26/02/2014

l'Amérique au jour le jour

Je serais restée encore avec eux dans la salle de classe à lire L’Amérique au jour le jour de Simone de Beauvoir. C’était tranquille. Un après-midi froid mais plein de lumière. J’avais ouvert le livre au hasard, et en lisant, j’avais l’étrange impression que ce qui passait sous mes yeux était bel et bien actuel, contemporain. 

L’Amérique au jour le jour est le journal que de Beauvoir a tenu lors de son voyage de quatre mois aux États-Unis, de janvier à mai 1947, mais au fond, je ne suis pas la seule à noter que ses observations sont vraiment pertinentes aujourd’hui : la verve de New York, la solitude des gens dans des cafés, les enfants qui patinent dans Central Park, les bars de jazz ‘authentic’, qui selon elle, n'ont rien à voir avec certains bars de jazz de Paris, la passivité des jeunes dans des universités, l'indifférence politique de la plupart des gens de classe moyenne… et plus intimement, cette prise de conscience qu’elle est « personne », une étrangère, dans cette immense ville qui a existé avant elle, et qui existera amplement après son départ.

Une entrée de son journal, quatre jours après son arrivée à New York, dit :

January 29, 1947 – Again I slept late. But there’s something in the New York air that makes sleep useless; perhaps it’s because your heart beats more quickly here than elsewhere – people with heart conditions sleep less, and many New Yorkers die of heart problems. In any case, I’m enjoying this windfall: the days seem too short.

Dès les premières pages, surgit l’enthousiasme de la femme qui voudrait sentir la ville sans perdre un instant, mais qui en même temps, tente de la penser, l’observer, l’analyser. Aurait-il pu être autrement vu qu’il s’agit de Simone de Beauvoir ?

23/02/2014

j'ai fait un rêve


J’ai fait un rêve. Je suis en face de la mer. Et j’ai compris quelque chose. C’est tout. Étrangement, je me suis réveillée en étant persuadée que je savais ce qui avait été compris, comme une révélation : le deuil d’une amitié idéale. Oui, j’avais tué en moi cette nuit-là ce fantasme-écran de rencontrer une amie, qui cachait le besoin un peu honteux d’une présence maternelle, douce, consolatrice – et j’avais besoin de quelqu’un d’autre, d’un transfert (sur un livre ? un texte ? ), pour en porter le deuil. Qui sait s’il ne s’agit pas d’un autre type d’amitié, celle où l’on s’invente soi-même comme amie ? L’écriture de pensées, de carnets me rassure sur le fait que je ne suis pas disparue, en témoignant de mon existence. La quête de l’amitié vient peut-être d’un doute, d’une inquiétude à l’égard de la présence de l’autre.


Bien entendu, de telles digressions ne comptent pas, mais, dans tous les cas, il s’agit de l’écriture d’un rapport aux absents. Et il m’arrive d’être submergée par la pensée des absents, des disparus, mine de rien, comme cette après-midi où je marchais dans le Parc du voyageur à Saint-Boniface, ce dernier jour du Festival (du voyageur). Les mains gelées, le nez dans une grande écharpe, j’avais la sensation presque palpable que l’hiver rude n’empêchait pas l’histoire de prendre vie, de s’animer dans les voix des enfants, dans la grandeur des statues taillées en blocs immenses de neige, ou encore, dans la musique folklorique en français qu’on entendait sous les tentes. La fête franco-manitobaine allait bon train. 
 
 
Festival du voyageur, Saint-Boniface





22/02/2014

conversation


Fugitives, les images suivantes montrent des passagers qui arrivent à l’aéroport de Winnipeg, la plupart habillés en vêtements assez légers comme s’ils venaient d’un lieu chaud. Sans bien savoir pourquoi, je suis accablée par l’idée du choc que ces gens vont ressentir quand ils mettront le nez dehors, où il vente et l’air frigorifié est à -20. Vers la sortie, par une fenêtre, à travers l’haïssable neige glaciale, je vois tracés en lettres vertes et jaunes sur le bâtiment d’en face, les mots Enterprise, Avis, Hertz, Reserved Parking... Personne ne traverse la rue pour aller dans cette direction-là. Peut-être, ces compagnies de location de voiture ne sont plus ouvertes. Cette pensée d’une ville amortie, engloutie par l’hiver, me donne envie de mourir. C’est qui d’abord, qui a inventé tous ces noms… Enterprise, Avis… ? D’où viennent ces gens qui vivent ici ? Pourquoi traverse-t-on l’océan ? Ou peut-être qu’ils sont simplement nés ici ? Pourquoi fait-on quoi que ce soit ? Oh, les beaux jours… Vous êtes venue, vous, chercher l’inspiration d’une vie nouvelle à Toronto ? Je vous le demande parce que je vous vois arriver à Winnipeg. Que peut espérer vivre par -40 une femme dans une ville de la Plaine, dont les plaines ne se laissent même pas approcher ? Puisqu’elles sont sous la neige plus de six mois..

Dans mon for intérieur, je suis sur le point d’éclater en sanglots.



19/02/2014

my winnipeg


Je me suis fait cette idée que la ville où j’habite et une ville sans nom où je crois que j’aimerais vivre me disent quelque chose sur moi… qui je suis, qui j’aimerais être, que faire de ma vie etc. D’une part, Winnipeg me tient accrochée à un certain mystère, à une attente indéfinie, comme si la ville détenait quelque vérité (sur moi?), que je n’ai pas encore découverte. D’autre part, la ville où je me dis que je voudrais vivre un jour reste floue, mystérieuse, impossible à localiser avec précision. 

Pour parler de la ville imaginée par des artistes, l’autre jour, je feuilletais le catalogue de l’exposition My Winnipeg, qui avait eu lieu à la Maison Route à Paris pendant l’été 2012. Certaines œuvres de cette exposition avaient été montrées à la galerie Plug-In ICA à Winnipeg en 2013. C’est à ce moment-là que je réalisais pour de vrai que j’habitais à Winnipeg, cette ville éloignée que j’avais trouvée gothique, effrayante même, lors de ma visite rapide à l’expo de Paris. Dans ce catalogue donc, je lis :  
La théorie de « l’inconscient gothique », développée par la commissaire indépendante Sigrid Dahle, part de l’idée que Winnipeg est une ville hantée par les fantômes de son passé social douloureux. Il y a dans ce passé (entre autres épisodes) le génocide des peuples des Premières nations, la spoliation des Métis, les terribles épreuves rencontrées par les immigrés islandais qui fondèrent la république de Gimli au nord de Winnipeg, l’arrivée des mennonites russes fuyant les persécutions et des rescapés de l’holocauste à la recherche d’une terre d’asile, l’exploitation des immigrés européens et asiatiques pauvres qui aboutira à la grève générale de Winnipeg en 1919 et le combat titanesque des femmes pour devenir des citoyennes à part entière.  (p. 38)



Fin abrupte de paragraphe. 
J’ai lu, relu, je me suis arrêtée et relu une dernière fois.


Deux jours plus tard, j’avoue que ces phrases sont encore présentes dans mon esprit. Cocasse imbrication de faits et de malheurs. Quel sens leur donner par rapport à mon histoire ?


12/02/2014

sur le prénom


Soudain, j’ai eu le sentiment que Jane était assise à côté de moi comme une amie proche, même si je la connais depuis peu de temps. Silencieusement, j’avais une pensée pour Jan, l’amie de longue date, que j’avais perdue pendant l’été. Étrange de réaliser que je me rapproche peut-être de Jan-e, quand au fond, je cherche toujours quelque chose de Jan… Qui sait ?

Une voix appelle « Anna » sur le couloir au troisième étage. Je sursaute. 
Il faut éteindre l’ordinateur, prendre mon sac, sortir. En marchant, j'essaie de retrouver le fil de mes pensées. 

"Everything that happens has a purpose". C'étaient les premières paroles du rabbin en ouverture de la messe du sabbat à laquelle quelques étudiants d'un cours de judaïsme avaient choisi d'assister. Une fois de plus, cette phrase me ramenait aux mystères de la perte, de la rencontre ; bref, de l'amitié qui compte. Que faire de la myriade d'images qui peu à peu s'emparaient de mes yeux, de mes épaules, de mon front… ? 





09/02/2014

la ville toujours


Depuis le début, je n’arrive pas à écrire ma ville ou chez moi, à inclure Winnipeg dans le monde où je vis au quotidien. Pas de possessif par lequel je prononce mon appartenance. [Cette impossibilité est-elle une façon d’exclure Winnipeg, de la renvoyer à l’exclusion qui est au fond la mienne dans cette ville ?]

D’un certain point de vue, considérable, celui du temps, je n’ai vécu à Winnipeg que deux ans et cinq mois. Peu pour me sentir appartenir, mais assez pour m'imaginer dans les rangs de ceux qui se plaignent et râlent contre l'hiver rude de la Plaine. Si le dernier numéro de The Uniter titre que "Home is where the snow is", suis-je prête à partager cette vision ? Certainement pas, ou du moins pas encore, vu que l’hiver qui dure ici environ six mois me rend de mauvaise humeur chaque fois quand je m’arrête pour y penser. Néanmoins, un lieu comme Winnipeg ne catalyse pas que de l’énergie négative. Il me pousse à renouveler ce que j’avais cru comprendre ces dernières années sur mon « chez moi » au Canada. J’avoue qu’à Toronto, je n’ai jamais autant réfléchi à cette question du « qui suis-je ? », qui restait pour moi une question littéraire, celle de Nadja de Breton, que je n’avais pas eue l’occasion de m’approprier, de vivre réellement.

Après tout, je me demande si un jour, la ville de Winnipeg aurait la force (me forcerait-elle ?) de me mener à éclaircir, voire à écrire, le récit du « qui je suis », pour que ce récit-là me rende la ville plus supportable. Peut-être ou peut-être pas. Dans tous les cas, le processus me semble lent, laborieux, en écho avec la lenteur intérieure que je traverse ce début de février.


The Forks, Winnipeg (photo credit The Uniter)

05/02/2014

"images de pensée"



« Images de pensée », ces mots de Walter Benjamin me viennent à l’esprit quand je réalise que j’ai du mal à visualiser, à mettre en images, l’état de lenteur, de mélancolie suspendue, que je ressens en ce début de février. Si malgré tout, je m’efforce à détacher une image, une seule, dans la myriade d’images-pensées qui m’habitent chaque jour, ce serait, je crois, l’image d’une vaste étendue de neige, plate et éperdument glacée, la vue cliché des Prairies canadiennes. Tapis lisse de blancheur laquée. 

hiver à Winnipeg


02/02/2014

douceur


Les fleurs de glace sur la fenêtre ont disparu, signe que le jour s’annonce un peu plus doux. Selon la météo, les températures ont remonté d’une dizaine de degré : du -30 à -18. Soudain, l’aube me semble plus alerte, plus lumineuse peut-être, au point que j’imagine l'arrivée du printemps. Et quand je pense au coucher de soleil de l’autre soir, l’illusion de la saison qui changerait me devient presque palpable.


 winnipeg, 30 jan. 2014

Quelques heures plus tard, je suis en train de terminer un livre d’une centaine de pages, intitulé Un père (1994). L’auteure est Sybille Lacan, la troisième fille de Jacques Lacan, née du premier mariage du psychanalyste avec Malou Blondin. Sur la dernière page, elle cite un extrait de son journal d’octobre 1981, requiem pour le père : « lumière. le léger martellement des pas. dans la troupe, des enfants, des fleurs, le chemin doucement monte vers le cimetière. image fixe et en mouvement. c’est là que j’ai pleuré : enfermée dans un cercueil la mort palpable encore est pour la dernière fois confrontée aux couleurs, air mouvant, horizons verdoyants des collines, palpitation du monde » (p. 103). 

Ailleurs, dans un autre espace, surgit pour moi la mélodie mélancolique du Requiem for Larissa de Valentin Silvestrov.