28/09/2010

go bus


Je ne vous recommande pas de prendre le Go Bus. Un voyage de Peterborough à Toronto, qui d’habitude se fait en environ une heure, risque de prendre quatre heures. Si l’on croit le journal local, cela est arrivé avant-hier et il paraît qu’un voyageur a pris la plume pour raconter. A lire de menus faits divers comme celui-ci, vous penserez je crois à la colère des voyageurs, vous pourriez imaginer des réactions, des émotions, des voix mêlées ou révoltées contre le conducteur du bus. Vous pourriez aussi pousser un petit rire, un certain sourire de consolation : vous n’étiez pas dans les baskets de ces gens-là. Après tout, vous auriez peut-être une surprise : l’auteur de l’article la rend bien, et c’est cocasse. De fait, rien de ce que je viens d’énumérer ne s’est produit. Les voyageurs ont fait preuve de silence héroïque, de répression réussie du moindre sentiment négatif : personne n’a dit un mot, rien rien, aucun ne s’est révolté, nul n’a crié ou grondé qui que ce soit ; non, pour rien au monde. On vit dans un monde civilisé, quoi donc. Froid de congélateur, mutisme à couper au couteau, tout le monde s’est entendu comme il a pu avec la colère, l’a noyée au fond du cœur et s’est bien dit que de tout manière, l’instance supérieure qui joue des tours est puissante et grande et inconnue. Reste à se soumettre, à faire avec et au mieux à imaginer qu’il y aura des jours meilleurs. Et il y en aura ; pourquoi désespérer pour si peu que cela ?

Voyons donc : je crois qu’après avoir lu ce qui se dit, je voudrais rencontrer un jour celui ou celle qui eut l’inspiration et le courage de mettre sur papier une telle histoire. La personne a dû penser que l’écriture a du pouvoir, qu’en écrivant, des faits peuvent être entendus, et peut-être peuvent-ils aussi se transformer quelque peu. Cette personne a eu de l’espoir et la conviction qu’il est possible de transgresser une certaine soumission ; qu’on peut remettre en question une certaine injustice, l’injustice faite aux voyageurs qui n’ont pas pu se rendre ce jour-là chez eux ou à une destination quelconque, à temps. Aussi simple que cela. En outre, ces voyageurs paient un billet et se fient à un horaire qui est censé être respecté ; c’est le minimum qu’on puisse exiger. L’article du journal nous le fait voir aussi : avec cette compagnie de transport, des retards arrivent assez souvent ; l’histoire qu’on apprend n’est pas exception. L’exception est qu’on la lise et qu’on la voie écrite. `

 
Ce petit texte dans le journal me fait penser à deux idées que Marguerite Duras a éveillées dans mon esprit : la honte et la soumission. En relisant des extraits de ses cahiers, je suis tombée sur une citation pas évidente : « Pour empêcher la révolution, envoyez vos enfants à l’école ». L’école donc est la fabrique de la soumission, comme le travail, on dirait. Le travail est peut-être la plus grande soumission, et domestication, dit Duras. Pensons encore. On peut travailler dans l’université et avoir honte : ce travail n’est pas simplement pour gagner la vie, il y aussi une reconnaissance narcissique. Et dans l’enseignement, qu’est-ce qui passe ? Encore de la soumission. J’ai beau croire que j’arrive à faire passer par ci par là un peu d’insoumission, moi qui me suis soumise à une maîtrise, à un doctorat, à des comités, à des regards des paires… Je ne sais pas.

 
Elle est complexe, cette question de la soumission ; et elle persiste. C’est peut-être entre autres la raison pour laquelle j’ai retenu l’article du journal. Et surtout surtout par espoir que l’écriture fera de la lumière et chassera les éclairs de cet après-midi pluvieux…

26/09/2010

deuil



Dans les dernières pages de son dernier livre, Le roman infanticide : Dostoïevski, Faulkner, Camus (2010), essai sur la littérature et le deuil, Philippe Forest tente de proposer un autre mot que « deuil » dont on pourrait user pour dire la douleur de la perte, de la mort. Ainsi s’arrête-t-il sur le mot « chagrin » que Roland Barthes lie dans ses derniers textes à celui de « pitié », allant jusqu’à faire de ce terme le noyau même de toute conception de la littérature et de l’art. Dans son Journal de deuil (le titre n’est pas de lui), il note le 27 octobre 1977 : « le deuil (la dépression) est bien autre chose qu’une maladie. De quoi voudrait-on que je guérisse ? ». Puis sur la page du 5 juillet : « Proust parle de chagrin, non de deuil (mot nouveau, psychanalytique, qui défigure). Et le 29 octobre, Barthes cite une lettre de 1907 adressée par Proust à l’un de ses amis qui vient de perdre sa mère : « Soyez inerte, attendez que la force incompréhensible qui vous a brisé, vous relève un peu car vous garderez toujours quelque chose de brisé. Dites-vous cela aussi car c’est une douceur de savoir qu’on n’aimera jamais moins, qu’on ne se consolera jamais, qu’on se souviendra de plus en plus ».




Un jour ensoleillé d’octobre, les chrysanthèmes frais chez le marchand de fleurs me rappellent les cimetières ; le cimetière où l’odeur d’aubépines ou de chrysanthèmes se mêle à un silence qui laisse place à la mémoire. C’est peut-être pour cela que j’aime ce lieu singulier où la petite mémoire se donne à voir en toute simplicité. Sur une pierre, on lit : « A notre très chère mère » ou autre. Il y a un petit récit qui ne vient pas écraser la mémoire : à vous, à moi d’inventer des histoires, de reconstruire de manière fictionnelle l’existence de celle qui fut mère, femme, amante, enfant. J’aime cette liberté d’imaginer ; la mémoire est présente mais elle n’est pas la mienne. Le cimetière est aussi un lieu paradoxale : il incite à se souvenir, mais en même temps, lorsque ce ne sont pas les nôtres qui sont enterrés, nous ne nous souvenons pas trop bien de ce dont on doit se souvenir. Nous n’allons pas faire des recherches sur ces personnes. Le cimetière est un lieu de mémoire spontanée ou de plus longue durée, mais encore faut-il penser et inscrire les morts dans un livre, leur parler, les écouter ; les enterrer ailleurs que dans ce lieu qui leur est destiné et, par l’écriture, leur permettre ainsi une autre vie. Le livre se fait alors geste par lequel le trou ouvert dans la terre ne se referme pas du tout, laissant comme un espace qui bée et par lequel la communication, une conversation se laisse entretenir à jamais entre les vivants et les morts. La littérature permet d’inventer des mots, de ne cesser de réinventer, de ne pas tenir le même discours sur quelqu’un. Quand on invente et réinvente, quelque chose se passe. Le discours sur les morts revient, se transforme ; l’écriture est un peu comme le cimetière, il y a besoin de ce travail de réinvention sur le passé qui est continuel.

Depuis un moment, je me rends compte que ce qui m’intéresse en la littérature est ce rapport au passé et les rapports à la mort qu’ont les écrivains. Un texte, une œuvre d’art me permet de me souvenir de quelque chose d’essentiel : on ne sait pas pourquoi on naît, on ne sait pas pourquoi on meurt et comment le chemin entre les deux va se dérouler. On peut mourir n’importe quand, en un sens, le plus simple peut-être, la mort est la loi. Cette loi s’applique à tous. Nul n’est censé l’ignorer. Un petit enfant et le philosophe le plus érudit vivent ce moment dans la solitude, sont égaux quand il frappe. Il y aussi le paradoxe que cette sentence qui affecte chacun est presque toujours vécue sous le mode de l’imprévisible, de la douloureuse surprise. Ceux qui restent après en font ce qu’ils peuvent…

Oui, l’écriture pose la question du deuil, elle est intéressante parce qu’elle permet aussi de penser les représentations du pathos, des pathologies, les manifestations des sentiments autrement que la clinique ou la philosophie, cette dernière qui se nourrit de savoirs et entend les expliciter. J’aime l’art et la littérature parce que ce sont des espaces d’imaginaire et de parole où il est possible de rencontrer des expressions des sentiments, où il est possible de sentir l’empathie, la pitié, la honte. La littérature me tient à cœur parce qu’elle révèle sans juger – quand c’est du bon texte – des choses honteuses. Les écrivains parlent souvent depuis une place où ils ne maîtrisent pas complètement les choses, ils donnent à voir la fragilité, les faiblesses et les forces de l’humain. Le philosophe a une maîtrise du savoir, ou au moins se dit l’avoir. J’aime Flaubert pour qui : « Madame Bovary c’est moi » ; il est un peu fier, mais il dit aussi qu’il peut être une jeune fille rêveuse, idéaliste et niaiseuse.

Au fond, ce qui me plaît en la littérature c’est cet espace de liberté où il y a de la place pour tout le monde et pour beaucoup de choses, où on respecte les singularités et on n’a pas l’impression qu’on est contrait à se soumettre à telle ou telle doxa. Le texte est souvent un éclat de mémoire, un prétexte pour que la tristesse se dissémine en rire, un lieu de rencontre. Et pour moi, c’est fascinant de pouvoir rencontrer la littérature en ses rapports avec d’autres disciplines, c’est plus vivant, intéressant de voir comment ça pense et se passe ailleurs. J’aime mieux la littérature comparée que les littératures « nationales » francophones ou anglophones ou autres. Philippe Forest, avec son choix de corpus : Dostoïevski, Faulkner, Camus fait penser à différentes littératures et aux fils qui se tissent entre elles. Son essai paru dans une belle édition chez Cécile Defaut me rappelle encore qu’à une poétique de la création répond en écho « une poétique du deuil ». Forest, à la fin de son livre nous laisse « sept propositions pour une poétique du deuil », de quoi ne pas cesser de chercher, d’interroger, de tenter de faire du sens…

Voici ses propositions :
1.     Que du deuil, il n’est rien qu’on puisse dire.
2.     Que le deuil est l’une des formes de l’impossible.
3.     Qu’une poétique du deuil est nécessairement une poétique impossible.
4.     Qu’une poétique du deuil est nécessairement une poétique coupable.
5.     Que la littérature du deuil échoue forcement et que de cet échec elle tire le principe de sa perpétuelle justification.
6.     Qu’il n’y a pas de tombeau littéraire.
7.     Qu’il n’y a pas de littérature du deuil, qu’il n’y a de littérature que du deuil.

Reste à chacun de poursuivre, de suivre ou de s’arrêter…

Je crois que l’essai de Forest reste une réflexion ouverte sur la question que posait autrefois Bataille, de la relation de la littérature avec l’énigme du Mal et plus loin, sur celle de Barthes quant au rapport à l’épreuve du deuil ; des questions qui passent et reviennent mais qu’on ne dépasse jamais à jamais…

Saurai-je, pourrai-je un jour mettre mes deuils dans une parole… de chagrin, de pitié, simplement d’amour ?

23/09/2010

autocar



Oui, je sais désormais quel tournant d’existence marquent les allées et venues de Toronto à Peterborough… et l’installation pour une partie de la semaine dans une petite ville silencieuse et pittoresque de la région de Kawartha Lakes. Bien sûr, je ne sais pas encore pourquoi, je n’ai pas toutes les cartes de ma vie en main, mais il me semble que c’est bien, favorable, heureux. Sans compter le plaisir tout bête, utilitaire, d’avoir un emploi et cet autre plaisir simple de donner des cours et pouvoir contempler la rivière qui traverse le campus d’une université pas loin de Toronto, à portée des cars Grayhound, du Go Bus, de l’autoroute…

Je suis heureuse de me trouver dans ces lieux de passage. A travers mon expérience, je pense aussi aux milliers de gens qui vivent dans une ville et travaillent dans une autre, qui traversent des quartiers, des banlieues, passent une partie de leur existence dans des autos, dans des embouteillages, sous la pluie, la neige ou le soleil ; matin, après-midi ou tard le soir ; des êtres écoutant la radio, pensant, aimant. J’ai aussi découvert un texte d’Annie Leclerc, une nouvelle, « Le conducteur du 67 », qui est intégrée dans son essai Hommes et femmes (1985), une vraie petite merveille.

Une mère accompagne ses deux enfants à l’école. Le ciel est couvert, c’est une matinée d’automne… En faisant signe de la main à ses enfants, la femme regrette soudain la hâte avec laquelle ils ont avalé « le chemin de la maison à l’école ». Elle regrette d’ailleurs, de manière paradoxale, le rêve interrompu par le réveille-matin. En dirigeant ses pas vers la maison, la femme voit l’autobus 67. « Et si elle le prenait ? ». Soudain, le bus incarne pour elle l’aventure. L’envie, le choix, la volonté. L’irruption du neuf dans la routine morne des journées.

Y monter pour aller où… ? Tout juste, pour aller :

« Comment avait-elle pu en un éclat passer de sa marche morose vers la tanière des devoirs à cet embarquement irrésistible, mais tout à fait impertinent, irresponsable ? »

La femme est transformée par ce geste de liberté : « Elle se sentit grande, balayée, nettoyée. Elle se sentit aérée. La présence pouvait entrer… ».

C’est ainsi que dans l’autobus 67 qui sillonne les rues de Paris, se produit l’inespéré, l’inattendu ou plutôt le toujours-espéré et le toujours-attendu, à savoir : la présence. Le mirage. L’espace d’un instant, le conducteur et les passagers échappent au temps.

Bien sûr, c’est l’espace d’un instant seulement, car il est impossible que cela soit autrement : « à ce seuil de beauté on ne peut plus vivre. Seulement se souvenir. Savoir que cela a été ». On est dans le temps, on n’y peut rien. Il faut descendre sur terre, et cela signifie être dans le temps ; et la terre est le temps qui tourne comme les roues de l’autobus, le 67 ou le 47, qui vont quelque part, traversent la Seine et l’instant s’achève. On se réveille du rêve, on arrive à la station voulue.

Ce ne sont que les mots qui retiennent ces échappées, ces va-et-vient miraculeux, ailleurs. En les lisant, on s’en souvient, on imagine, nous aussi. Le « sens » de la vie est peut-être cela : se souvenir qu’on a vécu, sentir que le monde a été animé dans notre cœur, dans notre corps, par les êtres et les choses qui nous ont frôlés. Jusqu’à ma mort, je crois, les bus et les cars me feront penser à la première université où j’ai enseigné, à mes trajets pour retrouver les étudiants, et à l’amour, un jour lointain, d’une femme pour la liberté.

Il y a effectivement une distinction entre l’autobus et l’autocar. Dans les grandes villes, les bus relient des quartiers, transportent des jeunes ou des moins jeunes qui vont à l’université ou au marché, ou qui ont du temps à tuer. À Toronto, je ne prends pas souvent le bus mais quand cela m’arrive, je reste pantoise d’écouter parler les femmes, souvent deux femmes ou deux jeunes filles amies, ou qui ne se sont jamais vues auparavant : elles parlent pour parler, pour ne pas subir le silence et avoir l’air d’être accompagnées, pour ne pas se sentir seules. Cela se produit aussi quand la personne est au téléphone. Il arrive bien entendu qu’une autre langue que l’anglais soit parlée et alors, c’est une sorte de chansonnette, un grondement, une plainte ou un rire jaune ou joyeux. Pas toujours évident à intégrer, si en plus vous êtes fatigué. Quand c’est en anglais, j’insiste à écouter. Tout y passe : le temps, l’état du trafic… les restaurants, les études, les enfants, la musique, les misères… J’écoute ; je persiste à écouter.

L’ambiance n’est pas différente dans l’autocar, bus interurbain. Ici, il y a ceux qui mènent des conversations de quarante-cinq minutes au téléphone portable et ceux qui se bouchent les oreilles avec des écouteurs où râle une musique ahurissante dont on entend seulement la basse.

Mes propres contradictions me font rire. Mais le rire jaunit car volens, nolens, je dois continuer à rester assise dans cette ambiance que je crois observer avec dédain.

Dans le Grayhound, ce jour-là, on s’est penchées l’une vers l’autre, D. et moi, pour se parler à voix basse… À notre sens, bien entendu, la conversation était d’une importance brûlante (la dépression de V., le deuil, la lourdeur atroce des semaines de maladie)… alors que les autres passagers restaient plongés dans leur musique, ailleurs. Et même ! Même quand on parle de choses simples de la vie, de courses, de routine, de piscine, ce n’est pas pareil ! C’est un sujet qui requiert notre présence ; c’est quelque chose qui nous stimule nous bouleverse nous trouble nous angoisse… C’est littéralement inépuisable ! Et – tiens ! Tu as vu, le car fait un détour, ça doit être les travaux…  ça ne finit plus.

Après tout, qu’est-ce qui compte et qu’est-ce qui ne compte pas ? Entre les étudiants qui écoutent fort des chansons et toi et moi qui parlions de choses graves, qu’est-ce qui compte le plus ?

Je ne sais pas.

Gare aux généralités !

16/09/2010

16 septembre



C’est ce que c’est une journée. Dans le café où je prends le déjeuner, un couple assis à la table voisine parle fort de programmes de doctorat qui prennent trop de temps, sept ans au moins, et dans ce cas, c’est risqué de s’engager à un tel projet qui prendrait une bonne partie de « la vie » que ce couple entend passer autrement qu’à l’université. Les deux parlent anglais et se racontent à haute voix des projets : mortgage, house, travelling, comme s’ils voulaient que quelqu’un les entende et que leurs paroles entendues comptent un peu plus pour eux, sans doute. Dehors, la pluie continue. La discussion, le mot Ph.D., me ramène à l’époque où j’écrivais la thèse de doctorat il n’y a pas si longtemps. Aujourd’hui, ce temps me paraît lointain, assez distant et enrobé dans d’autres strates de questions, d’aventures, d’écritures. Dans le café où se mélangent la radio et le brouhaha des voix, je me demande si ce couple apprendra un jour que le doctorat n’est pas..une perte de temps.

Le 16 septembre, journée calme de pluie semble envoyer des clins d’œil pour rappeler ce temps du doctorat. La secrétaire du département d’autrefois me laisse savoir qu’une enveloppe est arrivée pour moi; donc quelqu’un qui se souvient d’A. et me fait signe comme si j’étais encore là.  

Certaines petites coïncidences m’amusent. Telles les mouettes qui me surprennent au centre-ville et j’en souris, une parole perlée ou un message inattendu m’appelle à la surprise, à une curiosité cocasse. Bonne affaire, pourvu que je me donne le temps de m’arrêter et d’écouter comme je l’ai fait aujourd’hui dans ce café. 

15/09/2010

15 septembre



Je marchais au treizième étage de la bibliothèque et trouvai, en tournant les yeux, ce petit livre de Romain Gary, Vie et mort d’Émile Ajar (1981, posthume) – et c’est ainsi que je lus sur la première page : « J’écris ces lignes à un moment où le monde, tel qu’il tourne en ce dernier quart de siècle, pose à un écrivain, avec de plus en plus d’évidence, une question mortelle pour toute forme d’expression artistique : celle de la futilité. De ce que la littérature se crut et se voulut être pendant si longtemps – une contribution à l’épanouissement de l’homme et à son progrès – il ne reste même plus l’illusion lyrique ». Romain Gary : jeu de masques, vies multiples, un deuxième Goncourt sous le pseudo d’Émile Ajar, scandale médiatique, tournures rusées, de quoi tenter de « s’expliquer ici devant la postérité », qui idéalement ferait mieux « d’accorder encore quelque importance à mes œuvres et, parmi celles-ci, aux quatre romans que j’ai écrits sous le pseudonyme d’Émile Ajar », au lieu de s’égarer dans des « futilités extérieures ». Par-delà l’onde de déception quant au pouvoir de la littérature, résonne dans la voix de Gary une façon singulière de poser la question ce qui est essentiel. Cela me ramène étrangement à mon quotidien où depuis quelques jours, la rentrée me pousse à penser à ce qui compte, à ce qui vient d’abord. Bref, l’essentiel, les priorités..

Car c’est la rentrée ; c’est parti, j’ai plongé dans la routine des cours ; occasions aussi pour affronter des pourquoi qui s’enchaînent dans la salle de classe et pas seulement : pourquoi continuer de prendre des cours de littérature ? Pourquoi pas de traduction ? Pour faire quoi ? Et le contrôle du 18 novembre pour quoi, pour combien de points ? Pour ceci, pour cela, une kyrielle de réponses que je n’ose pas toujours dire à haute voix. Dans ma tête, c’est clair, tout cela a l’air de vouloir savoir : où se joue l’essentiel et où le faire jouer, ou au moins comment laisser l’impression que c’est essentiel, que c’est utile, et pas futile. Utile, futile : jolie sonorité, pas si jolie quand il s’agit de choisir, de comparer ou de trancher. Laissons, je veux parler des visages un peu inquiets des étudiants qui semblent demander ça et là, hier ou aujourd’hui, par où prendre ce qui est essentiel. Or, c’est touchant, car dans cette ambiance un peu ambiguë, angoissante et pas tout à fait reposante, se passe une rencontre entre étudiants et enseignant. Une rencontre que j’imagine ondulée, colorée, intéressante et surtout vivante ; pleine de surprises aussi. Je me dis qu’après tout, c’est l’imprévu qui compte : on échange, on dialogue, cela passe ou passe pas ; reste l’espoir que cela passera la prochaine fois. Ce n’est pas peu.

Et dans un cours, la voix lente, hésitante, d’un homme barbu et solennel me retient. Cet homme qui parle et se présente du haut de son grand âge octogénaire, est étudiant. Il est là par amour pour la littérature, pour le bonheur de retrouver le français. Dans le silence, nous sommes complices, nous sommes là dans le présent et dans un autre temps ; l’université canadienne accueille de telles rencontres. Et cela semble presque naturel ; les étudiants écoutent, regardent et se demandent peut-être ce qu’ils seront à l’âge du monsieur. Mes pensées volent ailleurs. Pour un instant me revient la voix de la jeune Antonia Kerr, 21 ans, qui récemment sur un plateau de télévision dans une émission littéraire, parle d’un premier roman qu’elle publie, Des Fleurs pour Zoë. Texte fascinant apparemment, où le narrateur, un homme à la retraite d’une soixantaine d’années vit une aventure et une rencontre dans la campagne du Nevada. La jeune fille écrivain, du haute de ses vingt ans donc, entre dans la peau du sexagénaire et c’est réussi ; son texte envoyé par la poste est publié chez Gallimard. Etrangement, le monsieur dans la classe me rappelle Antonia comme pour montrer que dans la jeunesse et dans la vieillesse, des belles surprises sont possibles, la vie est vivante, des choses se passent et nous dépassent. C’est l’émerveillement et la surprise qui m’émeuvent. Cet imprévu porteur qui fait vibrer et qui se donne à voir dans une salle de cours, dans un livre ou dans la rue.. On dirait quelque chose pour signifier que la vie est belle et alors, l’essentiel n’a pas besoin d’être pensé, cherché, mesuré. L’essentiel existe simplement. 

11/09/2010

les objets, le readymade


C’est une lecture sur la Fontaine de Marcel Duchamp qui me rend attentive aux objets silencieux qui m’entourent. Le mot de readymade me fait imaginer : et si cette chaise avait une vie ? Que serait-elle ? Mais pourquoi ?
De fait, c’est ce joli petit extrait que je voudrais partager : un fragment de Sur le paysage de Rainer Maria Rilke.
Voyez que tout objet porte une vie, tout paysage une signification. Mais faut-il être enfant pour l’écouter, le remarquer ? ou artiste ?..

« … il fallait regarder le paysage comme une chose lointaine et étrangère, comme une chose perdue et sans amour, qui s’accomplit tout entière en elle-même, afin qu’il pût servir un jour de moyen et de point de départ autonome. Il fallait qu’il fût loin et très différent de nous afin de pouvoir devenir une parabole libératrice pour notre destin. Il fallait que dans son indifférence sublime il se montrât presque hostile pour pouvoir offrir à notre existence une nouvelle interprétation grâce à ses objets. Et c’est dans cet esprit qu’a pris forme cet art du paysage que Léonard de Vinci avait déjà eu le pressentiment et la maîtrise. On sait combien nous voyons mal les choses au milieu desquelles nous vivons ; il faut souvent que quelqu’un vienne de loin pour nous dire ce qui nous entoure ; il fallait donc commencer par écarter de soi les choses pour devenir capable par la suite de s’approcher d’elles de façon plus équitable et plus sereine, avec moins de familiarité et avec un recul respectueux. Car on ne commence à comprendre la nature qu’à l’instant où l’on ne la comprenait plus. Lorsqu’on sentait qu’elle était autre chose, cette réalité qui ne prend pas part, qui n’a point de sens pour nous percevoir, ce n’est qu’alors que l’on était sorti d’elle, solitaire, hors d’un monde désert. Et il fallait cela pour qu’on devînt artiste par elle ; il ne fallait plus l’éprouver en tant que sujet, dans la signification qu’elle avait pour nous, mais comme un objet, comme une grande réalité qui était là ». (Rainer Maria Rilke 1902, Sur le paysage)

Rilke revient sur le temps de l’enfance : « Si cela vous est possible, retournez avec une partie de votre sensibilité déshabituée… et retrouvez l’attachement d’enfant que vous portiez à une chose sans valeur qui vous fut plus proche, plus familière et plus nécessaire. Demandez-vous comment les choses entrent dans votre vie. Comment elles vous touchent. Comment cette chose sans valeur a préparé vos rapports avec le monde, vous a conduit dans l’événement et parmi les hommes ». (Sur le paysage)

Rainer Maria Rilke (1875-1926)
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Pas mal de croire à ces histoires… histoire de briser la monotonie ou le silence ou le bruit ; imaginer pour un soir que serait la compagnie des armoires, des tables, des tiroirs..

10/09/2010

l'empreinte de l'ange



L’automne arrive et il n’est plus chaud comme l’été. De même que le mois d’août avait coïncidé avec une série de lectures brûlantes, de même, maintenant, les températures qui baissent me font reprendre certains textes avec intérêt : comme si, au changement de saison, s’instaurait entre le cosmos et mes envies de lire ou de relire une harmonie étrange. Tendues et fraîches, les semaines de septembre s’égrènent et l’arrivée de la rentrée ne change rien à l’affaire : les élèves se pressent pour arriver en classe, le sang coule, les Torontoises se promènent en robe d’été, moi, je tente de mettre quelque part ce récit, L’empreinte de l’ange.  



Nancy Huston est l’auteure du roman, L’empreinte de l’ange, publié chez Actes Sud en 1998 dans une collection à nom métaphorique, « Un endroit où aller ». Et il y a plein d’endroits où aller en lisant ce texte : de la rive gauche à la rive droite, d’une part et d’autre de la passerelle du pont des Arts, de la rue de Seine au Marais, du marché aux puces au Bon Marché, du manège de l’Hôtel de ville au Luxembourg. Certes, ces balades tantôt pressées, tantôt désintéressées que Saffie l’héroïne prenait avec une rare régularité, m’ont fascinée. Saffie, je me suis attachée à elle. Il faisait longtemps depuis que je n’avais pas croisé un personnage étrange, bizarre dans son mutisme, dans son ascétisme anorexique et son être allemand qui la poussait à suivre avec rage des obsessions de faire le ménage, de nettoyer la moindre miette du tapis, de se tenir silencieuse, hermétiquement fermée sur sa douleur comme une huître sur sa perle. Voilà celle qui anime.. le récit.

L’histoire que je lis commence en mai 1957, à Paris ; occasion pour Huston de rendre quelque chose de l’ambiance de la guerre d’Algérie, des traces de la Seconde Guerre mondiale, des incongruités entre Saffie, l’Allemande et Raphaël, Français de souche, doué joueur de flûte, sensible et maladroit. Peu après le début du récit, une fois au cœur de l’affaire où Saffie, d’emblée embauchée pour servir dans l’appartement de la rue de Seine, et qui finit vite par épouser Raphaël son employeur, un autre personnage András, le Hongrois, surgit sur scène. András est luthier et tient atelier dans le Marais. Voyez déjà Saffie s’éprendre éperdument de cet homme grand, à mains grandes et au regard perçant, qui gagne sa vie en réparant des instruments de musique. Peu à peu, pas à pas, Saffie commence à entrer dans l’existence : par l’ouïe, l’odorat, par une vive attention, mais surtout par les paroles d’András. C’est une histoire d’amour pas comme les autres, pas ordinaire et stéréotypée, mais ce n’est pas l’essentiel : les détails sont là si jamais le livre vous tombe sous les yeux.

L’essentiel pour moi fut de retrouver la voix rebelle, le ton narquois et singulier de Huston qui pendant la lecture put m’emporter ailleurs. Je me souviens l’avoir entendu dans une émission de radio parler de sa manière de penser la trame d'un roman : et elle avoue prendre du plaisir à se tenir près du lecteur, lui tendre la main, ne pas le laisser tout seul dans la peur, l’angoisse ou le bonheur. Je crois avoir senti quelque chose de cette présence qui de temps à autre glissait une remarque de l’autre côté du rideau, comme si le récit était une pièce de théâtre qui évoluait sur scène et l’écrivaine en coulisses préparait encore le spectacle : « C’est ici que commence la fin de cette histoire » ou « Donnons un coup d’accélérateur – c’est enivrant ce pouvoir, c’est comme en rêve, on se prélasse avec volupté dans un instant particulier et puis – délice – ça se met à bouger, les journées défilent, surgissent et s’évanouissent , se fondent les unes dans les autres… » ou encore « Même moi je ne sais pas ce qu’est devenue mon héroïne. Nous savons si peu les uns des autres… C’est tellement facile de se perdre de vue ». C’est cette complicité qui me plaît et me paraît rassurante.. réjouissante.  

Il y a aussi le titre, l’empreinte de l’ange, qui par-delà la sonorité et la couverture affichant Un Ange de Raphaël, m’a attirée par l’histoire sur « l’innocence » que Huston lui invente :

« Du bout de son index, András se met à dessiner son profil, commençant sur le front, à la naissance des cheveux, puis descendant délicatement entre les sourcils, suivant la fine crête du nez et se glissant dans la fossette entre la racine du nez et les lèvres.
 - C’est ici, dit-il, que l’ange pose un doigt sur les lèvres du bébé, juste avant la naissance – Chut ! – et l’enfant oublie tout. Tout ce qu’il a appris là-bas, avant, en paradis. Comme ça, il vient au monde innocent…
 - Et ça s’arrête quand, l’innocence ? demande Saffie d’une voix rêveuse, remuant à peine les lèvres sur lesquelles le doigt d’András est encore posé. Toi, tu es innocent ? »

Une sorte de quête de l’innocence traverse le texte. Même si la boucle est bouclée tragiquement sur la mort d’Emil, l’enfant de Saffie et Raphaël, sur la disparition et la déchirure de trois vies et deux histoires d’amour ; même si on sent qu’une vie scindée en deux, un adultère et des mensonges sont silencieusement sanctionnés, il reste malgré tout l’espoir de l’innocence, la lumière scintillante de se faire innocenter par la vie encore et encore, sans cesse. Les années passent, les deux hommes – Raphaël et András – restent sur scène ; ils se croisent un jour dans un espace de passage, un train ; se reconnaissent et chacun dans sa tête déroule ces mots : « Il s’agit de retrouver l’innocence avant de partir rejoindre l’ange »…

La voix de Huston ou de la narratrice ne nous laisse pas trop de répit ; elle brise la mélancolie.
Je murmure presque avec elle :

« Et c’est la fin ?
Oh ! Non. Je vous assure que non.
Il suffit d’ouvrir les yeux : partout, autour de vous, cela continue ».