22/04/2012

de la transmission

Je n’aurais pas pensé à « notre ère comme celle de l’information et de la communication » si je n’avais pas passé au moins quatre heures les deux dernières semaines à écouter les quatre candidats au poste de doyen de la Faculté des Arts dans une université canadienne. Chacun des deux hommes et deux femmes qui se sont présentés, a insisté sur l’importance de la communication à différents niveaux (entre administrateurs, professeurs, étudiants, communauté etc), mais jamais le mot transmission n’a été prononcé. Pourquoi ? C’est comme si en valorisant les échanges et l’acquisition du savoir, notre époque semble avoir perdu en chemin la question des contenus, du sens. Chose paradoxale puisque d’autre part, il est assez facile d’observer aujourd’hui un désir intense de conserver un passé par des projets de restauration des œuvres d’art, par exemple ; ou de rappeler un patrimoine lors des conférences qui tentent de faire connaître « aux jeunes » l’histoire d’une ville, d'une ethnie etc. Pourtant ces initiatives diverses d’arracher à l’oubli des créations de l’homme et de l'histoire, ne semblent pas tenir si on ne parvient pas à transmettre aussi « le sens » de ce passé dans un contexte. Toujours en écoutant ces conférences, je suis arrivée à me dire que l’engouement pour l’acquisition de l’information ne cesse de mettre en crise la transmission des idées, la naissance des pensées sans lesquelles la conservation matérielle et « le savoir » théorique seraient vains. Pourtant, comment mesurer si une transmission « se fait » ? Ou encore, par où reconnaître qu’elle continue de s’enchaîner, de passer d’une génération à l’autre ? C’est peut-être une sorte de pari que l’on fait sachant que c’est à quelqu’un d’autre de le tenir.

16/04/2012

la voix

Je dis ceci : dans l’émerveillement de la rencontre et longtemps après, il y a la voix. Sa voix. La façon de dire entièrement le mot, la façon d’aller chercher le mot, de trouver le mot juste, le mot vrai, de laisser le mot arriver jusqu’à la bouche en passant par le silence de la pensée.

Je l’entends dans un enregistrement à la radio, Marguerite Duras. J’entends quelque chose ; je vois quelque chose. Plus loin, je pense à la voix de Daniel Sibony le deux du nouvel an sur France Musique, et je me dis qu’il n’y a pas de séparation entre la voix de tous les jours, la voix de la parole courante, disons-le comme ça, et la voix qui est en train de penser, d’écrire, la voix qui essaie de voir quelque chose, de dire une idée difficile, qui tente à chaque instant d’être, d’être dans une sorte de vérité qui passe par le corps. C’est une tension, parfois une lutte, et c’est surtout une grâce. Quand Sibony parle, il semble inventer le mot ; ce sont des mots simples, parfois des mots de tous les jours qui se renouvellent comme s’il fallait cette banalité pour accéder à la grâce du mot, de la phrase, du dire en acte.
À la prière de dire.

Pourtant qui dit n’entend pas toujours.
Aujourd’hui, mine de rien, elle me demande pourquoi parmi les Juifs il y a peu de sportifs de performance..

15/04/2012

100 ans

La nuit du 14 vers le 15 avril 1912, l'océan engouffrait le Titanic. Aujourd'hui, 100 ans après, j'entends à la radio la musique du quatuor qui avait joué sur le bateau lorsque l'eau montait, et je me dis que l'histoire du Titanic est à fleur de peau dans les sons de cette mélodie, tout comme elle est rendue vivante par le film, la littérature ou la grande Histoire. Elles sont multiples, les voix de la transmission du vécu. 


12/04/2012

du journalisme

La conférence de la journaliste canadienne Kathy Gannon sur les femmes au Pakistan et en Afganistan pour United Nations Women Canada a été nulle. Voix plate, histoires de violence sociale et conjugale sans mise en contexte, descriptions simplistes d’abus sans réfléchir aux valeurs religieuses, ethniques, familiales etc, notre journaliste polissait son image de femme blanche occidentale qui risque sa vie dans « une zone à risque », mais dont le discours ne s’enflamme pas, bute, s'enlise, ne transmet presque rien de ses combats. Ce qui me semblait caricatural c’est que le public avait l’air séduit par cette parole monotone et fatiguée de complaisance. J’ai tourné à gauche, à droite, en espérant croiser un regard vif, peut-être contrarié ou en colère devant cet enlisement. Mais non. Personne. Aucun mouvement dans la salle, aucune angoisse. Rien d’étrange pour eux, tout allait bien. Alors, pour me distraire et ne pas céder trop vite à l'impatience de me sauver de là, je me suis mise à inventer un ton et une manière de dire la frustration. Comment leurrer une salle remplie de femmes et d’hommes assez respectables et prétendre qu’on soit la porte-parole d’une cause humanitaire ? Jusqu’où ? Que se passe-t-il entre un conférencier et le public quand il n’y a pas de souffle, d’idées ou de critique ? Où est l’insupportable ? Que peut endurer un public de Winnipeg ? Beaucoup ce soir. J’ai eu beau appeler au secours Marguerite Duras dont j’avais lu des pages un peu avant la conférence, et qui m'avait émue par sa ferveur... J'étais loin de Marguerite qui sait renvoyer le spectateur à ses propres limites et cherche à le troubler, à le questionner. Marguerite n’allait pas me sauver ce soir, non. Je devais m’expliquer avec moi-même, me révolter seule dans la foule, trouver une façon créative de faire quelque chose de cette pseudo-soirée de partage. 

Depuis le temps que je patiente à Winnipeg. Huit mois. Quand viendra-t-elle cette fameuse effervescence culturelle dont j’entends parler ? Bientôt, annoncerait Marguerite Duras, diseuse d’espoir.

Mais qui est-elle, Duras ? se demande-t-on.  

10/04/2012

du possible

Faut-il voir dans cette question : comment est-il possible de ne pas écrire, l’envie que l’écriture soit une donnée naturelle, une nécessité ? Il y a quelques années encore j’avais l’idée que l’écriture ne peut être abordée par n’importe qui, qu’il faut une maîtrise de la langue, un style, une histoire etc. Puis, avec Proust, Sibony et Duras je suis arrivée à croire que l’être écrivain existe en chacun. « Je vois que tout le monde écrit – que ceux qui n’écrivent pas écrivent aussi. Tout le monde peut devenir écrivain comme tout le monde peut devenir électricien », dit Duras dans un entretien de ’78. Nous possédons donc ce qu’elle appelle « une communauté intérieure », une arrière-histoire qui appelle à être dite et écrite ; c’est là que l’écriture vient puiser ; c'est de l'entraînement et du travail. Mais pour qu’il y ait écriture, il faut qu’il y ait décalage avec la vie réelle : « Déformer la réalité jusqu’à la faire plier aux exigences essentielles de l’histoire du moi », poursuit Duras, comme si mon être écrivain me racontait ma vie et j’en étais le lecteur, le traducteur. Les mots s’immiscent, vivent et agissent dans une zone sombre, en profondeur, là où se situent les archives de soi.

Surgit alors cette autre question : comment dire quelque chose de cette zone sombre ? Imaginez qu'on me pose une question simple, par exemple : vous êtes d’où ? J’ai vu plusieurs interlocuteurs assez surpris par une certaine difficulté que j’avais à dire d’un trait : Je viens de Toronto, phrase que j’ai en réserve quand il s’agit de ne pas avoir une conversation, de ne pas descendre dans la zone sombre, mais de faire bref, de faire semblant. C’est peut-être d’être passée un peu par la psychanalyse, qui me pousse parfois à dévoiler des choses, plus ou moins essentielles, sur mon histoire, lorsque d’autres auraient tendance à les cacher, à les tenir secrets. C’est peut-être aussi une confiance que j’ai apprise à faire aux mots ; et à la mise en mots, dans l’espoir que ça aide, que ça console et accompagne sans savoir précisément de quelle consolation il s’agit et contre quoi. Le tâtonnement me semble attirant, ainsi que la possibilité qu’une porte s’ouvre et qu’une sensation nouvelle puisse faire irruption ; ce qu’on appelle de l’inédit, du souffle ; du vertige.

Comment font les écrivains qui se méfient de la psychanalyse ?, je me demande aussi. Disons qu'ils parviennent à se créer un « divan à soi » à leur façon, qu'ils appellent voyage, dépaysement, solitude ou isolement... Marguerite s’est toujours tenue éloignée de la psychanalyse, même si elle a lu plusieurs fois L’interprétation des rêves de Freud, et entretenu des liens d’amitié avec Lacan, qui était dans les années 70, un ami et un habitué de la rue Saint-Benoît. On sait qu’il a écrit un texte remarqué à l’occasion de la publication du Ravissement de Lol V. Stein. Duras n’a jamais utilisé le mot « inconscient », mais elle l’a fait surgir à travers tant de « signes », tant de significations brouillées et détournées au fil des histoires. Marguerite bricole plutôt qu’elle construit sa vie, et cette vie devient son écriture. Elle est une éponge, une alchimiste. Plus les années passent, plus elle écrit ; elle écrit de plus en plus. C’est ce « déplacement », d’abord incertain, fragile, puis violent, urgent, qui me touche chez elle. Quelque chose qui se passe entre elle et elle : « J’écris pour me déplacer de moi au livre. Pour m’alléger de mon importance. Que le livre en prenne à ma place. Pour me massacrer, me gâcher, m’abîmer dans la parturition du livre. Me vulgariser. Me coucher dans la rue. Ça réussit. A mesure que j’écris, j’existe moins ».

Il y a des semaines où j’écris moins sur ce blog… est-ce que j’existe plus ? 

08/04/2012

comme si

C’est comme si je me disais que la tristesse retient la haine et que c’est ma capacité de la nommer et de l’élucider – de dire et d’éclaircir mes ambivalences amour-haine, mes humeurs dépressives latentes – qui fait que le « déplacement » des affects dans le langage peut être un contre-dépresseur. Je dis ainsi que ce qui me déborde – affect et sens – peut devenir discours de la douleur dite et soulagée par cette nomination même. Ce serait aussi faire le pari que mes « chutes » sont dépassables, et que « le voyage au bout de la nuit » qu’est l’écriture parvient à traduire quelque chose de cette tristesse mélancolique. Traverser la dépression serait alors la traduire : la traduction comme expérience de traversée ; mais traversée à fond où se rencontrent affect et sens dans le corps des mots et dans l’écriture comme acte imaginaire au dire de Proust : « le seul livre vrai, un grand écrivain n’a pas à l’inventer, puisqu’il existe déjà en chacun de nous, mais à le traduire. Le devoir et la tâche d’un écrivain sont ceux d’un traducteur » (TR, RTP IV., 460). L’imagination, voie vers la création, si et seulement si elle parvient à nommer mes troubles. 

03/04/2012

littérature

Le jour où la biographie de Laure Adler sur Marguerite Duras m’est tombée dans les mains, j’ai compris en lisant le chapitre sur « la mère, la petite, l’amant », que la honte peut s’épuiser par l’écriture. Duras n’a cessé tout au long de sa vie de revenir sur cette douleur de l’amour avec l’amant chinois ; et sur la honte d’avoir transgressé quelque chose qui est devenu plus tard le noyau de son écriture. Pendant longtemps, cet épisode reste obscur à ses yeux, cette nécessité d’aimer, le sacrifice consenti à sa mère, le tour de passe-passe où croyant se donner à la mère, elle fait l’amour à un homme qui semble l’arracher à l’emprise de la mère ; le désir tout de suite, la violence, la fascination pour l’argent de cet homme. Le désir si fort que les mots sont inutiles et que le silence s’impose. En écrivant, Duras vide l’histoire de sa part d’ombre et de malheur pour n’en garder que l’épure. Elle transforme par la passion répétitive des mots l’histoire personnelle en ritournelle: « L’histoire est déjà là,  déjà inévitable, Celle d’un amour aveuglant, Toujours à venir, jamais oublié », écrit-elle dans L’Amant de la Chine du nord. L’histoire avec le Chinois dure deux ans, mais par l’écrit, elle ne cesse de se prolonger, d'exister à jamais. Le combat avec les mots dure des mois et des mois, des années, jusqu’à ce que le vécu soit passé dans un récit de fiction ; ce sont les mots qui bouleversent Duras, qui la sauvent en éloignant d’elle le danger d’une adolescence au bord de la folie. L’écriture semble jouer la fonction d’une catharsis.

À relire Duras, j’ai l’impression presque palpable que la littérature est ce lieu où il est possible de partager la folie, l'interdit, la tristesse et le bonheur, et en faire quelque chose ; la littérature soudain comme une sorte de « communauté inavouable » dont parlait Barthes dans le cours sur Comment vivre ensemble, où on peut imaginer qu’il y a un lien invisible entre les humains ; et leurs joies et tristesses. Pourtant, ce n’est pas pareil quand il s’agit de l’holocauste dans la littérature ou le cinéma, car là, les mots et les images semblent buter sur leurs limites ; la réalité les dépasse, le vécu est plus grand que ce qu'on peut en dire. Cette évidence m'est apparue troublante en lisant un article du Monde sur l’affaire Kasztner et le film documentaire de l'américaine Gaylen Ross. Mais oui, la réalité dépasse la fiction.