29/08/2012

le chemin de fer clandestin


Je suis entrée dans la bibliothèque du musée pour chercher un lieu tranquille où lire. À droite, près de la fenêtre, une photo grandeur nature de Harriet Tubman, une femme noire au regard grave, vêtu  d'une robe longue comme au XIXe siècle. C’est l’affiche d’une exposition : Sur la route de l’Etoile du nord. Harriet Tubman et le chemin de fer clandestin.

Me tournant vers une vitrine où il y a un tableau et deux gravures, je lis : « Femme déterminée et courageuse, Harriet Tubman est l’un des ‘chefs de train’ les mieux connus du chemin de fer clandestin.

Née Aramita « Minty » Ross, de parents esclaves, en 1822, dans l’Etat de Maryland, aux Etats-Unis, Harriet travailla comme esclave pour son propriétaire, Edward Brodess, ainsi que pour d’autres de la région. En 1844, elle épousa John Tubman, un Noir affranchi, et prit alors le nom de Harriet Tubman

Harriet échappa à sa condition d’esclave en 1849, mais retourna au Maryland, au moins 13 fois pour y libérer d’autres esclaves. Elle conduisit elle-même de 70 à 80 d’entre eux à la liberté et fournit des consignes précises à une cinquantaine d’autres pour permettre leur évasion. Elle vécut à St. Catherines, dans le Canada-Ouest (Ontario), de 1856-1861 avant de retourner aux Etats-Unis. Elle participa ainsi à la guerre de Sécession et au mouvement pour l’obtention du droit de vote des femmes. Par la suite, elle ouvrit une résidence pour les Noirs américains malades et âgés. Elle mourut en 1913 ».

Que pourrais-je dire sur cette vie, qui ne soit pas cliché ou déjà-dit, déjà-pensé ? Qui soit plus intéressant que mon regard du XXIe siècle qui s’attendrit devant un épisode horrible de l’histoire des Etats-Unis ?

Je continue de lire : « Le chemin de fer clandestin n’était pas vraiment une société ferroviaire. Il s’agissait plutôt d’un réseau de gens et de refuges secrets qui permettaient à des esclaves de s’évader et de monter au Nord. Des années 1830 jusqu’au début des années 1860, les membres actifs de ce chemin de fer guidèrent des esclaves depuis les États du Sud, où l’esclavage était légal, aux États libres du Nord. Parfois, les esclaves se rendaient jusqu’en Amérique du Nord britannique, l’actuel Canada. Le réseau fonctionnait grâce à des affranchis noirs, comme Harriet Tubman, ainsi qu’à des Blancs sympathiques à leur cause. Ces gens protégeaient les esclaves contre les autorités et leur offraient de la nourriture, des vêtements et un abri ».

Ce qu’ils ont vécu, ces esclaves, semble difficile à raconter. Leur misère pourrait me faire honte ; la photo de Harriet Tubman dans sa robe sombre, montrée sur le mur… Tout cela pourrait me mettre sur mes gardes, me faire me méfier de penser que les horreurs se sont passées seulement dans la vieille Europe.

Sortant de la bibliothèque, je lis ces derniers mots : « En 1865, la fin de la guerre de Sécession aux Etats-Unis marque l'abolition de l'esclavage pour l'ensemble du pays. C'était il y a 147 ans... ». 

24/08/2012

l'inédit de marie cardinal


Je lis dans Le Devoir d’aujourd’hui que la jeune maison d’édition Annika Parance à Montréal va publier des extraits choisis tirés des onze carnets manuscrits de Marie Cardinal. Le livre va s’intituler L’inédit et sera en librairie le 28 août 2012.

Les mots pour le dire, je me souviens l’avoir lu il y a à peu près trois ans, quand j’avais entendu qu’une prof à Trent University l’enseignait dans un cours de littérature. J’aurais aimé peut-être savoir comment les étudiants l'ont perçu, qu’est-ce qu’ils ont dit ou ressenti en lisant cette histoire d’une cure psychanalytique ? Pourtant, je n’ai jamais posé la question, et voilà que maintenant, le nom de Marie Cardinal dans le journal me rappelle cet épisode.

Dans un des carnets, elle écrit : « Qu’est-ce qui compte le plus ? Les années qui s’accumulent ou les événements qu’on traverse, qui vous tombent sur la tête, certains prévus et d’autres imprévus ? C’est une question idiote, bien sûr. Tout compte. Le terne et le brillant. Mais quand même, à certains moments, la vie ne compte pas, elle n’est que du temps qui passe, elle n’est pas vive, elle est le fil de l’araignée, le chemin de la fourmi, le sommeil agité du chien. Parfois le flux s’arrête, la monotonie de la marée qui monte et qui descend à heure fixe, parfois alors que la vie est étale, survient le moment : un mot, un regard, un bruit, une lettre, un coup de téléphone, une sonnette, une porte claquée… et la mer intérieure, d’un coup, bascule dans la tempête ».   

Marie Cardinal n’est pas la seule à s’être posée ces questions, pas la seule à interroger la monotonie de la vie non plus. Je me suis demandée la même chose, plus d’une fois, peut-être pas dans ces mêmes mots, mais l’idée était proche. Ce qui me paraît assez troublant est de constater que chaque fois quand je reconnais mes pensées dans l’écriture d’une autre, c’est une sorte de fulgurance qui me traverse. Simplement. Cela me suffit pour imaginer qu’il y a un fil invisible entre moi et elle et d’autres, connus et inconnus, tout comme j’imagine parfois qu’il n’y a pas de frontière entre les morts et les vivants. Nos disparus nous rendent visite souvent. Après tout, le miracle de l’écriture, je dirais de la littérature, est d’accueillir une myriade d'imaginaires, et de nous rassurer peut-être qu’on n’est pas seul à ruminer des pensées ternes ou brillantes, folles ou extravagantes. Pour cela, je ne cesse d’être reconnaissante quand je tombe sur un éclat de texte qui me parle et que je peux entendre. 

21/08/2012

barbe bleue


Il est des jours où une image reste avec moi pendant des heures, suffisamment pour me paraître obsédante, énervante même. C’est ce qui m’arrive aujourd’hui avec la photo étrange, stupéfiante d’Amélie Nothomb que j’ai vue dans le dernier Paris Match - regard mystérieux, sourire, lèvres rouges, plumes bleues, cette photo tourne dans ma tête et me rappelle une question que je m’étais déjà posée : comment fait-elle, Amélie Nothomb, pour « écrire sans interruption » dès 4 heures du matin ? Tous les jours, dit-elle. Religieusement. « Une seule fois, je me suis accordé un moment de liberté. C’était un dimanche matin de septembre 1997, j’étais épuisée et j’avais décidée de rester tranquillement à lire. Cela a été l’enfer, j’ai eu l’impression de régresser à l’âge de 13 ans, au pic de l’horreur pubertaire, de replonger dans le néant absolu ». Sachant qu’à la rentrée, elle publiera son 21e roman, Barbe bleue, je lui donne raison. Ne jamais s’arrêter d’écrire semble être le secret de son inspiration : « j’ai la plaie toujours ouverte. Comme si j’étais en transe. Quand on s’arrête, cela cicatrise. C’est pour cela que je ne me suis jamais interrompue ».

Pour avoir lu quelques-uns de ses romans, parfois j'ai le sentiment que Nothomb écrit le même livre, et c'est un peu décevant : intrigue déconcertante, ambiance gothique où il y a de la rencontre, de l’amour, du meurtre, du mythe réinventé…. Pourtant cet automne, si j’ai l’occasion, je crois que je n'hésiterai pas de lire son dernier. Par curiosité, sinon pour me changer les idées des livres épais, sérieux, lourds de questions lourdes… parfois trop. 

16/08/2012

dans la rivière des outaouais


Chaque année, il recommence. Depuis 1986, John Ceprano, artiste d’origine toscane, refait ses sculptures de pierres balancées qu’il prend dans la rivière des Outaouais, dans un parc à Ottawa. Tous les jours, cet homme reprend son travail en plein air, les pieds dans l’eau, jusqu’à l’arrivée de l’hiver. Persévérer ? Défier l’éphémère ? Les deux sans doute. Peut-être aussi la quête d’un équilibre, l’idée que ce qui nous vient de la nature – la pierre – retourne dans la nature. Clin d’œil aux cycles de la vie et de la mort : au printemps, une vie nouvelle et un nouveau projet démarrent.

Marchant parmi les statues, j’ai eu l’impression presque palpable que les formes, les figurines – j’y voyais des oiseaux ou un castor ou une belette.. – prenaient vie ; étaient vivantes. Un petit vent soufflait, c'était assez irréel d’être là, dans ce lieu que j’aurais pu ne jamais connaître (il est sur une voie peu fréquentée), à contempler ces statues de pierre, droites ou inclinées, petites ou grandes, qui émanaient une sorte de fierté, un je-ne-sais-quoi qui leur donnait une aura de sacré, d’ancien. Pourtant, ces pièces avaient été pensées pour disparaître avec les pluies d’automne, et voici que rien de leur vulnérabilité ne semblait transparaître. Pour moi, elles resteraient là, et pour longtemps. Certes la mission de l’art est de nous faire rêver, imaginer, divaguer... Ce soir encore, je pense à John Ceprano et à ses statues qui font désormais partie du paysage. Par-delà les images, j’éprouve un mélange d’émerveillement et de tristesse. Je les vois là demain, après-demain.. jusqu’à la première neige ; silencieux, pensifs. Les journées raccourcissent et il fera bientôt assez froid. Eux, ils seront toujours là ; dehors, au bord de la rivière des Outaouais. 






15/08/2012

virginia woolf


Au début du Chapitre VI d’Une pièce bien à soi, Virginia Woolf écrit :

« Le lendemain, la lumière d’un matin d’octobre répandait ses rayons poussiéreux par les fenêtres sans rideaux et le brouhaha de la circulation montait dans la rue. C’était l’heure où l’activité se ranimait dans Londres, où l’usine était en émoi, où l’on redémarrait les machines. Il était tentant, après toute cette lecture, de regarder par la fenêtre pour voir ce qui se passait en ce matin du 26 octobre 1928. Que faisait Londres ? Personne semble-t-il ne lisait Antoine et Cléopâtre. La ville avait l’air totalement indifférente aux pièces de Shakespeare. Tout le monde se fichait – et je ne leur en veux pas – de l’avenir de la fiction, de la mort de la poésie ou du fait que la femme moyenne élabore un style de prose reflétant complètement son esprit. Si des opinions sur l’un de ces thèmes avaient été écrites à la craie sur le trottoir, personne ne se serait penché pour les lire. La nonchalance des pas pressés les aurait effacées en une demi-heure. Voici un garçon de courses ; là une femme tenant son chien en laisse. (…) Passaient également les convois d’obsèques devant lesquels les hommes, se rappelant brusquement leur caractère mortel, se découvraient. (…) Tous semblaient séparés, égocentriques et vaquant à leurs propres affaires.

Tout d’un coup, comme cela arrive si souvent à Londres, survint une pause avec suspension totale de la circulation. Plus rien d’avançait, plus personne ne passait. Seule une feuille se détacha du platane au bout de la rue et profita de cet arrêt pour tomber. C’était pour ainsi dire la manifestation d’un signal, un signal renvoyant à une force dans les choses passée inaperçue. (p. 162)

Qui n’a déjà contemplé par la fenêtre le jour qui se lève dans telle ou telle ville ? Qui ne s’est laissé rêvasser en fixant un passant, un balcon ou le ciel ? Rien d’extraordinaire jusqu’ici, sauf cette évidence que c’est écrit et que cette écriture peut appeler des souvenirs, inciter des identifications, soulever des questions. 

Je réalise que parfois il m’arrive de regarder des gens et imaginer leurs histoires : d’où ils viennent et où ils vont, quels films ils aiment, quels livres, s’ils sont pressés, amoureux, agacés… si le mot littérature leur dit quelque chose. La réalité me semble alors une grande fiction, tantôt attirante, tantôt menaçante. Lisant la description de Virginia Woolf, il y a eu certes identification : j’ai vu cette femme s’abandonner à la contemplation un matin d’automne à Londres, et soudain, c’était moi qui contemplais l’automne, l’agitation de Winnipeg qui se remplissait après les vacances, la rentrée, « le brouhaha » du quotidien en septembre, le bruit dérangeant des voitures sur Portage ; étudiants, enfants, passants, et c'était trop. Voilà, le texte me poussait ailleurs, loin. Assurément, Virginia Woolf a fait aussi surgir en moi des souvenirs plus doux : étés à la campagne, par exemple ; promenades, rencontres, aventures. Mais surtout, elle m’a poussée à anticiper : l’automne, la rentrée, le travail qu’il faut pouvoir boucler etc. Après tout, si je devais écrire dans une phrase ce qui m’a plu dans A Room of One’s Own, j'écrirais peut-être : l’effort de questionner « le cheminement d’une pensée » au sujet des femmes et de la fiction, qui fut le point de départ de son livre. J’ai vu Virginia chercher le contexte, remonter au Moyen-Age, avancer siècle par siècle jusqu’au XIXe afin de comprendre le quotidien des femmes – comment elles vivaient, ce qu’elles mangeaient, quand elles se mariaient, si elles étaient pauvres ou riches – cette vie qui en dit long sur l’écriture. Elle arrive ensuite aux écrivaines vivantes, celles du début du XXe siècle – V. Woolf écrit son texte en 1928 – qui sont intéressantes parce qu’elles semblent dépasser l'écriture de soi et tenter de saisir un tableau de l’époque ; la société, les mœurs.

Mais je n’ai pas l’intention de raconter le récit déjà connu, j'ajoute juste qu’après avoir relu Virginia Woolf, je crois comprendre un peu mieux Nancy Huston qui écrit dans les pas de l’écrivaine anglaise : les deux croient aux rôles bien précis des femmes (mères, muses, instructrices, « phares » etc) dans l’histoire de l’humanité, et tissent leur écriture à partir de cette idée. Lisons encore Virginia : « Nous avons porté, élevé, lavé et instruit, peut-être jusqu’à l’âge de six ou sept ans, les mille six cent vingt-trois millions d’êtres humains qui, selon les statistiques, existent aujourd’hui… (…). Sans nous, nul n’aurait parcouru ces mers et ces terres seraient encore un désert » (p. 187).

Du féminisme ou simplement la vie ? 



13/08/2012

le bonheur


Qu’est-ce que le bonheur ? Chacun a sa réponse à cette simple question. Si on cherche les sens du bonheur, c’est qu’on sait qu’être heureux est un état d’âme instable, fragile, et que tenter de l’écrire serait peut-être une manière de le retenir, le prolonger, en faire quelque chose.

Ce week-end, trois films que j’ai vus au mini-festival de films canadiens hongrois m’ont semblé poser la question du bonheur. Comment y toucher ? Comment le vivre, le renouveler, lui donner une certaine durée ? Il est connu : on est heureux quand on partage avec les autres, quand on est en bonne compagnie et que ça passe ; quand on est reconnu par la vie et par ceux qu’on aime, et qu’on ne se réduit pas à soi-même, etc. Bref, quand ça marche et qu’on est libre d’angoisse, détaché, détendu – on aime et on est aimé. Parfois, on parle du bonheur ainsi.

Ces films donc, réalisés par des Canadiens d’origine hongroise pensent la quête du bonheur, quête singulière et tellement humaine, et la mettent en lien avec l’identité : qui êtes-vous ? D’où venez-vous ? Qu’est-ce que vous avez envie de faire de votre vie ? Il s’avère que les narrateurs des documentaires en question sont pris dans des entre-deux intéressants, entre deux ou plusieurs cultures, langues, traditions ; ils viennent de Hongrie après la Seconde guerre et s’établissent sur le boulevard Saint-Laurent à Montréal. Ils ouvrent des épiceries, boulangeries, vont à la synagogue ou à l’église, fondent des familles, inventent une vie dont on sent la vitalité, l’énergie, l’élan. « Il y a de l’espoir », disent-ils souvent, et on imagine leur reconnaissance d’être vivants après la guerre...

En filigrane surgit après une réflexion sur le passage du temps, sur les gens qui changent de quartier, se déplacent, se dissipent un peu partout dans la ville de Montréal, les uns s’assimilent, les autres résistent et font des communautés presque fermées, la plupart d’entre eux s’intègrent sans perdre le lien avec la culture d’origine. Dans le va-et-vient entre là-bas, au pays natal – qui reste inscrit dans la nourriture, les coutumes, les fêtes, par exemple – et le Canada, pays de choix, se renouvelle l’espoir que des choses sont possibles, que l’aventure d’une vie nouvelle est ouverte. Il est vrai que les films dont je parle mettent de l’avant un imaginaire plutôt idéalisant sur l’immigration, à questionner aujourd’hui. Les obstacles restent en arrière-plan, la joie de vivre prime. Pourquoi pas, car malgré tout, c’est bon de se rappeler qu’il fait bon rêver, poursuivre des rêves et tenter de les réaliser ; faire confiance à une terre nouvelle.

Le documentaire de 1973 d’Albert Kish, Une rue de lait et de miel, montre le boulevard Saint-Laurent après la Seconde guerre comme un lieu de richesse et d’accueil pour des immigrants venus d’Europe ; Hongrois, Polonais, Roumains, Russes... La rue elle-même devient une sorte de vieille Europe, rendue vivante par les commerces qui s’ouvrent, les boulangeries, les marchés etc. Des familles s’y installent, inventent une vie, on sent le bonheur des enfants qui jouent dehors, qui montent les escaliers extérieurs typiques des maisons montréalaises.

Kish, le réalisateur, recueille des témoignages de ces premiers immigrants d’Hongrie. C’est assez intéressant, surtout quand un d’entre eux évoque le boulevard Saint-Laurent qui « a beaucoup changé » depuis les années 50. L’homme de quatre-vingts ans aujourd’hui avoue le « mélange de nostalgie et d’espoir » qu’il éprouve chaque fois quand il marche sur cette rue et croise des gens dont il ne connaît plus l’histoire – d’où ils viennent, quelles langues ils parlent – mais dont il se sent proche parce qu’ils vivent dans le même quartier. Le lieu est liant.

Il y avait peu de spectateurs dans la salle de cinéma, la plupart d’un certain âge. Je crois que chacun a trouvé quelque chose à quoi s’identifier. À la fin, quand les lumières se sont allumées, ils n’avaient pas l’air de vouloir se lever, comme s’ils tentaient peut-être de prolonger le fil des souvenirs, les images du passé... Pour ma part, je me suis dit que le cinéma, comme la littérature, a ce pouvoir extraordinaire de nous mener ailleurs pour qu’on reparte autrement. Une sorte de magie.

L’autre documentaire, Eaux de vie par Tamas Wormser, réalisé en 2006, parle d’un tout autre sujet : l’eau, la sensualité des bains et leurs rituels spirituels. Tourné en treize pays différents, le film donne à voir la relation essentielle que toutes ces cultures tissent avec l’eau et les croyances de purification, de renouveau, de bien-être. Ainsi, on passe par le Gange, et à voir des dizaines et des certaines d’Indiens qui le vénèrent et s’y baignent, on se s’étonne plus que ce Gange soit le fleuve le plus célébré et le plus pollué du monde. On s’arrête après aux sources thermales du Japon et aux hammams de Marrakech et Istanbul, qui séduisent par la lenteur et le calme. Il y a de quoi penser que l’eau et la nudité effacent les frontières entre les âges, les classes sociales, les lieux de naissance, les bains faisant le bonheur des locaux et des touristes. On y voit surtout que l’eau est une source de joie et de rencontres surprenantes avec soi-même et autrui ; on découvre des sensations nouvelles et de nouvelles présences.

En peu de mots, je rappelle le troisième film : La Florida de George Mihalka, sorti en 1993, dont on dit qu’il est une comédie québécoise classique. Pourquoi ? Parce qu’il met en lumière l’envie connue des Québécois de se sauver du froid et de se faire une vie dans le Sud des Etats-Unis, sous le soleil de la Floride. J’entends dire que c’était courant surtout dans les années 90. L’histoire du film est drôle, remplie de non-dits qui entretiennent le comique et poussent à aller plus loin, à se poser des questions : comment les Québécois vivent leur singularité en Floride ? Quels liens entretiennent-ils avec les Etats-Unis à travers l’histoire ? C’est quoi le bonheur pour une famille dans la cinquantaine, avec deux enfants et un grand-père qui vit avec eux ? etc. Cette famille s’appelle Lesperance – elle porte l’espoir dans le patronyme – et par un soir d’hiver froid, ils quittent tous Montréal pour descendre en Floride. Arrivés au soleil, ils doivent vite désenchanter – nous aurions pu l’imaginer. « Leur Floride », La Florida n’est pas tout à fait fleurie comme celle de l’imaginaire, d’où une série d’épreuves, d’aventures et de rencontres inédites, pas évidentes. La vie simplement avec ses secousses et imperfections. Bref, le film fait rire et éveille une certaine envie de savoir plus sur les clichés de l’imaginaire québécois.

Finalement, de ces films, j’ai retenue aussi qu’il y a des rêves et qu’il n’y a pas de mal à les poursuivre. Parfois, on pourrait être surpris de voir qu’ils se réalisent, qu’ils se mettent à vivre sous nos yeux. Avoir des rêves, oser en imaginer, c’est peut-être synonyme d’être heureux ; être en quête, éveillé, l’essentiel de notre être vivant. Non ? 

10/08/2012

écriture et passage du temps


Cet été m’a offert quelques moments doux : la lecture du Journal de Virginia Woolf et la relecture des extraits des Mémoires de Simone de Beauvoir, jusqu’à Tout compte fait. Je me rends compte que j’ai lu avec bonheur ces écrivaines cherchant dans leurs mots et souvenirs quelques armes, et peut-être un itinéraire, une inspiration pour la vie d’adulte qui me semble complexe, rusée, féroce même. Voici que pour mon trente-quatrième été, les livres de Simone de Beauvoir m’aident à accueillir quelque chose de mon âge mûr et m’incitent à réfléchir sur l’écriture et le passage du temps ; sur ce que je n’ose pas appeler « la force de l’âge »…

« M’installer » au milieu de la trentaine. Je songe à Barthes qui, dans son cours La Préparation du roman I et II, en 1978, deux ans avant sa mort, réfléchit sur le temps qui lui reste, présentant combien court sera son futur. Il n’aura plus le temps de vivre de nombreuses vies ; « il me faudra choisir ma dernière vie », dit-il. À l’époque, Barthes a beaucoup plus que trente-cinq ans, et il commence le cours du 2 décembre 1978 citant Dante, qui à trente-cinq écrit : « Nel mezzo del cammin di nostra vita/Au milieu du chemin de notre vie ». Barthes entend parler de la vieillesse, « d’un compte à rebours flou mais dont le caractère irréversible est perçu plus que dans la jeunesse », et il nous met en garde que dans la société, « cette référence à l’âge est mal prise, mal comprise. On y voit une coquetterie : ‘mais non !’ ou une obsession ». Heureusement qu'il reste ceux qui sont fatigués de la répétition, « le peu de sujets qui pensent encore », dit-il, qui reconnaissent que le temps passe, qu’on vieillit. Barthes s’identifie à eux et imagine que : « Un moment vient où ce qu’on a fait, écrit (travaux et pratiques passés) apparaît comme un matériau répété, voué à la répétition, à la lassitude de la répétition ». Il continue désespéré : « Quoi ? Toujours jusqu’à ma mort, je vais écrire des articles, faire des cours, des conférences – ou au mieux des livres – sur des sujets qui seuls varieront (si peu !). Quoi ? Quand j’aurai fini ce texte, ce cours, il n’y aura plus qu’à en commencer un autre ? Non, Sisyphe n’est pas heureux : il est aliéné, non à la vanité de son travail, mais à sa répétition ». Le pessimisme de Barthes fait peut-être rire, mais il soulève une question assez troublante : comment ne pas sombrer dans la violence monotone de l’âge ? Ou encore, comment vivre l’épuisement de l’étonnement ? Pour celle ou celui qui écrit, ou qui a l’impression d’avoir vécu des nombreuses vies - arrivé(e) à un certain âge - est-il possible de se surprendre ? L’inconcevable peut encore avoir lieu ? 

Dans les années quatre-vingts, Deleuze pensait que la routine peut être révolutionnaire.
Enfin, chacun saura pour lui... 

06/08/2012

sport et écriture


J’aurais aimé dire quelque chose de plus sur les liens que j’entrevois entre sport et écriture, mais avec quels mots pourrais-je rendre ma pensée ? Hier, à une émission de télé sur les jeux olympiques, j’ai entendu une sportive de triathlon s’excuser devant le public canadien d’avoir raté une épreuve dans la compétition. Au bord des larmes, elle s'expliquait : pendant quatre ans, j’ai travaillé, je me suis entraînée ; aujourd’hui, je n’ai pas pu, mon corps ne m’a pas suivie… Sa frustration était évidente, mais je me suis dit qu’il y avait aussi autre chose : cette fille tentait de dire qu’une compétition est plus grande qu'on ne le croit, qu'il y a de l'imprévu, du hasard, de l'autre... Avoir travaillé longtemps et très dur ne suffit pas pour gagner, tant que le hasard est susceptible de s’y mêler et déjouer les plans. Ce hasard, qui fait souvent les choses, s'appelle aussi chance ou malchance ; il est connu pour déborder les limites du prévisible. Disons que pleurer de joie quand on a gagné une médaille ou de tristesse quand on a perdu, c'est entre autres l'oeuvre du hasard. 

En pensée, j’avais une certaine sympathie pour cette fille. Elle me rappelait que le sport et l’écriture ont quelque chose en commun : cet imprévu, le hasard qui nous pousse ailleurs pour le bien et le pire, qui déstabilise et fait pousser des ailes. J'imagine que c'est vrai : qui a l'habitude d’écrire et n’est pas écrivain sait peut-être qu’une page bien faite donne l’impression presque palpable d’une satisfaction ; c’est de la joie ; petit ou grand accomplissement. C'est là, écrit, et c'est bon. Simplement. Autrefois, c’est frustrant : on essaie, on se tord pour exprimer une pensée et les mots se dérobent. Reste qu’une sensation d’intensité surgit dans le sport et dans l’écriture ; vivacité ou trouble du corps et de l’esprit.

Je relis Ritournelle de la faim de Le Clézio, et me dis encore une fois que c’est un des meilleurs romans de l’auteur. Pourtant, je ne savoure pas le texte entièrement, me sens assez tendue parce que je sais que je fais cette lecture pour essayer d’écrire un article... Je veux dire un article critique. « Penser le féminin » à travers ce roman, c'est le sujet. Trop vaste, pas évident, et c'est vrai, depuis quelques jours, j’y pense sans succès. Impossible de repérer un fil suffisamment clair et intéressant à suivre. Là je me dis à nouveau que c’est comme dans le sport : il faut continuer à s’entraîner ; chercher, tâtonner. Après tout, le  grain d’insatisfaction, de non-trouvaille motive. 

04/08/2012

journal d'un écrivain


« Par où commencer ? », demande Virginia Woolf dans une entrée de son Journal, le 17 juillet 1921. Quand j’ai lu cette question, je me suis souvenue d’une de mes professeures de littérature à la fac, qui avait perdu son fils après la rentrée. Elle avait manqué peu de jours, mais tout le reste de l’année, nous n’avions commenté que des textes sur la mort, des récits de deuil. À l’époque, je n’avais pas fait le lien entre sa douleur et les textes, mais aujourd’hui, je la comprends : tout en restant dans la vie, elle cherchait à être dans la mort. Croyait-elle que la littérature est ce lieu de partage où les douleurs des humains peuvent entrer en résonnance ? Que les textes peuvent consoler, donner l’impression qu’on n’est pas seul(e) à souffrir ? Je l’ai perdue de vue, cette professeure, elle doit être à la retraite depuis longtemps. Penser à elle aujourd’hui me fait dire qu’elle a dû se poser souvent cette question « par où commencer ? » quand elle entrait dans la salle de classe, et dans sa tête, elle était ailleurs. « Commencer » le cours a dû devenir au fur et à mesure synonyme de vivre ici et maintenant ; petit à petit, parler, penser la ramenait peut-être à la vie.

À l’époque, j’avais vingt ans et les événements se succédaient si vite que je n’avais pas le temps de les observer et de noter des réflexions et des sentiments qu’ils déclenchaient en moi. Je vivais ce que je pouvais, et « le reste » passait à côté. Des années après, je m’en souviens... Hier, j’ai volé vingt minutes au Journal de Virginia Woolf que je n’ai pas pu finir comme je me l’étais proposé, ayant eu ce désir soudain de poser le livre et de sortir marcher au bord de la rivière Rouge. Un orage approchait, et j’ai regardé cette rivière avec les yeux de Virginia Woolf, j’ai vu avec ses yeux la rivière Ouse où elle descendait et traînait sa jupe, les poches remplies de pierres. Le monde était mis entre parenthèses et cette image me donnait l’impression d’entendre une voix lire des pages de son journal, surtout ces derniers mots à son mari avant le suicide : ‘I have a feeling I shall go mad. I cannot go on any longer in these terrible times. I hear voices and cannot concentrate on my work. I have fought against it but cannot fight any longer. I owe all my happiness to you but cannot go on and spoil your life’Virginia Woolf avait 59 ans quand elle est partie de chez elle vers la Ouse le 28 mars 1941. Oui, c’est sûrement assez troublant de découvrir l’intimité de cette femme qui, de 1915 à 1941, a consigné sur des feuilles et dans des carnets, des impressions de lecture, des souvenirs, troubles, voyages etc. 27 volumes, dont environ 600 pages sont traduites en français sous le titre Journal d’un écrivain (Christian Bourgois, 1954, trad. de Germaine Beaumont). Ai-je besoin d’ajouter que l'univers d'une femme qui écrit en dit long sur son écriture ? 

01/08/2012

1 août


Je suis seule dans ce coin de la salle de référence à la bibliothèque, assise près de la fenêtre comme d’hab’. Je regarde la rue déserte, de cette baie vitrée qui donne vers l’ouest etc. Et je n’oublie pas que cette pièce servait d’espace pour les archives jusqu’en 2006, je l’ai lu dans un album sur l’histoire de cette université. Mais je m’imagine dans une grande pièce lumineuse et fraîche, à cause de la lumière qui vient par une fenêtre ronde dans le plafond, et de l’air climatisé. A room of one’s own… « Si on ne rêve pas, on n’existe pas. Je rêve, donc je vis » -- j’ai noté cette phrase le 13 juillet, c’est de Kristeva dans Thérèse mon amour, une brique de roman que j’ai laissé tomber. Trop long (745 pages), et le sujet ne m’intéresse pas. Pourtant, je suis restée avec l’impression que certains livres sont des rêves, certains espaces aussi. Quand je suis ici, assise à cette table, impossible de ne pas rêver, rêvasser, imaginer un ailleurs – il le faut, car c’est trop laid… les chaises, les documents sur les rayons, le tapis usé.