28/01/2012

exister

Il est arbitraire de découper sa vie en tranches. Cependant l’année 2011 d’où datent à la fois mon déménagement à Winnipeg, mon départ de Toronto et la fin de certaines amitiés, a ouvert une ère nouvelle. Une époque se fermait, peut-être celle qui m’a fait passer d’une certaine jeunesse à la maturité. Je réalise que désormais, une préoccupation domine : vivre et trouver un point d’insertion de la littérature dans ma vie. Vivre d’abord, quoi qu’on fasse, on vit, bien sûr ; mais il y a plusieurs manières de retenir les moments que l’on traverse en les projetant sur une feuille de papier, dans un récit.

Lui devant déjà beaucoup, le nouveau livre de Daniel Sibony, De l’identité à l’existence, a renforcé en moi cette idée : penser la vie comme écriture et écrire la vie, questionner les sens de ce qu’il appelle « le peuple élargi des passeurs » où chacun pourrait inscrire des choses intéressante dans le va-et-vient, dans le passage, entre son « qui je suis » et « le voyage qu’il peut devenir ». Moi, mon idée, c’est de tenter de faire quelque chose de créatif (une ligne, un paragraphe, une pensée) de mes moments de curiosité où je découvre un aspect nouveau, ou au moins, j’en ai l’impression ; un peu comme dans mon enfance, où j’imaginais que saisir un morceau de musique, la beauté d'une ville ou d’un roman, c'était essentiel. Aujourd'hui, la contradiction ne m’effraie plus ; je regarde, je tranche, je jette au néant ce que j’ai choisi, et en même temps, je refuse de choisir parce que tout ce qui existe, existe pour moi. 

22/01/2012

spéculation

Non, le temps ne chavire pas, les saisons continuent à tourner en rond : une nouvelle année chinoise commence, celle du dragon, signe du courage et de la sagesse. Mais elle commence mal. À l’université à Winnipeg, on me fait remarquer que les théâtres ont perdu assez de public depuis que l’équipe de hockey est revenue en ville. Je trouvai la nouvelle triste, mais personne ne dit rien : pour la plupart des collègues, cela semblait vain, ou du moins, ils en donnaient l’impression.

Je commençai à aller au cinéma, par compensation. Dans le détail, la richesse de certains films m’éblouit, comme le récent The Iron Lady dont les images d’une Margaret Thatcher vieillissante et en déclin me donnent encore des sursauts. Oui, il serait tentant de m’abolir au profit du faire rien, d'une léthargie dans la perspective de la fin de l’histoire, avec le détachement que donne aussi l’évidence de la mort : alors comment il semblerait dérisoire cet infime geste d’aller au cinéma ? Pourquoi me soucier de ce qui m’entoure, de ce qui m’arrive, juste ici, maintenant ? Mais le moindre mouvement de mon cœur dément ces scénarios mortifères : l’espoir, l’attente, la colère, l’angoisse affirment la vie contre toute déstabilisation. Et la fuite dans la désespérance n’est en fait qu’un épisode de mon aventure personnelle. 

16/01/2012

privilège

Ce matin, je regardais de ma fenêtre l’église qui me faisait face, les fidèles qui sortaient de la messe, les enfants qui courraient à la voiture pour couper le froid, et j’ai eu une illumination : il n’y a pas de situation privilégiée. Toute situation se vaut parce qu’elle a sa vérité, parce qu’elle se vit et qu’elle existe. Lorsque j’essayais de formuler et de noter cette idée, j’ai pensé surtout à moi : soudain, il m’apparaissait que j’avais ma part de chance au monde ; qu’au fond, je n’étais privée d’aucune chance, et à ce moment particulier où je le pensais, il me semblait que j’avais raison. N’être personne, se faufiler à travers les rues et les couloirs des bibliothèques, marcher vite dehors et flâner à l’intérieur de soi-même, s’intéresser aux moindres nuances du ciel et de son cœur, frôler la déprime et la déjouer, tout cela m’apparaissait favorable, comme si tout à coup, j’avais la révélation de l’intrépidité de la jeunesse.

« La beauté sera CONVULSIVE ou ne sera pas », ces derniers mots de Nadja d’André Breton ont contrarié les étudiants. Que dire ? Dans l’instant, j’ai préféré laisser le suspens... Je suis sortie et je me demandais comment on pense, comment on sent, comment on souffre à vingt ans : j’enviais, je redoutais ces filles et ces garçons qui peu à peu ou très vite allaient s’engloutir dans la routine de leur journée, et j’avais hâte de fixer cette phrase sur papier. 


12/01/2012

jeu surréaliste

Du surréalisme, je retiens des textes, des tableaux, des noms d’auteurs, je pense rarement aux activités collectives du groupe surréaliste. En feuilletant le beau livre de Georges Sebbag, L’amour-folie. Suzanne. Nadja, Lise, Simone (2004), je tombe sur « le jeu des définitions » qu’André Breton a dû jouer avec Suzanne Muzard autour du 20 mars 1928, dont voici quelques répliques :

S.M. et A.B.
B. Qu’est-ce que la liberté ?
S. Une multitude de points multicolores dans les paupières.

S. Qu’est-ce que l’exaltation ?
B. C’est une tache d’huile dans un ruisseau ?

S. Qu’est-ce que les yeux ?
B. Le veilleur de nuit dans une usine de parfums.

B. Qu’est-ce que le baiser ?
S. Une divagation, tout chavire.

B. Qu'est-ce que la femme ? 
S. Une étoile dans l'eau.

S. Qu’est-ce que le jour ?
B. Une femme qui se baigne nue à la tombée de la nuit.

B. Qu’est-ce qui plane au-dessus de S. et de moi ?
S. De grands nuages noirs et menaçants.

B. Qu’est-ce qu’un lit ?
S. Un éventail vite déplié. Le bruit d’une aile d’oiseau.

B. Qu’est-ce que le suicide ?
S. Plusieurs sonneries assourdissantes.

B. Qu’est-ce que l’absence ?
S. Une eau calme, limpide, un miroir mouvant.

08/01/2012

souvenir

Anniversaires, commémorations, ces images de la une des journaux en France ces jours-ci – 50 ans de la mort d’Albert Camus, 16e anniversaire de la disparition de François Mitterand... – me font soudain me demander si dans ma vie, il y a des événements que je pourrais qualifier de décisifs ; certains moments se sont rétrospectivement chargés d’un sens si lourd qu’ils émergent de mon passé avec l’éclat des grands événements. Assez récemment, je me rappelle mon arrivée à Winnipeg comme si elle avait marqué un tournant absolument incompréhensible dans mon histoire.

J’avais laissé ma valise à l’accueil, et me suis pressée vers l’ascenseur. « Winnipeg », me dis-je. Sous le ciel bleu, l’horizon indéfini, des trous d’ombre, des érables couleur d’automne ; au loin, des gratte-ciels et une avenue sans fin ; une rumeur montait de la ville avec une odeur de chaleur humide, et des voitures passaient et s’arrêtaient au carrefour. Winnipeg. J’étais là, seule, les mains vides, séparée de mon passé et de tout ce que je croyais aimer, et je regardais la grande cité inconnue où j’allais devoir tailler au jour le jour ma vie. Ici, je n’existais pour personne ; quelque part, sous un de ces toits, j’aurais à faire huit heures de cours chaque semaine. Rien d’autre n’était prévu pour moi, sauf l’appartement que j’avais loué à l’avance ; mes habitudes, mes occupations, mes plaisirs, c’était à moi de les inventer. Je pris l’ascenseur qui montait lentement comme s’il s’arrêtait à chaque étage ; comme si moi, je m’arrêtais à chaque étage jusqu’au 13e, bouleversée par ces avenues, ces maisons, ces trottoirs qui peu à peu allaient se révéler à moi et me révéler à moi-même.  

05/01/2012

claustria

Rappelez-vous : 2008, le monde découvre qu’à 100 km de Vienne, dans la petite ville d’Amstetten, un certain Josef Fritzl avait séquestré sa propre fille durant vingt-quatre ans. Dans un abri au sous-sol, devenu cave de l’horreur, il lui avait fait sept enfants dont six ont survécu.

En ces premiers jours de l’an 2012, Régis Jauffret publie Claustria (Seuil), roman basé sur le fait divers Fritzl. L’écrivain nous livre un texte bouleversant qui va au-delà de l’enquête, sans tomber dans le piège du jugement, et nous conduit à penser la part la plus sombre de l’être humain en toute sa démesure… Le temps passera, et dans dix ou vingt ans, quand l’affaire Fritzl sera classée dans les archives de l’histoire, restera Claustria de Jauffret comme une trace indéfectible du vécu, que d’aucuns prendront peut-être pour du romanesque, du fantastique même. C’est dans cet acte d’inscription que la littérature dépasse la vie, en nous rendant témoins de monstruosités qui nous dépassent. 

03/01/2012

questions

Qu'est-ce que le monde signifie, qu’est-ce que les choses signifient ? Ce qu'il a de beau dans La Recherche de Proust est-ce vraiment la quête de vérité ? Comment un objet peut-il avoir une histoire ? Quoi de plus « vaste » que le ciel ? Et pourtant, qu'est-ce que la littérature ? Pourquoi écrit-on ? Pourquoi lit-on ? Kafka écrivait-il pour les mêmes raisons que Racine ? Comment les hommes « font »-ils du sens ? Et comment le sens vient-il aux hommes ? Quels sont les rapports vécus entre le blog et l'âge ? Le bonheur ? la solitude ? le corps ? la mémoire ? le sentiment de culpabilité ? la folie ? le passage du temps ? Y a-t-il finalement un « un secret » de l'homme ? Quels textes pourrais-je lire en 2012 ? Quels livres me verront avancer ou reculer dans ce monde qui est le mien ? Combien de lectures ?

Questions sur questions… vain exercice de style.
En filigrane, je crois chercher l’espoir que des réponses émergeront. Simplement. 

01/01/2012

bon voyage

Plusieurs des personnes réunies ici ce soir, indépendamment les unes des autres, font la résolution de prendre leur retraite dès que possible, de vendre tout – maison, voiture, bibliothèque – et de partir faire le tour du monde en bateau.

Qui sait, trente-six ans après avoir joué un rôle qui ne leur convenait pas, ces gens découvriront peut-être, par hasard, qui ils sont « vraiment ».