26/04/2011

sur sartre

C’est une occasion assez exceptionnelle d’entendre Annie Cohen-Solal parler de Sartre. Aujourd’hui à l’université de Toronto, elle a séduit une salle comble par sa manière rigoureuse et attachante, parfois drôle, de parler de Sartre « penseur global », intellectuel paradoxal, décentré par rapport à sa propre culture et fasciné par le monde : les Etats-Unis d’Amérique, le Brésil, l’Algérie, le Maroc.. Sartre visionnaire, qui a été parmi les premiers à critiquer l’ethnocentrisme français, le terrorisme, le racisme américain..

Le projet actuel de Cohen-Solal, dans la lignée de sa grande biographie Sartre. 1905-1980  (Gallimard 1985), porte sur une sociologie de la réception du penseur en Amérique du Nord et en Europe. Pourquoi donc, demande-t-elle, y a-t-il un engouement pour Sartre surtout en Amérique du Nord, et une forte résistance, une violence à l’égard de son œuvre, en France ? Mais chez Solal, par-delà les engagements civils et la philosophie, il y a aussi l’homme Sartre et sa vie qui sont intéressants. Entre autres, elle rappelle les récits de rêve de Sartre qu’Arlette notait dans un petit carnet en 1961. À l’époque, Sartre parlait d’entreprendre une psychanalyse avec Pontalis, qui n’a jamais eu lieu. Pour son livre, Solal a demandé à Pontalis d’interpréter certains de ces rêves.

Un rêve étrange que Sartre fit le vendredi 10 février 1961 :
« Je devais rejoindre Arlette dans une espèce d’hôpital pour acteurs mutilés, où elle était infirmière. Cela se passait à la campagne, où elle exerçait une activité révolutionnaire en faveur des paysans. Je me trouvais au coin de la rue Jacob et de la rue Bonaparte et je devais prendre la rue de l’Université qui menait à cet endroit. Alors je m’aperçus que j’avais oublié quelque chose, mes gants peut-être, et je retournai sur mes pas. Il se mit à pleuvoir à verse, tonnerre, tempête, je ne sentais pas la pluie, mais tout cela se traduisait par une nuit totale, on n’y voyait rien. Derrière moi marchait un ouvrier dont je me méfiai et qui me dit : ‘On n’y voit rien… Quel orage !’ Je répondais quelque chose comme : ‘Oh oui, alors !’ bien que sachant que moi, au moins, je pouvais voir le porche de ma propre maison … Là-dessus, je me réveillai » (p. 809).

Questions, interprétation de Pontalis :
« Pressentiment d’une cécité à venir ? Angoisse diffuse de la mort ? Pourquoi rêva-t-il, si précisément, et plus de douze ans auparavant, de cette ‘nuit totale’ ? Pourquoi la pluie ne mouille pas ? L’hôpital pour acteurs mutilés ? Pourquoi le tonnerre, la tempête ? Et pourquoi les gants oubliés ?.... (…) Sut-il confusément dès l’année 1961, qu’il deviendrait aveugle ? Que ses excès de corydrane, que ses transgressions de régime, produiraient, inévitablement l’accident ? Le vertige, la pudeur imposent un temps d’arrêt. À l’automne 1973, il entra dans les années d’ombre. (p. 810)

Reste peut-être à penser la liberté dont rêvait Sartre, tel qu’il écrivait dans les Carnets de la drôle de guerre. Quête d’une vie entière.
Annie Cohen-Solal choisit ces mots en exergue :

« Je ne suis à l’aise que dans la liberté,
échappant aux objets, échappant à moi-même…
Je suis un vrai néant ivre d’orgueil et translucide…
Aussi est-ce le monde que je veux posséder ».



25/04/2011

terre des affranchis

Il n’est jamais trop tard pour découvrir un livre. Je parle de Terre des affranchis (Gaïa 2009), le premier roman d’une jeune roumaine, Liliana Lazar, qui m’a fascinée par l’écriture avec panache, l’atmosphère fantastique d’un lac, La Fosse aux lions, qui semble porter des prophéties sur le destin de la famille Luca et de la communauté d’un petit village de Roumanie dans les années 70 jusqu’à l'après-chute du régime de Ceausescu dans les années 90. Coup de cœur de Le Clézio et Prix des Lecteurs 2010 du magazine Le Télégramme, je crois que ce roman m'a plu car il donne à penser les thèmes éternels de la condition humaine : la vie, la mort, la malédiction, la fragilité, la foi, l’espoir. Pas mal de pouvoir dire en fermant le livre que l’écriture est une véritable magie en ce qu’elle permet la rencontre troublante avec l’autre : autrui, autre en soi, pathologie, fantasme… À la fin, reste en filigrane cette question toujours présente : autant qu’il vit, l’homme peut-il s’affranchir des multiples rencontres dont l’existence lui fait don ? 

22/04/2011

pâques

Sans doute n’est-il jamais simple d’imaginer Pâques à Toronto où je ne suis pas née, de renouer un peu avec des habitudes de mon enfance sans que cela ne paraisse nostalgique, simpliste ; toutefois, je ne peux me résoudre à ne pas le faire, à ne pas chercher des mots, des souvenirs, relire surtout un texte qui depuis longtemps m’apparaît comme une des plus belles descriptions de la campagne la semaine de Pâques. Ces lignes, je les ai lues assidûment maintes fois, je les reprends pour m’en détacher peut-être, si nous le pouvons des lectures qui nous ont touchés, et de ces paysages majestueux et fragiles, fuyants et proches, qui nourrissent des illusions. À cette heure, je me souviens, la nuit fraîche la veille de Pâques et le son des cloches qui résonnaient loin ; on l’entendait sans voir le clocher, rythme profond et régulier qui se perdait dans la nuit. Je me souviens de cette nuit-là et des ballerines neuves que je portais alors.

Le texte est un fragment de « Combray » dans La Recherche de Proust où se rencontrent le narrateur enfant et adulte dans la campagne dès lors mémorable où à Pâques, il est possible « d’entrer en contact avec l’Au-delà »..

“Combray de loin, à dix lieues à la ronde, vu du chemin de fer quand nous y arrivions la dernière semaine avant Pâques, ce n'était qu'une église résumant la ville, la représentant, parlant d'elle et pour elle aux lointains, et, quand on approchait, tenant serrés autour de sa haute mante sombre, en plein champ, contre le vent, comme une pastoure ses brebis, les dos laineux et gris des maisons rassemblées qu'un reste de remparts du moyen âge cernait çà et là d'un trait aussi parfaitement circulaire qu'une petite ville dans un tableau de primitif. À l'habiter, Combray était un peu triste, comme ses rues dont les maisons construites en pierres noirâtres du pays, précédées de degrés extérieurs, coiffées de pignons qui rabattaient l'ombre devant elles, étaient assez obscures pour qu'il fallût dès que le jour commençait à tomber relever les rideaux dans les « salles » ; des rues aux graves noms de saints (desquels plusieurs se rattachaient à l'histoire des premiers seigneurs de Combray) : rue Saint-Hilaire, rue Saint-Jacques où était la maison de ma tante, rue Sainte-Hildegarde, où donnait la grille, et rue du Saint-Esprit sur laquelle s'ouvrait la petite porte latérale de son jardin ; et ces rues de Combray existent dans une partie de ma mémoire si reculée, peinte de couleurs si différentes de celles qui maintenant revêtent pour moi le monde, qu'en vérité elles me paraissent toutes, et l'église qui les dominait sur la Place, plus irréelles encore que les projections de la lanterne magique ; et qu'à certains moments, il me semble que pouvoir encore traverser la rue Saint-Hilaire, pouvoir louer une chambre rue de l'Oiseau – à la vieille hôtellerie de l'Oiseau Flesché, des soupiraux de laquelle montait une odeur de cuisine qui s'élève encore par moments en moi aussi intermittente et aussi chaude – serait une entrée en contact avec l'Au-delà plus merveilleusement surnaturelle que de faire la connaissance de Golo et de causer avec Geneviève de Brabant”.

Il y a après le charme du côté de Guermantes le jour de Pâques, le cours de la Vivonne, des préparatifs somptueux et les gamins qui jouent à prendre de petits poissons avec les mains. Étrange sensation d’y retrouver quelque chose de familier. 
J’ignore si cette lecture est une consolation dérisoire. Je reconnais pourtant qu’en lisant je m’imagine vouloir vivre un instant sur le mode romanesque.
“Le plus grand charme du côté de Guermantes, c'est qu'on y avait presque tout le temps à côté de soi le cours de la Vivonne. On la traversait une première fois, dix minutes après avoir quitté la maison, sur une passerelle dite le Pont-Vieux. Dès le lendemain de notre arrivée, le jour de Pâques, après le sermon s'il faisait beau temps, je courais jusque-là, voir dans ce désordre d'un matin de grande fête où quelques préparatifs somptueux font paraître plus sordides les ustensiles de ménage qui traînent encore, la rivière qui se promenait déjà en bleu ciel entre les terres encore noires et nues, accompagnée seulement d'une bande de coucous arrivés trop tôt et de primevères en avance, cependant que çà et là une violette au bec bleu laissait fléchir sa tige sous le poids de la goutte d'odeur qu'elle tenait dans son cornet. Le Pont-Vieux débouchait dans un sentier de halage qui à cet endroit se tapissait l'été du feuillage bleu d'un noisetier sous lequel un pêcheur en chapeau de paille avait pris racine. À Combray où je savais quelle individualité de maréchal ferrant ou de garçon épicier était dissimulée sous l'uniforme du suisse ou le surplis de l'enfant de chœur, ce pêcheur est la seule personne dont je n'aie jamais découvert l'identité. Il devait connaître mes parents, car il soulevait son chapeau quand nous passions ; je voulais alors demander son nom, mais on me faisait signe de me taire pour ne pas effrayer le poisson. Nous nous engagions dans le sentier de halage qui dominait le courant d'un talus de plusieurs pieds ; de l'autre côté la rive était basse, étendue en vastes prés jusqu'au village et jusqu'à la gare qui en était distante. Ils étaient semés des restes, à demi enfouis dans l'herbe, du château des anciens comtes de Combray qui au moyen âge avait de ce côté le cours de la Vivonne comme défense contre les attaques des sires de Guermantes et des abbés de Martinville. Ce n'étaient plus que quelques fragments de tours bossuant la prairie, à peine apparents, quelques créneaux d'où jadis l'arbalétrier lançait des pierres, d'où le guetteur surveillait Novepont, Clairefontaine, Martinville-le-Sec, Bailleau-l'Exempt, toutes terres vassales de Guermantes entre lesquelles Combray était enclavé, aujourd'hui au ras de l'herbe, dominés par les enfants de l'école des frères qui venaient là apprendre leurs leçons ou jouer aux récréations – passé presque descendu dans la terre, couché au bord de l'eau comme un promeneur qui prend le frais, mais me donnant fort à songer, me faisant ajouter dans le nom de Combray à la petite ville d'aujourd'hui une cité très différente, retenant mes pensées par son visage incompréhensible et d'autrefois qu'il cachait à demi sous les boutons d'or. Ils étaient fort nombreux à cet endroit qu'ils avaient choisi pour leurs jeux sur l'herbe, isolés, par couples, par troupes, jaunes comme un jaune d'œuf, brillants d'autant plus, me semblait-il, que ne pouvant dériver vers aucune velléité de dégustation le plaisir que leur vue me causait, je l'accumulais dans leur surface dorée, jusqu'à ce qu'il devînt assez puissant pour produire de l'inutile beauté ; et cela dès ma plus petite enfance, quand du sentier de halage je tendais les bras vers eux sans pouvoir épeler complètement leur joli nom de Princes de contes de fées français, venus peut-être il y a bien des siècles d'Asie, mais apatriés pour toujours au village, contents du modeste horizon, aimant le soleil et le bord de l'eau, fidèles à la petite vue de la gare, gardant encore pourtant comme certaines de nos vieilles toiles peintes, dans leur simplicité populaire, un poétique éclat d'orient.
Je m'amusais à regarder les carafes que les gamins mettaient dans la Vivonne pour prendre les petits poissons, et qui, remplies par la rivière, où elles sont à leur tour encloses, à la fois « contenant » aux flancs transparents comme une eau durcie, et « contenu » plongé dans un plus grand contenant de cristal liquide et courant, évoquaient l'image de la fraîcheur d'une façon plus délicieuse et plus irritante qu'elles n'eussent fait sur une table servie, en ne la montrant qu'en fuite dans cette allitération perpétuelle entre l'eau sans consistance où les mains ne pouvaient la capter et le verre sans fluidité où le palais ne pourrait en jouir. Je me promettais de venir là plus tard avec des lignes ; j'obtenais qu'on tirât un peu de pain des provisions du goûter ; j'en jetais dans la Vivonne des boulettes qui semblaient suffire pour y provoquer un phénomène de sursaturation, car l'eau se solidifiait aussitôt autour d'elles en grappes ovoïdes de têtards inanitiés qu'elle tenait sans doute jusque-là en dissolution, invisibles, tout près d'être en voie de cristallisation”.  

Texte numérique intégral de La Recherche en une seule page ici.

Pour qui veut rêver d’une promenade à Illiers-Combray : le Musée Marcel Proust – Maison de Tante Léonie

21/04/2011

queen elizabeth II turns 85

The Queen is celebrating her 85th birthday on Thursday, April 21, eight days before the wedding of Prince William and Kate Middleton. 

"A day earlier, Prince Charles reached a milestone of his own — longest wait as heir to the British throne.

As of Wednesday, Charles, 62, had been next in line for 59 years, two months and 14 days.
He surpassed King Edward VII, who waited 59 years, two months and 13 days to succeed his mother, Queen Victoria." (CBC News)

20/04/2011

déclic

La timidité ne disparaît pas, elle prend du répit, s’absente. Elle se modifie au cours de la vie et prend des formes si diverses qu’on ne la reconnaît plus quand elle se manifeste : mon débit de parole est rapide quand il était lent, je ne rougis plus mais je bouillonne sans rien montrer,  je suis moins intimidée de parler en public que de parler devant des personnes que j’aime et je connais, je ne crains pas l’amour mais la mort, et plus les années passent, plus j’ai l’impression que mes craintes deviennent abstraites. Ce qui cesse d’un côté, devient prégnant de l’autre. Il faut bien que la timidité ne soit pas éternelle ni fixe, qu’elle se passe. C’est aussi que les craintes changent, et qu’en dépasser une, c’est se heurter à une autre. Pour le timide, la vie est une série de craintes.

Une guérison, si elle existe vraiment, tout du moins une amélioration, dépend souvent d’un événement – je dis déclic – dont le choc et la gravité m’ont permis de prendre conscience de mon mal et de le relativiser : le mettre en perspective. Cet événement, pour moi, fut la mort de mon père. La timidité est peut-être le seul lien qui m’attache à jamais à lui. Je me suis mise à écrire ces lignes pour m’oublier dans les mots, pour meubler la grisaille d’un jour d’avril et m’inventer des fables pour fuir la réalité et me complaire dans une certaine rêverie. J’écris sans doute pour ne pas perdre des illusions et m’accrocher à un certain état timide. « Écrire, c’est hurler en silence », disait Duras.

18/04/2011

des dieux et des hommes

La salle de cinéma presque vide semblait s’être figée à la fin du film de Xavier Beauvois, Des dieux et des hommes (Prix du jury du Festival de Cannes 2010), les quelques spectateurs étant restés assis, absorbés par les noms qui se déroulaient sur l’écran et la musique du générique. Cela n’arrive pas toujours au cinéma à Toronto où d’habitude, dès la fin du film, le public se presse vers la sortie. Des dieux et des hommes apparaît ainsi comme un film particulier autant par le sujet que par sa bonne réalisation. Il s’agit du parcours des moines de Tibéhirine en Algérie pendant les mois qui ont précédé leur assassinat en 1996, depuis le moment où ils sont devenus la cible des extrémistes islamistes du GIA, jusqu’à celui où ils ont été enlevés, avant de disparaître dans des circonstances qui restent aujourd’hui encore inconnues. Le film captive par une certaine lenteur, par la sérénité de la communauté des sept moines au cœur même de la violence qui menace le village. La crainte des terroristes est omniprésente, ils peuvent apparaître et tuer à tout moment. Dans ce monde fragile et chaotique, le monastère des ermites est un havre de protection pour les villageois : frère Luc soigne des malades indifféremment de leur foi, frère Christian négocie avec l’armée qui est censée offrir du secours, les moines et les gens du villages partagent le désir de vivre et la peur de la mort. Ils s’appuient les uns sur les autres et font confiance à la terre qui les accueille et à une présence divine.

Le film est porteur par de petits éclats qu’il lance sur des questions essentielles : qu’est-ce qu’une communauté ? Comment rester fidèle à soi, à ses principes, sans se trahir ni trahir l’autre ? Ou bien, comment vivre en Dieu et être présent à la vie sur terre ? Aider sans se sacrifier, par quel moyen ?

La scène où les sept moines sont assis autour d’une table modeste à écouter un morceau du Lac des Cygnes et à partager un verre de vin, reste inoubliable par la force du regard de chacun des hommes dont les yeux songeurs ou tristes ou trempés de larmes disent le tiraillement d’être ici et là, sur terre et ailleurs… Quand la caméra s’attarde sur le regard et y reste un instant, c’est comme si on voyait que l’humain porte quelque chose de sacré et que le sacré est tellement humain..



17/04/2011

toronto art expo

Quand il faut mettre du cachemire le 17 avril, c’est que le printemps tarde encore de venir. Pluie, froid, ciel couvert, ce sont peut-être les raisons pour lesquelles il y avait si peu de monde à Toronto Art Expo 2011. Ou serait-ce le manque d’intérêt, le signe que d’autres choses sont plus ardentes – disons les élections ou la fin de la session universitaire ? Heureusement, il y avait les couleurs brillantes de certains tableaux qui semblaient émaner un peu de chaleur au premier étage de l’immense Metro Toronto Convention Centre, où l’événement se déroule jusqu’à ce soir. A penser que la foire de l’art se passe une fois par an, le manque d’intérêt du public doit porter un coup de découragement aux artistes présents, qui pendant trois jours ont choisi d’être là à montrer et parler de leur art. Plus d'une fois, on m’a posé cette même question en anglais ou en français : « qu’est-ce que vous en pensez ? »,  avec une certaine curiosité et envie d’un avis bienveillant ou critique ; la bonne surprise de constater qu’il y avait aussi des artistes du Québec ou de l’Acadie.

En me promenant parmi les étalages, je fus surprise par la récurrence d’un thème presque omniprésent chez ces artistes canadiens : des paysages, surtout des parcs et des jardins, et des fleurs dans des couleurs stridentes. Les œuvres abstraites, avant-gardistes, conceptuelles ou minimalistes, étaient inexistantes, à part quelques représentations d’après des photographies de Michael Jackson ou de voitures de luxe en grand format, ce qui créait un drôle d’écart, une sorte de rupture avec le reste de l’exposition. A l’opposé, il y avait la Galerie Roccia qui se voulait imposante, et qui dans la vitrine, mêlait peinture et sculpture. Les tableaux se voulaient des clins d’œil à la Renaissance italienne, même si les silhouettes féminines portaient peu de la grâce de celles d’un Botticelli ou Raphael ; les sculptures abordaient des sujets de la mythologie grecque, en plus petit : un Atlas, un Zeus, et travaillaient le bronze ou le cuivre. C’est vrai que l’étalage de cette galerie semblait le plus attrayant, le seul endroit où on voyait du mouvement et quelques personnes assises à bavarder avec des artistes ou des mécènes.

Je pense à Walter Benjamin qui en 1931 dans son texte « L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique » définissait l’aura comme « l’unique apparition d’un lointain, quelle que soit sa proximité », et ici même, dans cette expo, je me demande s’il est possible de toucher une onde de lointain, une bribe d’histoire, une profondeur. Où voir l’aura que ces toiles entendent transmettre ?  Ce n’est peut-être pas le bon moment. 

Et qu’en dirait Daniel Sibony qui en 2005 fait publier un bel ouvrage Création. Essai sur l’art contemporain, où il parle de différentes expos aux Etats-Unis et en Europe ? Comment trouverait-il cette foire ? Et que dire à Catherine Grenier qui par son livre La revanche des émotions (2008), m’avait presque convaincue que l’affect traduit une certaine rencontre de l’artiste et du spectateur. Pas de cela  pour moi ici. 

Reste qu'il n’y a pas de généralité établie, et c’est bon de constater que chaque situation est unique, singulière. De fait, je prends cette art expo comme une occasion de remettre en question des idées sur l'art que je croyais avoir saisi ; et comme une promenade, une pause, une promesse. 
Gare au déjà-su cru vu.. 


14/04/2011

la mer noire

À Trouville, Marguerite Duras regarde la mer et écrit dans un roman publié en 1982 :

« Vous écoutez la mer. Elle est très près des murs de la chambre. À travers les fenêtres, toujours cette lumière décolorée, cette lenteur du jour à gagner le ciel, toujours la mer noire, le corps qui dort, l’étrangère de la chambre.

Et puis vous le faites. (…)

Vous le recouvrez complètement du vôtre, vous le ramenez vers vous pour ne pas l’écraser de votre force, pour éviter de le tuer, et puis ensuite vous faites, vous revenez vers le logement nocturne, vous vous y enlisez.
Vous restez encore dans ce séjour. Vous pleurez encore. Vous croyez savoir vous ne savez quoi, vous n’arrivez pas au bout de ce savoir-là, vous croyez être à l’image du savoir du malheur du monde à vous seul, à l’image d’un destin privilégié. Vous croyez être seul le roi de cet événement en cours, vous croyez qu’il existe.
(…)
Vous restez encore dans le séjour de son corps ».

Marguerite Duras, La Maladie de la mort





Patricia Kaas lit du texte La Maladie de la mort dans son clip Et s’il fallait le faire. 
La chanson représente la France au concours de l’Eurovision en 2009 à Moscou.



12/04/2011

autobiographie d'un dictateur

Le film roumain d'Andrei Ujica, L'Autobiographie de Nicolae Ceausescu n'est pas un simple documentaire : "Son originalité, pour ne pas dire son étrangeté, est d'être mise en scène avec les images qu'employa le despote pour sa propre édification, sans commentaire ajouté, sans témoignages, sans souci de contextualisation ni d'identification des personnages". (Le Monde, 12 avril 2011)

"Né en 1918, Ceausescu gravit tous les échelons du parti et en prend la tête en 1965, à la mort de son prédécesseur et tuteur Gheorghiu Dej. L'histoire commence plutôt bien. Sous sa conduite, la Roumanie connaît une forte croissance, cultive des relations avec les pays occidentaux, affiche son indépendance à l'égard de Moscou - il condamne, en 1968, l'intervention militaire en Tchécoslovaquie. Les choses se gâtent en 1971, quand le "Guide roumain", qui ne tarde pas à se baptiser"Génie des Carpates", tombe sous les charmes réunis de la Révolution culturelle chinoise et de la planification paranoïaque du régime nord-coréen. S'en suit : népotisme du régime, toute-puissance de l'appareil policier, culte de la personnalité et des ancêtres de la nation, politique nataliste aberrante, destruction des villes et des villages, économie menant à la famine". (Le Monde, 12 avril 2011)

11/04/2011

d'ailleurs, derrida

..."cette étrange référence à un ailleurs : l'enfance, l'au-delà de la Méditerranée, la culture française, l'Europe finalement. Il s'agit de penser à partir de ce passage de la limite. L'ailleurs même quand il est très près, c'est toujours l'au-delà d'une limite, mais en soi : on a l'ailleurs dans le coeur, on l'a dans le corps. C'est ça que veut dire l'ailleurs ; l'ailleurs est ici ; si l'ailleurs était ailleurs, ce ne serait pas un ailleurs...".




A. Makine est G. Osmonde

Le mystérieux romancier caché depuis dix ans derrière le pseudonyme Gabriel Osmonde révèle à la fin mars sa véritable identité en répondant à une invitation du journal Le FigaroLe quatrième ouvrage de Gabriel Osmonde, Alternaissance, vient de paraître aux éditions Pygmalion. C’est la raison pour Le Figaro de demander à rencontrer cet auteur demeuré discret et de lever le voile sur son identité. Le quotidien révèle dans son édition du mercredi 30 mars 2011 que c’est bien le romancier d’origine russe Andreï Makine qui se cache depuis dix ans derrière ce pseudonyme. Primé deux fois en 1995 pour Le Testament français (Seuil) avec le Médicis et le Goncourt, Andreï Makine a publié début janvier au Seuil Le livre des brèves amours éternelles.



Déconcertant, l’auteur explique au Figaro : « Makine n’est pas mon vrai nom (…) Osmonde est plus profondément ancré en moi que Makine, ajoutant qu’Alternaissance est sans doute mon roman le plus autobiographique ».
Alors pourquoi refuser de révéler son identité ? « Rester dans la posture d’un nanti de la littérature ne m’intéressait pas. J’ai voulu créer quelqu’un qui vive à l’écart du brouhaha du monde (pour) continuer à cheminer librement. Osmonde m’a permis d’aller plus loin, d’élargir le champ des questions, jusqu’à l’ineffable ».
La vie littéraire de Gabriel Osmonde débute en 2001 chez Albin Michel avec Le voyage d’une femme qui n’avait plus peur de vieillir. Viennent ensuite Les 20 000 femmes de la vie d’un homme (Albin Michel en 2004), L’œuvre de l’amour chez Pygmalion en 2006 ; et enfin Alternaissance, toujours chez Pygmalion, le 2 mars dernier.

Qui ne verrait en Makine quelque chose du mystérieux Romain Gary ?
Makine – Osmonde (os, osmose, monde). Gary – Ajar, des feux qui brûlent.
Un Gary, par son pseudo Émile Ajar, tenta de se donner une nouvelle vie, une autre et une autre encore, car, disait-il : « chaque fois que tu aimes, c’est une nouvelle vie qui commence, […]. C’est tellement vrai que mon je ne me suffit pas, c’est ce qui fait de moi un romancier, j’écris des romans pour aller chez les autres. Si mon je m’est souvent insupportable, ce n’est pas à cause de mes limitations et infirmités personnelles, mais à cause du je humain en general. On est toujours piégé dans un je » (La nuit sera calme, 156).

Pséudonyme rime avec quête de nouvelle vie, envie de liberté, et ces auteurs apparaissent alors comme des joueurs qui en prennent le risque : ils jouent et déjouent les convenaces de la scène littéraire en nous conviant à penser encore ce que peut la littérature...

09/04/2011

264 netsuke

264 wood and ivory carvings none of them larger than a matchbox: potter Edmund de Waal was stunned when he first encountered the collection in the Tokyo apartment of his great uncle Iggie. Later, when Edmund inherited the netsuke, they unlocked a story far larger than he could have imagined. And this is the story he shares in the amazingly original memoir, The Hare with Amber Eyes. A Hidden Inheritance, first published in London UK in September 2010, whose North American edition just appeared in Canada.



The Ephrussis came from Odessa, and at the time were the largest grain exporters in the world; in 1870s, Charles Ephrussi was part of a wealthy new generation settling in Paris. Marcel Proust was briefly his secretary and used Charles as the model for the aesthete Swann in Remembrance of Things Past. Charles’s passion was collecting, and the netsuke, bought when Japanese objects were all the rage of the salons, were sent as a wedding present to his banker cousin in Vienna.

Later, three children – including a young Ignace – played with the collection as history reverberated around them. The Anschluss and Second World War swept the Ephrussi to the blink of oblivion. Almost all that remained of their vast empire was the netsuke collection, smuggled out of the huge Viennese palace (then occupied by Hitler’s theorist on the Jewish Question), one piece at a time, in the pocket of a loyal maid – and hidden in a straw mattress”.

Edmund de Waal traces the network of a remarkable family in the heart of a tumultuous century, in Paris, Rue de Monceau, and in different cities in Europe. In an elegant and simple prose as the netsuke themselves, he tells the story of a unique collection which passed from hand to hand, and which, by a twist of fate, found its way home to Japan…

A lovely read.  

06/04/2011

la revanche des émotions


Je n’ai pas choisi le livre de Catherine Grenier, La revanche des émotions. Essai sur l’art contemporain (Seuil, 2008), par hasard. Il se trouve que le pathos et l’empathie qu’explore Grenier dans différentes œuvres d’art, me conduisent à penser les formes et significations de ces émotions dans le théâtre du quotidien. Je tente de regarder de près comment cela se passe dans le réel.

Le pathos, il est connu, désigne toutes les catégories des émotions et du sensible, depuis le rire jusqu’aux larmes, et pour ce qui est de l’art, Catherine Grenier rappelle avec justesse  que la question de la création, telle que la posent les nouvelles générations d’artistes, « n’est plus d’emblée d’informer, d’initier, de questionner le spectateur mais tout d’abord de le toucher ». On est d’accord que le XXIe siècle est né sous l’emprise de l’émotion. Au-delà des événements de l’histoire que sont les guerres, les changements de régimes politiques durant ces dernières années, auxquels s’ajoutent les catastrophes naturelles, l’angoisse face à la montée en puissance du terrorisme, les menaces nucléaires, nous sommes marqués par une affectivité démultipliée et une emprise prononcée du sensible sur la raison. Le réel, les représentations artistiques et les médias nous renvoient des images de la fragilité humaine. De même, la colère et l'humour semblent être des registres privilégiés d’expression de l’affect, lorsque le pathos réinvestit ouvertement la sphère de l’intime et du social. La littérature, dans des textes autofictionnels, par l’écriture du fait divers, la fiction documentaire ou historique, cherche à saisir le mouvement de la subjectivité, le sujet face au monde, et nous surprend souvent par un potentiel critique affranchi des cadres et certitudes de la norme.. ou de la normalité. Je pense ici au dernier Philippe Forest, Le siècle des nuages, à L’autre fille d’Annie Ernaux, à l’Infrarouge de Nancy Huston.

Depuis quelques jours, à l'université, j’observe l’éventail des émotions, le pathos, des étudiants en fin de session. Je vois l’angoisse, le malaise face à l’examen qui s’en vient, j’écoute, j’entends, rassure, me tais, suis secouée, émue par des remerciements, je suis là, présente pour ceux qui viennent me chercher et ont besoin d’un coup de main, d’un mot ou d’un regard. C’est dans de tels moments qu’une vérité s’impose à moi : dans le travail avec des étudiants, il y a aussi un mode de connaissance qui ne passe pas par l’apprentissage et la pensée critique : c’est la « connaissance pathétique », dont parle Nietzsche. Je dirais que cette connaissance pathétique à l’université tient aussi en trois mots ou trois états : rire, pleurer, critiquer. Je garde espoir que des étudiants s’en aperçoivent, et que dans une semaine, un mois ou plusieurs, des kyrielles d’images et des moments liés à ces registres émotionnels vont les encourager à continuer de lire, de questionner, d’étudier ; ne pas oublier d’être curieux, éveillés, vivaces. Que je pense à un cours ou à un séminaire, par exemple, me reviennent différentes formes de connaissance pathétique qui se rejoignent dans une expérience singulière de partage dans la salle de classe, autour de Modiano, Le Clézio, Annie Ernaux… ou autres ; en lisant, du rire, de la colère, de la pensée semblent passer du texte à la réalité. En effet, le pathos nous sensibilise entre autres sur certains procédés de la fiction : la théâtralité, l’expressivité, le jeu, la ruse, le voilement-dévoilement. Après tout, je crois que l’intérêt d’une telle approche n’est pas autant de mesurer un texte à l’autre pour l’emboîter dans une typologie, mais surtout de percevoir que le jugement esthétique est susceptible de se renouveler ; que la connaissance pathétique inspirée par la lecture du Gai savoir peut servir à la lecture d’un grand nombre d’écrivains contemporains. Ce mode de connaissance est fondé sur une opposition à la pensée conceptuelle, qui, nous dit Nietzsche, n’atteint jamais l’essentiel, « puisque l’intelligence ne peut exprimer que du communicable et du non-individuel ».

Reste-t-il alors de mettre en avant le pathos comme mode véritable d’appréhension de l’existence et de l’art ? C’est peut-être ce qui nous permettrait d’ouvrir quelque peut le tréfonds chaotique de l’humain ; et de croire à cette humanité dans son chaos même. 

more is more..

..."I know that there aren't any easy solutions to fixing the job market in the humanities. But the toll it has taken will be felt for a very long time: by those who haven't yet gotten a tenure-track position, and also by those who have". ("Survivor's Guilt", Chronicle of Higher Education, March 15)

04/04/2011

"copie conforme" : magie de l'illusion


Le film Copie conforme est un tournant dans le parcours d’Abbas Kiarostami. Le cinéaste iranien réalise pour la première fois une production hors de son pays, en Italie, dans un village de Toscane. Malgré ce changement de décor, il garde sa manière de nous surprendre, de nous imbriquer dans une histoire à double visage entre illusion et vécu, et de nous ramener ainsi à nos incertitudes sur l’amour, le couple, la vie de famille.

Copie conforme, présenté au festival de Cannes en mai 2010, pour lequel Juliette Binoche eut le prix d’interprétation féminine, est un attachant jeu de masques : quelques jours dans la vie d’une femme française habitant en Toscane, dont le quotidien décevant se traduit par l’amertume et un certain cynisme, mais aussi par le désir de renouer avec une existence passée et l’homme autrefois aimé. Elle tient une galerie d’art à Florence, élève son fils, et se sent délaissée par un mari toujours absent au fil des quinze ans de mariage.

Le regard de Kiarostami sur l’homme et la femme peut surprendre surtout ceux qui font confiance à l'amour idylle, car le film balaye les illusions sur le couple, déconstruit l’idéal amoureux et remet sans cesse en question la vie commune. L’homme chez Kiarostami est par endroits cruel, vit dans l’illusion que l’amour de la femme lui est acquis, qu’il n’a pas besoin de renouveler ses preuves d’affection. Elle, la femme est profondément instable, minée par la crainte d’être abandonnée ; elle réclame des gages d’amour, des rappels de complicité.

Un homme, une femme, sans nom, le film est une comédie et une fable ; une comédie de faux-semblants, un jeu sur les apparences.

Lorsqu’il filme son héroïne dans une voiture avec l’homme écrivain-ex-mari, caméra fixée sur eux, en ignorant le paysage, Kiarostami semble marquer une coupure entre ce qui est dans le champ de vision des personnages et ce qui compte pour lui : transmettre son point de vue dans la conversation qui s’y passe entre les deux passagers. Jeu de mots et de regards, ruse de l’illusionniste qui ne cache pas ses tours pour cerner la vérité. 

Le film, c’est vrai, est intriguant ; il laisse songeur : elle et lui, se connaissaient-ils avant ? Quelle frontière entre réel et fantasmé ? Délire ou réalité ? Copie, original..., de quoi penser de multiples entre-deux.



02/04/2011

"after akhmatova"


After Akhmatova, the play presented until May 1, 2011 at the Tarragon Theatre in Toronto, is a powerful insight into the “Great Purge” that Stalin launched in Russia between 1936-1938 to eliminate – by imprisonment or execution – all artistic and social threats to his leadership. At the time, Stalin reforms the state security organizations and orders the purge of Old Bolsheviks, dissidents, “elites”, ethnic minorities, military officers and family members of his opponents.

When Alan, a young American academic, travels to the U.S.S.R. to interview Lev Gumilyov, he believes he knows all there is to know about Lev’s late mother: Anna Akhmatova. Once a writer of love poems, Anna became famous for “Requiem”, which is an ode to her imprisoned son and a dangerous condemnation of Stalin. As he searches for answers, Alan becomes entangled in Lev’s relationship to his mother, to “Requiem” and to its impossible legacy.

The play is inspired by the life and times of Anna Akhmatova, poet born in 1889 near Odessa, who is known to have started writing “Requiem” between 1935-1940 as the Great Purge takes hold. Unable to risk a printed copy, she pens the verses, memorizes them, then burns the manuscripts. in 1963, for the first time, “Requiem” by Anna Akhmatova was published in Munich.
In 1966, Anna A. dies in Leningrad at the age of 76.