20/03/2010

le monolinguisme de l'autre



Je viens de terminer Le monolinguisme de l’autre de Derrida. La question de la langue maternelle et de la langue de l’autre m’intéresse. Je me demande jusqu'à quel point on peut aimer, écrire, souffrir dans une langue autre – pas celle dans laquelle, on est né – sur un mode d’appropriation aimante ou désespérée afin d’inventer une forme nouvelle qui serait notre inscription sur des mots, des rythmes, des sonorités, la présence d’un accent. Penser à la langue, à l’appartenance culturelle par l’exil, par la mort, m’intéresse aussi : en filigrane, se lit la question de l’étranger, de sa parole, l’issue de la transmission.

Comment déformer cette langue autre, par où la transformer ? S’agirait-il de lui faire payer quelque part la donne de l’étrangeté ? Depuis bientôt huit ans, pour moi, cette langue est le français. Une langue d’affection, d’élection ; aussi la langue dans laquelle je travaille, et qui, certes, me travaille ; sur laquelle, je prends appui pour vivre. En lisant Derrida, je m’aperçois que je partage cette envie de lui faire arriver quelque chose, à cette langue. Envie de la faire passer par ma voix, celle qui passe par d’autres voies : l’anglais, le roumain, le hongrois. Désir d’empreinte, d’écrit.

Tentation de l’écriture, qui telle une écluse précaire laisse appréhender les forces et les faiblesses du verbe et de la voix empreinte du natal, une sorte d’étrangeté au sein du français. Car, l’arbitraire du signe m’interroge. Les détours du sens, les plis de signification d’un mot, d’une phrase, sont infinis, surprenants ; prenons, par exemple, langue d’amour ou étranger : d’un registre à l’autre, les sens abondent, se superposent, se heurtent, comme pour montrer que la langue tient, qu’elle a de quoi jouer et répondre à des exercices de parole et d’écriture. Me revient cette pensée de Daniel Sibony, qui, dans une conférence sur la traduction et, plus longuement, dans son livre L’Entre-deux, rappelle qu’à l’intérieur d’une langue, on est bilingue ou plurilingue. Dans l’écriture, il y a un partage d’au moins deux langues : « la langue originaire et celle de l’autre qui vient de loin », la transmission d’inconscient. Dans la traduction, s’ajoute la langue de destination.

Il y a toujours des « fibres », des fibrillations, qui mises en mouvement par la parole, prises par l’écriture, entrent en résonance, se lancent des appels, éveillent des rappels. Au creux des imbrications, l’écriture demeure un idéal insaisissable, pas atteignable dans une fixité, ce qui maintient la ferveur de la quête du plus fin mot, de la phrase juste. Elle donne l’énergie de ne pas cesser à chercher des possibles, et d’essayer, et de rayer pour pouvoir recommencer. Car le mouvement de la langue est surprenant par ses possibilités de combinaisons, par ses noyaux de sens jamais aboutis, par le non-sens qu’il faudrait prendre le courage de porter aux limites de la signifiance.

C’est à l’intérieur même du français que je touche mon grain d’étrangeté et j’arrive à nouer quelque chose de l’ordre de la transformation en direction d’une langue qui n’existe pas encore et qu’il faut inventer. En écrivant dans la langue de l’autre, j’aimerais croire qu’à mon insu, j’appelle l’ouverture qui permet de parler d’autre chose et de s’adresser à autrui ; et qui laisse que les autres s’adressent à moi, à l’instar de Paul Celan, dans une lecture de ses textes : « Ce soir, je leur lirai les poèmes, par-dessus leurs têtes, et ce sera un peu comme pour rencontrer mes auditeurs au-delà d’eux-mêmes, dans une seconde réalité dont je leur aurais fait cadeau ».

Le 20 mars, c’est aussi la journée internationale de la francophonie. Coïncidence d’entendre parler de « monolangue », de « monoculture », mais ici, dans le contexte du dépassement du mono à la faveur de la pluri-culture francophone. Après tout, il est intéressant de penser que dans un discours culturel, la mono-langue qui est le français est doublement plurielle : de l’intérieur et de l’extérieur. Le français, intrinsèquement unique et multiple ; et le français traversé par les lignes de la francophonie.

Le monolinguisme de l’autre ou de nous-mêmes est-t-il alors une métaphore ?

15/03/2010

to be.. Canadian at a hockey game

The Maple Leafs won over the Edmonton Oilers last night at the Air Canada Centre, 6-4. I was part of a cheery audience, a node in a huge colourful crowd screaming out its joy. This was the first NHL hockey game that I attended live: I was lucky to share the victory of the Toronto team. “It doesn’t always happen!”, someone exclaims. I figure out there might be better teams. Yes, I am a novice in these matters. There is work to be done. The work in progress is in the nature of performing and competing and training and succeeding. The Leafs are no exception. The Gladwell “10.000-hour rule” pops out, the theory exists. One has to look for practice. And practice, there at the game, I had a sense of it: the players made proof of strategy. They had a method. There were strengths and mistakes and all was part of the game. Beyond these moves that seemed so smooth, effortless, I could guess the sweat and the hard work. I did feel special watching and being present there at the game. It was much different from my ordinary week-end, a sort of première.

This special event makes me query what it means to be Canadian? And how does hockey fit into this search? The game last night was well the proof that team sports, such as ice-hockey, can give the lively feeling of belonging to an eclectic community, this feeling of sharing for a moment the passion for competition, the desire to build up memories. And also daring to dream, to scream! Almost 20.000 people gathered into the arena made one big Canadian soul and body that would raise their hands and voices together to cherish the blink of a goal. Inside the balloon-like Air Canada Centre, time was suspended and space had fluid borders. Gestures and voices were driven by the game. From time to time, on the big television screens, messages like: “scream!” or “cry loud and be proud!” would blow away the crowd in a frenetic long ovation. Cheerleaders would follow, while hats would fly up in the air. Never before did I stop to think of what it means to be Canadian when it comes to… hockey.

In other circumstances, the university environment gives me ideas of this ever-lasting question: “to be or not to be Canadian”. Answer in progress, as in academia, I find things are quite different from hockey. Cultural codes, expectations and events can give a spark and often clash in what I feel as isolation. Working, teaching and returning to the office nest: your own. That can still be fine when there remains the power of imagination, the freedom of reading and research and creativity. And then, there is discovery and innovation. In all these imaginary places, a community of thought is possible. It stays alive and strong.

Somewhere else, I feel reassured to acknowledge that sports can perform miracles of sharing. They can bring sparkles of happiness, even frail and momentary, and give the impression of being in the moment: a joyful part of a large history that is about to be born and written. In time, I will remember this hockey game, a day in March. It did change something into my heart, into my mind: in between sports, tradition and discourse, I still think of what it means to be Canadian.

07/03/2010

le printemps.. des livres


Au soleil, dans le Queen’s Park, je feuilletais le Magazine littéraire. Calme, luxe et… découverte de nouveaux titres. Air de printemps en ce début de mars, pleine lumière, j’étais bien à Toronto, dans ce petit coin de nature en plein centre-ville. Tout était là pour me rappeler un peu l’esprit des vacances, et je pouvais imaginer tranquille que j’aurais du temps pour lire librement. Entre autres, j’aurais voulu savoir ce que c’est vraiment que la parution d’un livre. Oui, publier à Paris voulait aussi dire parler à la radio, être présent sur des plateaux de télévision, accompagner le livre, expliquer, entendre des journalistes ou la critique universitaire le déplier. Pas toujours évident ! Et l’écrivain, dans tout cela ?

Je me disais que c’est assez étrange : à Toronto, je suis peu au courant des écrivains anglophones, malgré la Literary Review of Canada que je reçois chaque mois. C’est plutôt dans le Globe and Mail ou dans une librairie que je m’informe au passage. Après tout, cela marche aussi. On a chacun une langue d’amour, de lecture, d’écriture, et la mienne demeure le français. En tout cela, l’important serait je crois, de reconnaître cette langue, de lui parler, de l’activer, d’y être présent.

Parmi les livres parus récemment, il y en a trois qui ont retenu mon attention. Le nouvel essai de Daniel Sibony, Les sens du rire et de l’humour (Odile Jacob) m’a attirée par la multiplicité des angles de réflexion que l’écrivain déploie : philosophique, littéraire, psychanalytique, sociologique. Secousse d’être, du corps et de l’esprit, cascade sonore attachante, on comprend que le rire accompagne l’éclat d’une idée, l’événement de pensée, le décollage de l’effet symbolique. Or, ce n’est pas peu de parvenir à entendre avec Daniel Sibony que le rire n’est pas un simple déchargement d’énergie pulsionnelle, tel qu’on serait tenté de le croire chez Bergson ou Freud, mais surtout une charge ou une recharge où se vit l’amour de l’être et du symbolique en toute sa plénitude.

Le deuxième livre auquel je pense aujourd’hui est le roman de Patrick Modiano, L’Horizon (Gallimard). Une chronique du Monde me donna envie de retrouver l’univers mystérieux du Paris modianesque, son lexique du flou que dissimule la trompeuse clarté de la syntaxe, ses personnages un peu perdus, en fuite, clandestins. La tension entre l’histoire, le témoignage et la fiction me plaît chez Modiano. Sous l’apparente simplicité, se fait sentir chez lui, une cartographie nostalgique, des points de mélancolie qui suggèrent malgré tout quelque chose de l’ordre de l’éternel recommencement, de l’espoir, et cette fois, de « l’horizon » de l’avenir.

Et un troisième livre sur lequel je m’arrête, écrit un fait divers. Il s’agit du dernier roman de Régis Jauffret, Sévère (Seuil), qui reprend la trame narrative de l’affaire Stern, du nom de ce banquier assassiné par sa maîtresse, en 2005. Par son choix, l’écrivain pose la question du pouvoir de la littérature : que peut le texte quand il s’empare d’un crime pour en faire de la fiction ? En s’insinuant dans la tête de la meurtrière, comment l’écriture arrive-t-elle à restituer la manipulation, les limites de l’amour fou et de la haine, l’époque où nous vivons ?

Voici donc : lecture, écriture, soleil et promenade, qui ne comprend que le printemps arrive ? Au cœur de la saison renouvelée, j’aimerais croire que se renouvelle l’envie de lire, de respirer l’air frais et le parfum des mots..

06/03/2010

Shutter Island


C’est complexe et compliqué de décrypter les méandres de la psyché humaine quand ils deviennent matière à création, qu’il s’agisse de la littérature, de la peinture ou du cinéma. C’est ce sentiment que me laissa Shutter Island, le nouveau film de Martin Scorsese, basé sur le roman éponyme de Dennis Lehane (2003). Quelle est la dimension créatrice du désordre intérieur, du désastre de la guerre, de l’être-marginal ? Y a-t-il des limites au délire ? Ou encore, comment se traduisent les tensions entre le fantasme et la réalité, la psychose et une certaine normalité ? Des questions en spirale, des tentatives de réponse, ces doutes, ces quêtes, sont là pour donner à penser le travail de création, la mise en images d’un texte, « l’image-mouvement » d’une pellicule. Et aussi, pour faire réfléchir à la condition humaine. Car, cet homme, le US Marshall, le personnage principal du film, est l’incarnation même de la duplicité, en proie au tiraillement entre la grande Histoire de la Deuxième Guerre mondiale et son histoire à lui, où il était une fois marié, père de famille, heureux.


Shutter Island en 1954, l’île close, est un lieu mystérieux, un nid de secrets nébuleux, le siège de Ashecliffe Hospital for the criminally insane. D’entrée de jeu, les scènes de l’incipit posent qu’il s’agit d’un thriller policier : il y a un cas à investiguer, une trame narrative, des personnages, un espace et un temps précis. Le US Marshall Teddy Daniels (Leonardo di Caprio), accompagné par son partenaire de travail, Chum Aule (Mark Ruffalo), arrive sur l’île afin d’investiguer l’étrange disparition de Rachel Solando (Patricia Clarkson), une psychotique retenue après avoir tué ses enfants, mais qui continue de croire qu’elle mène sa vie de jadis. Sous peu, ce qui avait l’air d’une simple affaire policière devient une investigation plus vaste qui remet en question les pratiques et le fondement de l’institution de santé carcérale établie sur l’île. L'ambiguï, la suspicion, le suspense, se frayent chemin au cœur du travail des deux officiers fédéraux, d’autant plus que le médecin psychiatre en chef (Ben Kinsley) et certains employés semblent faire pacte pour mettre des obstacles à l'éclaircissement du cas, et barrer l’accès aux dossiers des patients. Cela augmente le mystère, tout en attisant le désir de découverte d’une vérité. Mais quelle vérité ?

Au fil des scènes, la quête des sens travaille dans la tête du spectateur, ainsi que sur l’écran. L’envie de traduire l'énigme, la tentation du déchiffrage du code gagne en épaisseur. Une sorte d’inquiétante étrangeté semble secouer le US Marshall, comme si, pour lui donner mieux accès à la pluralité des voix à l’intérieur de lui-même. Une première rupture dans le déroulement de l’enquête – ce qui interroge la posture d’auteur ou d’acteur du Marshall – surgit lorsque ce dernier est brusquement saisi par le choc d’images mnésiques : des flashes de souvenirs-écran, des éclairs aveuglants, des cris lointains. Entre une crise d’évanouissement et le délire psychotique, les parois sont poreuses. La culpabilité mine la paix du sommeil et perce la surface des rêves en le transformant en cauchemars. Ces cauchemars dont le Marshall perd le fil, et où se lisent l'angoisse et la menance de mort. Du haut de sa position de meneur de jeu, d’investigateur, jusqu'à la posture de patient dans cette même institution de santé mentale, il ne reste qu’un seul pas. Selon moi, la force d’évocation de la production cinématographique réside dans l’entre-deux, comme dirait Daniel Sibony : il y a de la mobilité, de l’interchangeabilité entre l’intérieur et l’extérieur, le dedans et le dehors ; entre les forts et les faibles, psychiatres et patients ; il y a ensuite de la contamination des voix réelles et fantasmées, les allées et retours des images, des rencontres. Tout cela maintient la tension de la trame narrative, et à la fois, tient le spectateur en haleine, en le poussant sur des chemins inconnus pour qu’il arrive à définir sa quête à lui ; et qu’il éprouve à même la peau le défi de l’ambiguïté, l’inachevé. Car, après tout, s’immiscer et mettre en lumière l’esprit d’un psychotique n’est pas une mince affaire.

Or, la dernière phrase du film, où le US Marshall demande si : it would be worse to live as a monster or to die as a good man, bascule un premier sens du récit. Et alors, le Marshall vit-il vraiment dans le délire ? Est-il interné à l’hôpital de Shutter Island depuis deux ans, après avoir tué sa femme, qui, elle, avait tué leurs trois enfants ? Cet homme a-t-il construit une paroi contre la violence de la réalité pour se réfugier dans le fantasme d’une position de pouvoir où il se veut héros ? On ne le saura pas. La fin demeure ouverte : elle nous convie encore à tisser du sens par nous-mêmes et nous laisse la liberté du jeu, de la pensée.

Au demeurant, par-delà le va et vient du délire et de la réalité, de la mort qui brûla pendant l’holocauste et qui se perpétue à Shutter Island, ce qui m’intéresse, ce qui me touche, c’est le processus de création, la venue à l’image d’un texte, le travail d’un metteur en scène dont l’acuité sensible et intelligente parvient à restituer dans des regards, dans des silences et du mouvement, la vivacité des mots, l’infini du langage, les diverses facettes du monde et de l’être humain. Comment ne pas songer au dialogue des arts, à l’entrecroisement de la littérature et du cinéma ? Aux liens entre une histoire singulière, ancrée dans une réalité documentée et documentaire, qui donne à réfléchir une époque entière, ici celle d’après la Deuxième Guerre, et qui interroge les mobiles du crime familial et collectif, et la corruption et l’abus de pouvoir dans la société et sur la psyché humaine. Il reste la question ambivalente de la transmission – consciente et inconsciente – de l’ecriture et de la vie ; cette impulsion lue une fois dans L’Ecriture du désastre de Maurice Blanchot : « Ecris pour ne pas seulement détruire, pour ne pas seulement conserver, pour ne pas transmettre, écrit sous l’attrait réel, cette part de désastre où sombre, sauve et intacte, toute réalité » (1980 : 65).