq salles immenses du musée : des éléphants en métal et lacets, des tableaux sur un mur entier, un chariot royal tout en argent ou la Rolls-Royce Phantom des années trente faite sous commande pour sa majesté Thakore Sahib Dharmendrasinhji Lakhajiraj de Rajkot ; et ensuite, par la richesse des bijoux en diamants, jade, or et argent, bijoux qui dans les années vingt étaient commandés chez Cartier en France. Puis, le glamour des vêtements d’hommes et de femmes nous retient le regard. La mode masculine et féminine est en évolution ; petit à petit, elle perd ses décorations orientales pour se parer de l'élégance sobre de l'Occident. Et il est surprenant de voir les saris se moderniser, se simplifier si vite, en une dizaine d’année seulement au début du vingtième siècle.

Procession du Maharaja à Delhi en 1920

Les deux premières salles du musée consacrées à la vie royale au XVIIIe et début du XIXe avant l’arrivée des Britanniques, sont attirantes par les tableaux qui représentent des processions publiques des seigneurs, par les projections vidéos de célébrations où les voix de la foule semblent marquer la joie du moment, les éléphants sont des présences vivantes ; s'ajoutent les couleurs stridentes des vêtements des rois et des participants, les décorations des lieux, tout est fait pour rendre l’ambiance de fête et la singularité de l’événement.

Les dernières salles, tout aussi grandioses, sont consacrées à l’Inde moderne – the Crown of Britain – celle qui se transforme rapidement, se modernise sous le régime britannique. On observe qu’avec la colonisation s’ouvre la possibilité de voyager à Londres et en Europe, la mode masculine intègre le smoking, les femmes portent des soieries simples et légèrement brodées. Les quelques photographies de femmes de Man Ray et Cecil Beaton prises dans les années vingt sont splendides. Elles montrent la touche britannique sur des visages et corps orientaux. La pose, la coiffure et le maquillage des modèles disent l'Occident en Orient. Par-delà la fixation de l’image, dans le mélange porteur d'oriental et d'occidental, la beauté a l’air vivante ; elle est universelle. 


Plus loin, des représentations des pièces royales, des chambres à coucher, des salles de bain, des meubles modernes portent l’empreinte du luxe. L’opulence habite les êtres, les objets et les lieux.

La Rolls-Royce Phantom

À la sortie de l’exposition, la Rolls-Royce Phantom attire les regards et remplit l’espace d’une lumière orange, chaleureuse. Les visiteurs l’entourent tel un bijou. Être là dans le silence suspendu du musée, je ne pus m’empêcher de penser à la grandeur d’un passé qui nous oblige à mettre en perspective notre présent. Et j’aime croire que voir et revoir le mode de vie d’hier nous aide à mieux apprécier ou critiquer le monde où nous vivons aujourd’hui. C’est peut-être là que se joue quelque chose de l’intention des dirigeants de AGO de faire découvrir pour la première fois au Canada, l’héritage d’une communauté ethnique qu’on ne connaît pas toujours (voir l’article de Globe and Mail). 

15/12/2010

éloge de la lecture et de la fiction

Le 7 décembre à Stockholm, l’écrivain Mario Varga Llosa prononça en espagnol son discours de réception du Prix Nobel de littérature 2010, allocution intitulée : Éloge de la lecture et de la fiction. D’une voix émue et pleine, LLosa nous fait traverser son devenir écrivain, il parle des livres qui ont compté pour lui, des écrivains qui ont marqué son enfance, des grands auteurs de la littérature universelle dont les Français Balzac, Baudelaire et Proust occupent une place essentielle. Il y a surtout Flaubert, qui lui a inspiré la persévérance et le travail minutieux du style – c’est à cet auteur que Llosa dédie particulièrement le prix. S’y ajoute bien entendu la littérature innovante et vivace du Pérou qui n’a cessé de nourrir son goût de la littérature. Des écrivains comme : Borges, Octavio Paz, Coltázar, García Márquez, Fuentes, Rulfo demeurent toujours présents.

Plus loin, la figure de « la ville » participe à la singularité de l’imaginaire de LLosa. Paris, Londres, Barcelone et Madrid, Washington et New York restent des lieux de cœur, des espaces de rencontres, d’amitiés, d’illusions perdues et retrouvées. Ce sont des métaphores en acte qui abritent des histoires, témoignent de personnages, deviennent espaces vivants qui grouillent de voix, d’hommes et de femmes qui nous font voir quelque chose de l’ambiance d’un quartier, d’un jour ou d’une époque. « Citoyen du monde », comme il se sent, Llosa ne s’est jamais éloigné du Pérou qui reste la matrice de son être : « Le Pérou, je le porte dans mes entrailles parce que j’y suis né, que j’y ai grandi et m’y suis formé, et que j’ai vécu là ces expériences d’enfance et de jeunesse qui ont modelé ma personnalité, forgé ma vocation, et parce que c’est là que j’ai aimé, haï, joui, souffert et rêvé ».

On ne peut rester indifférent à un certain air commun des discours du Nobel de littérature. Les écrivains remontent à l’origine, au pays natal, pour parler de leur cheminement d’écriture. Ils rendent hommage à leurs prédécesseurs, aux proches, à la famille et à la fois, convoquent les grands défis de notre temps : immigration, analphabétisme, famine, guerre, totalitarisme, censure… En 2008, Le Clézio intitulait son discours Dans la forêt des paradoxes et parlait entre autres, de la position paradoxale de l’écrivain qui souhaite « changer le monde » et qui, depuis son milieu privilégié de happy few, ne parvient souvent qu’à dire dans l’espoir que ses mots se feront acte. L’écrivain voudrait par-dessus tout que ses mots, ses interventions et ses rêves interviennent dans la réalité, changent les esprits et les cœurs, ouvrent un monde meilleur. Son souhait rime avec l’espoir que tôt ou tard, ses paroles seront entendues et qu’elles feront bouger des impasses de toutes sortes. 

Pour Le Clézio, il y a cette question toujours présente : « Pourquoi écrit-on ? ». Elle traverse son œuvre et son existence, c’est sa manière d’aborder la place et l’implication de l’écrivain dans la société, son choix de faire l’éloge de la pensée, comme il le dit : « Si l’on écrit, cela veut dire que l’on n’agit pas. Que l’on se sent en difficulté devant la réalité, que l’on choisit un autre moyen de réaction, une autre façon de communiquer, une distance, un temps de réflexion ». Prendre du recul donc, trouver la distance juste pour dire le monde, voilà ce qui en dit long sur l’art unique de l’écrivain à saisir « quelque chose de simple, de vrai, qui n’existe que dans le langage ». 


Après tout, c'est le langage surtout qui fait le cœur et l’essence de l’écriture. Dans son discours, Varga Llosa nous transmet ce même message de confiance dans le pouvoir des mots, dans leur magie qui pourrait contribuer « à diminuer la violence, non à en finir avec elle. Parce que la nôtre sera toujours, heureusement, une histoire inachevée. C’est pourquoi nous devons continuer à rêver, à lire et à écrire, ce qui est la façon la plus efficace que nous ayons trouvée de soulager notre condition périssable, de triompher de l’usure du temps et de rendre possible l’impossible ».

12/12/2010

studies in motion

Eadweard Muybridge was born in Kingston-upon-Thames, England, in 1830 but made a name for himself in San Francisco; first as a landscape photographer, later as the man who studied locomotion in animals and human beings. He has been often hailed as the father of the moving image, of motion picture and animation.

Studies in Motion written by Kevin Kerr is an Electric Company Theatre production presented by Canadian Stage in Toronto until December 18. It explores how the words of art and science collide and mingle placing the historical figure of Muybridge at the center of this interplay. Considered as one of the “fathers of modern-day cinema”, Muybridge’s work and idea of placing several cameras to shoot motions like walking, jumping and dancing, had significant implications in the worlds of photography, visual arts, film and science.


The questions of how art and science relate to and inform each other are particularly resonant in the play successfully staged by Kim Collier. The plot is inspired by Muybridge’s photographic investigations into animal locomotion, which he began in the early 1870s and continued through the mid-1880s. His photographs accumulate in exhaustive catalogues of movement and gradually become charged with a sense of beauty, humour and even madness. A blend of fact and fiction, a fusion of text and projected imagery, the story seems to be a revelation in our attempt to understand one basic question: how do I walk? How do I go on? What is motion?

                                              scene from the play


After all, Studies in Motion is a story about a revolution in perception and the ensuing challenges of our grasping of reality and the human and animal condition. 

08/12/2010

todorov : les abus de la mémoire

En exergue de son livre Les abus de la mémoire (2004), Todorov cite Jacques Le Goff : « La mémoire ne cherche à sauver le passé que pour servir au présent et à l'avenir. Faisons en sorte que la mémoire collective serve à la libération et non à l'asservissement des hommes  ». Ce livre qui pense la pratique officielle et privée du souvenir est intéressant car il appelle à la vigilance. 



Le souvenir du passé ne doit pas être replié sur lui-même mais autoriser à agir dans le présent. Derrière l’obsession du culte de la mémoire ces dernières années en France et en Europe, telle qu’on peut la voir dans l’inauguration de musées, dans l’instauration de journées spéciales dédiées à une cause, à une personne célèbre, à un drame, ou encore dans les récents procès pour crimes contre l’humanité, il ne faut pas se tromper sur la finalité de cette mémoire. Ce qui compte, souligne Todorov, ce n’est bien évidemment pas le culte de la mémoire pour la mémoire (qui n’a aucune légitimité en soi), mais les motivations de ces appels à la mémoire.

Et là, Todorov s’en prend à la bonne conscience de ceux qui se détournent du présent, ainsi qu’à la compétition des victimes dans l’échelle des horreurs. Pour lui, il n’y a pas de singularité superlative d’un fait qui le rendrait incomparable et supérieur aux autres. Au contraire, s’il faut tirer un enseignement du passé, c’est de la comparaison (qui n’est ni équivalence, ni identité), de la mise en relation avec d’autres faits. Comme l’écrit Proust à propos de la mémoire : « On ne profite d’aucune leçon, parce qu’on ne sait pas descendre jusqu’au général et qu’on se figure toujours se trouver en présence d’une expérience qui n’a pas de précédents dans le passé » (À la recherche du temps perdu).


Privilégier un type de mémoire contre un autre ne sert à rien. Tout comme répéter mécaniquement « il ne faut pas oublier » n’a aucun impact sur les tortures, les tensions dans des communautés ethniques, bref sur les barbaries qui se produisent aujourd’hui.
 À la mémoire littérale qui s’en tient à l’événement considéré comme indépassable, Todorov oppose, en s’y ralliant, la mémoire exemplaire qui replace l’événement particulier dans une catégorie générale. La première soumet en effet le présent au passé, tandis que la seconde permet de se servir du passé dans le présent, à titre de comparaison et d’illustration. Or, le présent est déterminant dans le bon usage de la mémoire.

Car une chose évidente, mais bonne à rappeler, est que le devoir de mémoire est celui des descendants. Il s’applique en premier lieu à ceux qui n’ont pas été les témoins ou victimes directes de l’événement qu’il s’agit de préserver de l’oubli. Les victimes, elles, ont peut-être dû, au contraire, faire le chemin inverse, à savoir échapper à la mémoire et lui survivre. Todorov rappelle ainsi l’exemple de Jorge Semprun qui, dans L’Ecriture ou la vie, raconte comment, à un moment donné, l’oubli l’a guéri de son expérience concentrationnaire. Comment comprendre un passé clos sur lui-même ? Comment, alors que le besoin accru du devoir de mémoire est lié au besoin d’identité collective dans une époque où les identités traditionnelles se perdent, ne pas sentir la nécessité d’une mémoire exemplaire ? La réponse de Todorov est claire : la mémoire doit rester vivante.

« La vie a perdu contre la mort, mais la mémoire gagne dans son combat contre le néant » (p. 16), dit Tzvetan Todorov à propos du Mémorial des déportés juifs en France.

05/12/2010

Mozart at Tafelmusik

Tafelmusik is a highly professional group of musicians that perform at Trinity-St. Paul’s Centre in Toronto. 


The evening of December 4, the concert Mozart and Hayden, a successful performance, was also the occasion to take a glimpse at the facsimile edition of the manuscript of the Concerto no. 12 for fortepiano that Mozart wrote at age 9.



Composed a year after settling in Vienna, the A-Major Piano Concerto is the first of the great series of 15 piano concertos Mozart composed in the 1780s.

On December 1782, the young boy wrote to his father:

“I must write in the greatest haste, as it is already half past five and I have asked some people to come here at six to play a little music. I have so much to do these days that often I do not know weather I am on my head or on my heels. The whole morning until two o’clock, is spent giving lessons. Then we eat. After this meal I must give my poor stomach an hour for digestion. The evening is therefore the only time I have for composing and of that I can never be sure, as I am often asked to perform at concerts. These concertos are a happy medium between what is too easy and too difficult; they are very brilliant, pleasing to the ear, and natural, without being vapid. There are also passages here and there from which connoisseurs alone can derive satisfaction; but these passages are written in such a way that the less discriminating cannot fail to be pleased, though without knowing why”.

Despite his busy schedule, Mozart had finished the remaining two concertos a few weeks later. 

Interesting note! It makes me feel less lonely. Between what is “too easy and too difficult” in Mozart’s words, I get to see that I am not the only one to go though hectic days, especially these weeks at the end of the year, the end of the school term. That’s how I come to think that music and teaching are about sharing and being here, there and everywhere. They are about going through easy and difficult challenges that sooner or later along the line entail satisfaction. And sometimes, it’s true, this satisfaction comes “without knowing why” and how..

02/12/2010

2 décembre 1980

Il y a juste trente ans, Romain Gary mit fin à ses jours. L’émission La Grande Librairie et le documentaire Infrarouge sur France 2 diffusés aujourd’hui parlent de l’écrivain, de ses livres, de ses multiples vies..
C'est l'histoire belle et triste du petit garçon Roman Kacew né à Vilnius en 1914, de parents juifs. La mère est actrice de théâtre et le père fourreur qui, très tôt, les quitte pour fonder une autre famille. «Je suis le fils d'un homme qui m'a laissé toute ma vie en état de manque», écrit Gary dans Pseudo. Un sentiment d'abandon et de peur ne quittera jamais l'écrivain.
Arrivé à Nice, en 1928 avec sa mère, Roman devient Romain. Mina, la mère adorée, mise tout sur son fils. Il aura la gloire dont elle fut privée: «Tu seras Casanova, Guynemer, d'Annunzio». C'est elle qui trouve son nom de plume, Gary, qui signifie «Brûle !» en russe. Pendant la guerre, Gary se bat pour la France libre et reçoit la médaille de la Résistance. Il mène ensuite une double carrière de diplomate et d'écrivain.
En 1956, il obtient le prix Goncourt pour Les Racines du ciel. Gaulliste fervent, Romain Gary se rebelle contre son époque, ses textes fustigent les avant-gardes ; la critique lui fait payer en l'ignorant. Pour continuer, il change de style, invente un pseudonyme, Émile Ajar, et le fait incarner par son petit-cousin Paul Pavlowitch. Cela prend, et Gros-Câlin (1974) est un succès. Un an plus tard, La Vie devant soi est consacré par le Goncourt. 
Jean Seberg et Romain Gary
Il est connu qu'aucun auteur n'a le droit de recevoir deux fois le Goncourt. Ajar entre en scène lorsque Gary en sort. Il a beau jouer des tours, changer d’allure et de compagnes, il n'est plus qu'une ombre. Son mariage avec l'actrice Jean Seberg se déchire. Gary refuse d'avouer qu'il est Ajar. Il a peur de passer pour un traître. Impossible de se débarrasser d'Ajar, le personnage qu'il créa l'étouffe, le poursuit, lui prend la vie. Ne lui reste plus que le suicide : le 2 décembre 1980, Gary se tire une balle dans la bouche, un an après la mort de Jean Seberg. 


** L'exposition Romain Gary bas les masques au Musée des Lettres et Manuscrits à Paris, du 3 décembre au 20 février 2011, rend hommage à "l'un des écrivains les plus marquants et les plus énigmatiques du XXe siècle".