24/05/2010

le 24 mai, jour férié


Le 24 mai, jour férié au Canada, je n’ai jamais vraiment cherché le sens précis de cette journée. ‘Victoria Day’, marqué sur le calendrier comme ‘civic holiday’, allait de soi : le jour d’anniversaire de la Reine Victoria of the United Kingdom, qui fut réellement née au jour de 24 mai 1819. Pourtant, il y a d’autres choses intéressantes qui tiennent à cette journée. À part les activités festives qui remontent au XIXe siècle – compétitions sportives, parades, pique-niques, feux d’artifices – je découvre que le 24 mai est une célébration du monarque en général, reine ou roi, et que cette date fut changée plusieurs fois depuis 1901 (l’année du décès de la Reine Victoria), ayant été célébrée aussi en juin. Aujourd’hui, ce serait donc la fête de la Reine Elisabeth II (dont le vrai anniversaire est le 21 juin), le nom de ‘Victoria Day’ rappelant cette pratique festive que chaque province canadienne commença à célébrer à sa manière même avant la Confédération.
 Toronto Downtown View from Robarts Library

Autrement, cette journée est surtout une célébration de l’été, un avant-goût des vacances, de la lenteur. Pour certains, c’est l’ouverture de la ‘cottage season’, comme on dit, un week-end long où Toronto est quasi déserte, joliment endormie sous un soleil généreux, offerte à ceux qui… restent. Par des journées pareilles, je me réjouis de découvrir que la grande ville s’habille aussi de ce visage : moins pressé, espacé, lumineux dans ses menues ruelles ou sur des vastes trottoirs. Et il fait bon marcher, flâner, longer les heures à vélo, chercher l’ombre sur un banc. Lui aussi, le campus de University de Toronto est à son jour de fête, mais sans fêtards : il prend son temps. Des parfums de lilas et les tilleuls fleuris se sentent plus fort aujourd’hui, comme si le va-et-vient du quotidien retenait quelque chose de leur souffle, de leur saveur.

Ailleurs dans le monde, en Europe, le 24 mai est la fête de la Pentecôte, et aussi long week-end de départ en vacances, sur la côte, en France, par exemple. Sur ce contient, aux États-Unis, toujours au mois de mai, le dernier week-end, le 31, c’est  ‘Memorial Day’ commémoration des soldats disparus sur des champs de bataille.

Et dans le journal Le Monde d’hier, en ton avec ce week-end prolongé – vacances, campagne, plein air - on parlait du projet « nature capitale », qui vite s’avéra un grand succès populaire. Pour deux jours, l’avenue des Champs-Elysées à Paris s’est transformée en un immense jardin, spectacle bucolique des jeunes agriculteurs rendus à Paris pour défendre la diversité de leur profession, inventivité par ce temps de crise. Clin d’œil aussi à ce que peut faire œuvre d’art : pourquoi pas ? Une parcelle de champ de blé, un bout de potager, un carré de canne à sucre, tous les départements de la France y sont représentés. Et voici comment la campagne se rend à la grande ville, sous le chapeau d’un projet qui se veut sérieux  ou créatif, non moins ludique et divertissant, pour ceux qui... restent. Car la plupart de la grande ville, selon l’habitude, cherche la campagne là où elle se donne comme plage, camping, détente en plein air.
 Nature Capitale - Champs Elysées

On voit comment, une sorte d’immersion dans le corps de la nature au sens large – la mer, les arbres, les champs, les éléments – se donne vivante, vit en réalité ou en spectacle, en Amérique, en Europe. Cela porte le nom que l’on connaît : long week-end ou « week-end prolongé ». 
Vive le beau temps !

23/05/2010

slow ou fast ? tendances...


Le dernier hors-série du Courrier international est attirant, intéressant par le sujet, ainsi que le format : « Slow ou fast. 100 tendances pour 2011 » se présente comme un petit livre de textes brefs avec des images drôles ou réalistes, qui posent la question : de quoi sera fait demain ? De mille nouveautés qui apparaissent chaque jour sur la surface du globe, certaines sérieuses, graves, d’autres futiles. Demain donc, nous serons plus solidaires (slow), nous ferons une pause pour briser les derniers tabous, changer de lieu, respirer, inventer des inédits… Demain enfin, le monde ira trop vite (fast) et nous serons connectés, branchés, toujours joignables, éternellement nomades.

Le Courrier international repère des tendances, reprend des articles dans la presse internationale. En voici un qui parle de livres. La Republica, à Rome, titre : « Le slow book part en guerre contre le best-seller ». Et tant mieux ! C’est d’Italie qu’était parti le mouvement “slow food” militant contre la bouffe et l’idéologie gastronomique du fast-food (l’homogénéisation), pour redonner du temps au goût et du goût au temps. C’est encore d’Italie qu’émerge le mouvement “slow book” qui part cette fois en guerre pacifique contre la culture du “best seller”. Slowbook farm est une librairie en ligne qui se donne pour mission de vendre des livres invendus, ou si peu, mais qui valent d’être sauvés.
Ainsi, Slowbook Farm entend relancer les petites et moyennes maisons d’édition de qualité. Le choix des titres mis en vente est établi par un jury de passionnés de lettres (écrivains, critiques, artistes…) qui défend un classement qualitatif, souhaitant de mettre en avant des livres n’ayant ni reçu de prix, ni vendu des millions. Le label “slow-book”, clin d’oeil aux lecteurs attentionnés, fait rêver de la lenteur, peut-être aussi du farniente des Journées de lecture de Proust…
enfant lisant

« Qui ne se souvient comme moi de ces lectures faites au temps de vacances, qu’on allait chercher successivement dans toutes celles des heures du jour qui étaient assez paisibles et assez inviolables pour pouvoir leur donner asile. Le matin, en rentrant du parc, quand tout le monde était parti faire une promenade, je me glissait dans la salle à manger, où, jusqu’à l’heure encore lointaine du déjeuner, personne n’entrait que la vieille Félicie relativement silencieuse, et où je n’aurais pour compagnons très respectueux de la lecture, que les assiettes peintes accrochées au mur, le calendrier dont la feuille de la veille avait été fraîchement arrachée, la pendule et le feu qui parlent sans demander qu’on leur réponde et dont les doux propos vides de sens ne viennent pas, comme les paroles des hommes, en substituer un différent à celui des mots que vous lisez » (Journées de lecture, Fata Morgana 2006, p. 10).
Illiers-Combray, fenêtre de la chambre où logeait Marcel Proust

L’ambiance de campagne idéalisée chez Proust, lieu de silence et de lecture paisible, semble loin de nos salons littéraires urbains, modernes, tels que les décrit The Sunday Times à Londres, où « des jeunes intellos branchés désireux d’allier la passion des livres et le goût du Martini » s’affairent à.. draguer. Cela peut être intéressant aussi, pourquoi pas ? Ces Book Club Boutiques sont, entre autres, des occasions de rendez-vous de musiciens, de romanciers et de poètes. 


Si au XIXe siècle, les salons littéraires étaient des endroits où des gens se rencontraient pour échanger des idées, pour être vus, aujourd'hui c’est pour s’afficher comme amis sur Facebook et échanger des numéros de téléphone, des e-mails. Entre slow ou fast, chacun sa tendance...

18/05/2010

"if we were birds" by Erin Shields - du théâtre canadien


Hier, je n’aurais pas voulu quitter la salle de théâtre à la fin de la pièce If We Were Birds. Je serais restée encore là clouée au siège à contempler la scène vide, à ranger mes pensées et feindre de chercher encore des réponses : l’imaginaire de cette jeune femme dramaturge, Erin Shields, d’où vient-il ? Et où veut-il s’envoler ? Qu’est-ce qu’on tente de faire passer, de transmettre ?
…la violence contre les femmes, le viol, des cris de douleur et de rage, de la colère, de la vengeance ; ou du sang, et la passion, et la mort…

Tarragon Theatre, Toronto

L’espace chaleureux, assez petit de Tarragon Theatre – on l’appelle ‘the main space’ – n’a pas suffi pour me mettre à l’aise pendant l’heure et demie du spectacle en un seul acte. Un sentiment de frayeur, une sorte de révolte, avait collé à moi. J’essayais de me consoler en me disant que je n’étais peut-être pas la seule en cet état. Etais-je en train de vivre un débordement du moi hors de ses frontières subjectives habituelles ?

Et sur la scène ? Erin Shields donne à voir « une lumière noire ouverte aux voix », comme dirait Celan. Oui, elle prête voix à un chœur de femmes qui connurent la viol-ence à différentes époques, dans des espaces géographiques éloignés. Ce sont des fantômes, birds, des oiseaux maudits par les dieux, qui ne cessent de crier leur peine et la malédiction et la lourdeur des ailes. Leurs cris se lèvent à la place de celles qui dans l’Histoire ont fait bâtir des villes sur leurs corps mutilés. Erin Shields parle pour des femmes ; elle avoue s’intéresser à des sujets qui concernent la violence et le viol.

Ovide

Pour cette pièce en particulier, elle puise son imagination dans la mythologie grecque. C’est une sorte de patchwork qu’elle tisse à partir d’une des Métamorphoses d’Ovide : Thereus, Procne and Philomela. S’y ajoutent des clins d’œil à Shakespeare et son Titus Andronicus, des échos de cruauté des guerres au Rwanda, en Afrique du Sud, dans l’Europe nazie. Au creux de la grande histoire se love la petite histoire : hypocrisie du couple, du mariage, brutalité, dégradation de l’amour. Dans le va-et-vient entre mythologie antique et réalité contemporaine, se donne à voir une constance des douleurs et les bonheurs et les abjections des êtres qui nous sommes. La frontière de l’humain et de l’animal est poreuse ; le dionysien et l’apollinien forment une ligne d’horizon rougeâtre où s’inscrivent en sang les plaies du corps et du cœur des femmes en pleurs. Reste ici la pensée que du passé au présent, l’homme est pareil dans son essence, il fait fi du temps, de l’âge, de la couleur de peau.

La pièce est mise en scène par Alan Dilworth, qui travailla avec une bonne équipe d’acteurs, actrices plutôt, car à part Thereus et le roi d’Athènes, les personnages sont féminins. La simplicité du décor est révélatrice et contribue à nourrir le suspense, à mettre en lumière les voix, les gestes, les ombres des visages. Une table, deux longs morceaux de tissu, une chaise, voici tout le soutien décoratif du jeu d’acteurs. Ceux-ci parviennent à rendre vibrante l’existence des personnages, ils arrivent à nous les faire transmettre, et ils le font avec précision, dans des voix claires, limpides, criardes ou chouchotantes. Le message passe et nous dépasse jusqu’aux tripes, au point où je fus prise dans la toile d’araignée d’un ailleurs menaçant, téléportée dans l’inconnu, dépossédée du doux quotidien et forcée à penser. À fouiller dans les tiroirs de la mémoire, toucher un point de sensibilité autrement endormi.

Et j’eus de ces peurs vertes à des yeux grands ouverts ; me sont revenues à l’improviste des faits divers grotesques du journal de vingt heures : des femmes qui étouffent des enfants, les mettent au congélateur, ou pire, le servent sur un plat froid. Quelle horreur !

La pièce se termine sur des notes aigues, pointues comme des couteaux : ‘Revenge’! crient les deux sœurs trahies, mutilées par l’homme ; le mari de l’aînée. Elles font alliance autour du plan sordide de faire tuer l’enfant du couple ; la mère folle, affolée pour de vrai, finira par tuer le bébé, ‘an extension of my body, of my leg, of my arm’, lorsque le père deviendra la tombe de son propre enfant. Une fin apothéose tragique, des cris à remplir les cieux et les cœurs des spectateurs, des hurlements contre la médisance des dieux mythiques, ceux qui transformèrent ces corps humains en oiseaux.

La boucle est bouclée : désormais les personnages sont des oiseaux, mais paradoxalement, ce n’est pas pour prendre du répit, pour trouver un soulagement à la souffrance ; c’est pour habiter autrement sa destinée, survoler le monde dans son mal et son bien, sans pouvoir s’en débarrasser.

Ainsi est-il que le ‘if we were birds’ du titre de la pièce, devenu ‘we were birds’, signifie une impossibilité, un barrage de liberté, un interdit de légèreté. Si d’habitude, l’oiseau vole librement, symbole d’espoir, chez Erin Shields, il tient dans son corps, dans son vol alourdi, le poids meurtri de notre être humain.

J’aurais envie de poursuivre, de savoir davantage pourquoi écrire, pourquoi jouer à la création des mondes parallèles, pourquoi remonter le fil du temps en amont, en aval, et croire avec Alice que ‘through the looking-glass’, il existe du possible ? Écrire, poser sa voix, jouer des rôles, s’autoriser à parler en langues, inventer des êtres pour les habiter : nouveaux moi qui sont autant des mondes. Encore pourquoi ? Pour que l’art, sous ses formes d’écriture et de théâtre, ne cesse de nous porter et trans-porter… 

17/05/2010

Mao's Last Dancer


The movie Mao’s Last Dancer of the Australian director Bruce Beresford is a story of passion, determination and love, presented at the Toronto Film Festival in September 2009. It is the story of Li Cunxin, born in 1961 in a small mountain village in the province of Qingdao, China, who became one of the best ballet dancers in the world. The sixth of seven sons of a peasant family, he grew up worshipping Mao Zedong before leaving for the United States on a cultural exchange.


In the seventies, a delegation from the Beijing Dance Academy arrived at the village school to recruit suitable boys to learn ballet and serve in the Chairmain Mao’s revolution. At age 11, Li leaves his family to go to Beijing. So starts an amazing challenging journey of work and life experiences; follow seven years of learning and harsh practice from 5 a.m. to 9 p.m., training and incredible determination to succeed. 

During the Mao’s regime, Li is among the first dancers to be allowed to travel to America. Ben Stevenson, one of the world’s most respected choreographers and teachers, Artistic Director of the Houston Ballet selects him through a cultural exchange. Very quickly, his exceptional talent amazes the public, colleagues and teachers.

Li Cunxin

In a dramatic defection, Li finds himself locked up in the Chinese Consulate in Houston. This creates a standoff between the Chinese and the American governments. In twenty-four hours, he is a free man, but prohibited to return and see his family in China. He somehow puts up with the idea and follows his career in America, dancing with the Houston Ballet for many years, traveling along the United States as a guest star. 

Finally, his parents are allowed to travel and come and see him in Houston. Their meeting on stage after a successful performance makes a powerful touching scene. Soon, afterwards, Li is able to return home for a visit. He takes this trip with his new wife, the ballerina Mary McKendry, an Australian born woman that he met in London. Since 1995, the couple lives in Melbourne with their three children.

The movie Mao’s Last Dancer is based on the autobiography of Li Cunxin that hit the top of Australia’s best sellers list and spread around the world. The book and the film are reflections on life and consistent work, stories of success and sacrifice, insights on cultural codes and what it takes to follow up one’s passion. They tackle success and everything that lies beyond: effort, pain, resilience, perseverance and vision.

Li’s life journey reminds me of Malcolm Gladwell’s Outliers and  the “10.000 hour rule”. The ballet dancer is the living proof that success is impossible without integrity and training and sweat. Otherwise, through the movie, I am still thinking of what it means to be attached to one's family, to the origin and native roots: “When I dance, I dance for them [his parents]", says Li. What cultural values does one carry on? How are we marked by where we come from? 
Ultimately, I come to think that Nietzsche’s words: “become who you are” also mean do not forget where you come from…

15/05/2010

Proust, du temps perdu au temps retrouvé


Le Musée des Lettres et Manuscrits, fondé par Gérard Lhéritier en 2004 à Paris, ouvre ses portes le 15 avril 2010 dans un nouveau local, au 222 du boulevard Saint-Germain, sur une exposition consacrée à l’écrivain Marcel Proust (1871-1922), dont la vie tout entière fut placée sous le signe de l’œuvre gigantesque À la recherche du temps perdu

Marcel Proust 

À cette occasion (l'exposition dure jusqu'au 29 août), sont présentés 160 documents : des lettres inédites qui ne figurent pas dans la Correspondance de Proust réunie par l’américain Philip Kolb – entreprise impressionnante en 21 volumes et 10.000 pages rassemblant 5000 lettres de l’écrivain (éditée en France chez Plon) ; des manuscrits et dessins de l’auteur, ainsi que des photos rares, issues des collections privées du biographe de Proust, André Maurois, et de la nièce de l’auteur, Suzy Mante-Proust.

Clin d’oeil à cette réflexion sur l'art dans Le Temps retrouvé: « par l’art seulement nous pouvons sortir de nous, savoir ce que voit un autre de cet univers qui n’est pas le même que le nôtre, et dont les paysages nous seraient restés aussi inconnus que ceux qu’il peut y avoir dans la lune » (TR 432).

12/05/2010

el secreto de sus ojos


Le film El secreto de sus ojos du cinéaste argentin Juan José Campanella est une réalisation palimpseste impeccablement ficelée : thriller psychologique, drame, mélodrame, histoire d’amour. C’est un divertissement de qualité, avec des personnages passionnants, qui décline le thème de la vérité inscrite dans le regard avec une grande finesse. Ce film eut l’Oscar du meilleur film étranger cette année, il trimpha du Ruban Blanc  de Michael Haneke et du Prophète de Jacques Audiard.

Ricardo Darin & Pablo Rago

Nous sommes en 1974 en Argentine, une jeune institutrice de 23 ans est violée et sauvagement assassinée. En 1999, l’employé de justice qui fut chargé de l’enquête, désormais à la retraite, tente de faire face à ses pensées obsessionnelles sur le cas et se propose d’écrire un roman sur cette affaire sordide. La figure de l’écrivain (le talentueux acteur argentin Ricardo Darin) est touchante, car c’est à travers elle que se donnent à penser les limites de l’acte d’écrire, la quête éperdue du mot juste, l’immense et douloureux patchwork d’images, éclats fugitifs d’existence et de fantasme, qui tissent la toile d’araignée d’une histoire. Il s’agit d’une double histoire : la sienne et celle de l’autre, de la jeune fille, comme si écrire devenait subrepticement pour l’écrivain l’occasion de revisiter sa propre existence, de lui donner du sens, d’y entrer à rebours. Dans le film, les interstices entre passé et présent, entre désir de justice et contraintes d’un système politique corrompu (1974 est aussi l’année de la mort du général Perón), entre impossibilité de la parole et envie du partage, s’enchaînent avec subtilité, au ralenti, on dirait pour accentuer la le drame du cas investigué et nourrir le suspense psychologique, émotionnel.



Par-delà la trame narrative, qui donne l’impression de l’action, du thriller, le récit du film tisse un mystère que seuls les yeux transmettent, et qu’il faut pouvoir et surtout, savoir décrypter. Le film communique aussi le marasme existentiel contemporain, il transmet le sentiment de l’abandon et de la solitude ; l’impuissance face à un système de justice implacable, devant l’inhumanité de l’homme, devant la parole. 



Autrement, à l’écran, la double posture de témoignage de l’écrivain : celle de l’observateur investi du pouvoir d’introspection, et celle de l’acteur, dans le sens d’agir, de déchiffrer un cas réel, de chercher le coupable, nous fait réfléchir à ce que c’est qu’écrire aujourd’hui. Maints écrivains se penchent sur l’actualité, sur des faits divers, et tentent de « témoigner de ce qu’il y a de l’autre côté de [leur] petit monde », pour reprendre Emmanuel Carrère dans un entretien récent de Nouvelles littératures françaises. Qui ne dirait encore que « l’anecdote de la réalité » nourrit largement le cinéma et la littérature ? Et ceux-ci à leur tour élargissent cette réalité, ou la rendent opaque, lui prêtent voix et la réinventent. Songez à D’autres vies que la mienne de Carrère, ou au roman à venir de Régis Jauffret consacré à l’effroyable affaire Fritzl. Au fond, passant de l’imaginaire au réel, les artistes d’aujourd’hui témoignent qu’ils sont contemporains de leur époque, qu’ils sont marqués par des événements : ils ne peuvent ni les contourner, ni les transformer de manière radicale. Ils donnent à penser, créent du sens et influencent des perceptions. Et peut-être, à l’instar d’un point toujours fuyant, il reste malgré tout cette question : comment se servir du drame ou du bonheur de quelqu’un ou d’une époque pour faire quelque chose qui n’en est plus seulement un et qui devient du cinéma, de la littérature ?

09/05/2010

king Tut


L’exposition “The Golden King and the Great Pharos” à AGO (Art Gallery of Ontario) de Toronto devait fermer ses portes à la fin avril, mais elle restera encore ouverte jusqu’au 21 mai. “King Tut still pulls the public in, but not quite like 1979”, titrait le Globe and Mail. L’expo continue d’attirer des milliers de gens, les statistiques parlent de 400.000 visiteurs, pourtant moins que les 600.000 qui avaient visité la première exposition de Toronto en 1979.

King's Tut Statue

Qu’est-ce qui allait m’attendre derrière le grand portail où la visite commence ? Déjà, sur un grand écran, on projetait un documentaire sur l’Égypte Antique, et soudain, les portes s’ouvrirènt sur les pyramides, le sable à perte de vue, la ligne de l’horizon rougeâtre. Le simulacre était presque parfait. Il y avait de tout pour faire croire qu’on marchait dans la Vallée des Rois, qu’on remontait le fil du temps et du Nil, pour être ailleurs. Les lumières artificielles elles-mêmes rendaient quelque chose du soleil oriental. Un site de trompe l’oeil, mais vraisemblable malgré tout.

Je crois avoir saisi la poétique de cet espace, une sorte de palimpseste d’images, d’objets, de bribes d’histoire et de vie quotidienne d’une époque avant notre ère. Je suis à la recherche de symboles de l’Antiquité mais à la fois, touchée d’un air de reconnaissance à la vue de ces bijoux, d’une chaise ou d’une paire de sandalettes, tellement modernes. “Le territoire” de l’exposition m’apparaît comme un seuil entre deux mondes : ancien et moderne, lointain et proche, une moisaïque mystérieuse et enivrante. J’imagine une biographie pour chaque statue devant laquelle je m’arrête, j’en ai des dizaines, petits fragments de vie, éclats fugitifs d’existence, itinéraires, parcours de combatants, à commencer avec celle de King Tut qui tisse autour d’elle un immense patchwork.

Tutankhamen, souvent abrégé King Tut, un pharaon égyptien de la 18e dynastie tardive en Égypte, dont on croit qu’il avait vécu au 14e siècle avant notre ère, mourut mystérieusement à l’âge de 18 ou 19 ans. Sa tombe, découverte en 1922 par l’archéologue britannique Howard Carter, représente depuis la mémoire vivante d’une partie intéressante de l’histoire antique.


Art Gallery of Toronto (AGO)

Visiter cette expo donne à penser à la transmission de la mémoire, aux traces qu’une culture et civilisation inscrivent sur le vaste parchemin du temps et de l’histoire.

Être là, parmi ces visiteurs de AGO, toucher des yeux l’univers de King Tut a fait vibrer en moi l’espoir ému que l’art demeure preuve vivante d’une existence, topographie intime et sociale. L’art, tel les livres, fait parler, penser et maintient le devenir 
vif de nos vies… dans leurs fragments même.