31/10/2011

expo Chagall

« Je n’ai pas beaucoup aimé. Trop folklorique et religieux. Comment dire, j’ai préféré plutôt les Expressionnistes américains », me disait-il à la sortie de l’exposition Marc Chagall et l'avant-garde russe au Musée des beaux-arts de l’Ontario. Si je n’avais pas su qu’il était né à Toronto où il avait passé toute sa vie, à l'exception de quelques brefs séjours à Londres et à New York, sa réaction m’aurait surprise. Mais là, non ; je sais que A. est un homme de grande ville, avec un certain mépris pour la campagne et le provincial, cela tient à ses principes de artist and performer, comme il se décrit parfois pour rire et se vanter. Cette fois, sans rire, son « je n’ai pas aimé » me rassure dans une conviction toute simple : que nous percevons le monde et l’art à travers l’enfance qu’on a eue, à travers l’éducation qu’on a reçue, la formation qu’on a choisie ; que nous aimons ou détestons parce que ces lieux-là, ces visages-là, ces nourritures-là ne faisaient pas partie de notre géographie intime, réelle ou fantasmée. Il me donnait raison. Rires acceptés.

Sans qu’il le sache vraiment, A. me poussait à penser à ce que c'est une différence de point de vue, de sensibilité, de connaissance. C’est quoi la différence tout court ? – Comment as-tu trouvé ? – Intéressant. L’imaginaire de Chagall me touche, j’aime cet artiste, je l'aime surtout parce qu’il reste fidèle à ses origines, et il parvient à les représenter. Même quand il quitte sa petite ville natale de Vitebsk en Biélorussie, pour vivre six décennies en France, il ne trahit pas ses racines. Son lieu de naissance apparaît presque partout dans ses tableaux : les fêtes juives, le cimetière, la femme aimée, le juif errant… Chagall, je le reconnais par ses couleurs vives et sombres à la fois, par les scènes bibliques et ordinaires, par les portraits de paysans et saltimbanques que je trouve émouvants. Je ressens de la joie et de la mélancolie devant ses toiles : la joie de retrouver quelque chose du monde rural de mon enfance dans les Carpates, et la mélancolie de devoir accepter que ce monde-là existe désormais seulement dans l’art ; et comme aujourd'hui, dans des souvenirs qui m'apparaissent devant une toile…

J’aurais eu beau raconter qu’autrefois, la veille de la Toussaint, on allait fleurir les tombes de chrysanthèmes ; qu’à la tombée du soir, on se tenait silencieux pendant de longs moments devant une croix, comme si on attendait un rendez-vous avec les morts ; et qu’on marchait doucement pour ne pas déranger. Parfois c’était très triste et on pleurait, s’il y avait un mort récent. A. n’aurait pas pu entièrement comprendre. Dans son imaginaire de garçon juif de la grande ville, il n’y avait pas cela. Il n’aurait pas pu revoir comme moi les files interminables de voitures qui tournaient dans les quartiers où se trouvaient les cimetières, à la recherche d'une place où s’arrêter. Et des femmes, des hommes et des enfants avec des pots et des bouquets de chrysanthèmes surtout bordeaux et blancs ; et des bougies partout. Je me demande si ce serait pareil aujourd’hui… A. ne lit pas le français et ne s’intéresse pas vraiment à la littérature de langue française. Je sais qu’il ne lira jamais ce que Nancy Huston écrit dans Lettres parisiennes : Histoires d’exil. Quelque chose comme : deux êtres qui s’aiment ne pourront jamais partager tout et de façon complète, entière. Il restera toujours entre eux une part de secret inévitable du fait même que cet homme et cette femme n’ont pas passé l’enfance dans la même ville, au même pays ; qu’ils n’ont pas aimé et détesté la même école, qu’il n’ont pas joué avec les mêmes camarades de classe ; ni ri des mêmes histoires ou fredonné les mêmes chansons. Ces différences resteront  une sorte de jardin secret pour chacun ; le jardin à partir duquel ils pourront inventer des points de vue, de petites controverses et des événements de vie ; de quoi vivre et se sentir vivant. C’est un peu à ce jardin secret et indicible que j’ai pensé quand A. m’a dit : « Je n’ai pas aimé… ». Je n’ai pas trouvé les mots pour expliquer en anglais le fond de ma pensée. J’aurais juste voulu qu’il entende aujourd'hui une chose, et que ce soit moi qui la lui dise : que la différence existe et que nos existences sont différentes, et heureusement. Grâce à ces différences, on peut parler avec une certaine verve, et poursuivre cette conversation à la Foire de l’Art de Toronto

26/10/2011

passages

Ana recopie dans ses cahiers les passages qui la frappent le plus dans ses lectures. Elle a beaucoup appris. Elle a appris que certaines mères, dans les camps, lorsqu’elles étaient sûres que la chambre à gaz était pour le lendemain, tailladaient les veines de leurs filles pendant la nuit. Ana se tourne et se retourne dans son lit. Les seules nuits où elle s’endort facilement sont celles qu’elle passe dans le grand canapé-lit chez sa sœur avec ses oreillers dodus et son édredon en duvet d’oie. Ce serait le mois de janvier et la ville elle aussi serait drapée de duvet d’oie ; la ville elle aussi se tournerait et se retournerait sous sa blanche couverture.

- J’ai quelque chose à t’annoncer. Mon livre de nouvelles est finalement sorti. À quelle adresse te l’envoyer ? ...cette nouvelle remue un autre temps. L’homme qui parle au téléphone est quelqu’un d’instable et de bon. Il ressemble à un grand ours rassurant. L’autre, celui dont Ana a été une fois amoureuse a une épouse et plusieurs enfants. Ce jour-là, les plis du temps se livrent à une somptueuse bataille pour éveiller les souvenirs les plus poignants ; ensuite le silence descend doucement et Ana se régale d’un chocolat chaud ; à partir de ce jour-là, l’ours réconfortant est un personnage de fiction.

Ana se tourne vers son cahier. Une larme lui descend sur le visage lorsqu’elle lit ce passage d’Écorces de Didi-Huberman qui l'été dernier a revu Auschwitz-Birkenau. Il écrit : « J’ai posé trois petits bouts d’écorce sur une feuille de papier. J’ai regardé. J’ai regardé en pensant que regarder m’aiderait peut-être à lire quelque chose qui n’a jamais été écrit. J’ai regardé les trois petits lambeaux d’écorce comme les trois lettres d’une écriture d’avant tout alphabet. Ou, peut-être, comme le début d’une lettre à écrire, mais à qui ? Je m’aperçois que je les ai spontanément disposés sur le papier blanc dans le sens même où va ma langue écrite : chaque « lettre » commence à gauche, là où j’ai enfoncé mes ongles dans le tronc de l’arbre pour en arracher l’écorce. Puis elle se déploie vers la droite, comme un flux malheureux, un chemin brisé : ce déploiement strié, ce tissu de l’écorce qui se déchire trop tôt. Ce sont là trois lambeaux arrachés à un arbre, il y a quelques semaines, en Pologne. Trois lambeaux de temps. Mon temps lui-même en ses lambeaux : un morceau de mémoire, cette chose non écrite que je tente de lire ; un morceau de présent, là, sous mes yeux, sur la blanche page ; un morceau de désir, la lettre à écrire, mais à qui ? ». Comment s’endormir quand on se rappelle que les camps ont existé et que des arbres poussent encore sur ces lieux-là ?

24/10/2011

souvenirs

La saison avance imperturbable.
En une seule nuit, le vent déchaîné comme un violeur arrache toutes les feuilles à leurs branches.

Octobre s’en va en tirant sa révérence et novembre arrive dans un roulement de souvenirs. Souvenirs, c’est le thème de trois films sur Winnipeg réalisés par Paula Kelly et le Conseil des arts du Manitoba. Ce qui se passe dans ces vidéos n’est pas dicible. Il faut regarder, s’imprégner de l’ambiance de la Winnipeg de 1950 : une ville remplie de vie, d'espoir, des rues riantes, vibrant d’enthousiasme. Aujourd’hui, ce ne sont que des souvenirs. 

Cet après-midi limpide et froid, la sonnerie du téléphone retentit. C’est Marina. – ...Winnipeg, c’est comment ? – Encore ! Encore ! cette question. C’est triste, nostalgique, les façades en ruine, les bâtiments de la Chicago of the North ont l'air en pleurs. Personne à qui raconter l'histoire de leurs années de gloire. Qui les entendre ? Maintenant que j’ai vu cette Winnipeg heureuse d’après la Seconde guerre, maintenant que je sais que cette ville a pu être intéressante une fois, je serais peut-être moins triste. Winnipeg, plus que toute autre ville au Canada, me va ; elle rime avec mélancolie, elle parle autour de mon marasme. Ses phrases sont confuses et gluantes. – Quant est-ce que tout ça va s’arrêter ? Des gens disent que Winnipeg est en train d’être ressuscitée : les Jets, l'équipe locale de hockey, est de retour après 16 ans d'absence et de périples aux États-Unis. Ce n’est plus bien grave qu’on a détruit le bâtiment historique de la fameuse institution commerciale Eaton’s pour leur faire bâtir un lieu moderne où jouer. – Ne t’en fais pas, dit une voix lointaine. Vois plutôt ce que tu peux faire de tout cela.







22/10/2011

papier journal

Je glisse la masse imposante du Saturday Globe and Mail dans mon sac à main où il manque tout juste d’empêcher la fermeture Éclair de.. fermer. Je presse le pas. Ce dernier temps, j’ai tendance à marcher très vite. Au centre-ville de Winnipeg, je ne sais jamais qui est derrière moi.

Il fait beau. Les rues sont presque désertes. Assise sur un banc du jardin public, les yeux protégés de soleil, je sors le journal. Je m’y attendais : à part la chronique de Margaret Wente, souvent drôle – ‘a Canadian is someone who knows how to have sex in a canoe’, dit–elle sans s’exclure ; puis, une critique assez ennuyeuse du dernier livre de science-fiction de Margaret Atwood, et une publicité pour la Roche Bobois, pas grand-chose à lire. Mettons encore le dossier sur la tribu de douze enfants de Kadhafi. Je vois bien que le papier journal s’empile, et comme je reçois le Globe chaque jour de la semaine, cela commence à m’inquiéter. À Winnipeg, il y a des problèmes avec le recyclage. Simple : on recycle le moins au Canada. Je ne sais pas pourquoi, je l’ai appris hier de quelqu’un qui voulait s’assurer que je ne me mette pas à aimer cette ville.

Toujours à Winnipeg, je commence à comprendre qu’il me faut souvent un « plan B » : je me propose d’aller voir un ballet et je finis dans un Starbucks ; je pars travailler au bureau et je me retrouve au jardin public, et aujourd’hui, j’ai envie de lire le journal et je me vois obliger de feuilleter autre chose (obsédée du faire quelque chose). Je sors du sac une dizaine de pages froissées – je ne sais plus depuis quand je charriais ce tirage avec moi ; des extraits du livre O solitude de Catherine Millot. Là encore, rien d’intéressant, sinon un déferlement de mots pour dire le bonheur béat d’être seule pendant une croisière sur la Méditerranée. Et comme solitaire rime avec romantique et mélancolique, on relit Proust. Catherine Millot dit : « Pendant les heures de navigation, je relis À la recherche du temps perdu. Dans ce projet d’écrire sur la solitude, je voudrais dire le bonheur de vivre seule, lorsque la légèreté qui l’accompagne va jusqu’à l’effacement de soi dans la joie contemplative. Mais il m’est vite apparu que parler de la solitude n’irait pas sans évoquer sa face noire, celle qui prend le visage de la déréliction. La Recherche a toujours été pour moi le grand livre de l’amour indissociable de la détresse. Proust la fait toujours naître du sol qui se dérobe quand l’autre vient à manquer. Un retard, un ‘lapin’, un appel téléphonique sans réponse, et cet autre, presque indifférent lorsqu’on croyait pouvoir compter sur sa présence, devient l’objet d’un irrépressible besoin, puisque lui seul a désormais le pouvoir de calmer l’angoisse qu’il a fait naître ». J’ai compris que les mots de la psychanalyste se mêlent à la littérature et cela donne une recette d'« angoisse », « effacement de soi », « autre », « amour », « détresse », de quoi remplir une page de déjà-dit et de clichés....  - Mais s'il vous plaît. Je m’arrête là. - Mon sac ? Je cherche quand même un endroit où mettre tout ce papier à recycler.

20/10/2011

l'acadien

Ce que je donnerais pas pour sortir de la salle – ça y est, c’est la trente-sixième fois que j’y pense – ça va finir par me gâcher tout l’après-midi. C’est absurde. Si seulement je ne serais pas venue écouter Antonine Maillet dans cette salle de l’Université de Saint-Boniface, je n’y penserais plus – je consacrerais toute mon attention à ce fichu de texte que je dois bricoler et envoyer avant le week-end – mais ils ont dû faire exprès pour me pousser à assister à cette conférence – et je ne pouvais vraiment pas prétendre que je n'irais pas ; je suis « nouvelle » et jeune, et donc, il faut y aller. – Personne d’autre qui veut sortir de la salle maintenant ? Si, il y a une étudiante assise à côté de la porte qui a ramassé ses affaires et mis son manteau – mais elle n’ose pas, ça ferait du bruit. Faut pas déranger, donc mords la lèvre et attends.

Quelle scène ! j’aurais jamais cru que ça m’arrive. Il faisait quatre ou cinq ans depuis que j’entendais parler de cette écrivaine acadienne – la plus reconnue au Canada – Antonine Maillet, que  j'aurais voulu écouter. Une fois déjà à un colloque à Montréal, je l’avais ratée. Et voilà l’occasion. – C’est Antonine Maillet ? tu es sûre ? – Bien sûr que j’en suis sûre ! Mais elle a l’air fatiguée, ils auraient dû mettre un peu plus de lumière et des chaises confortables. Heureusement, elle a choisi de ne pas s’asseoir. Elle parle assez lentement et gesticule. C’est évident qu’elle se construit autour d’elle un personnage. J’aurais voulu pouvoir entrer dans ses histoires – Pélagie-la-charrette, La Sagouine... Impossible. J’ai eu beau me concentrer sur sa façon de « causer » dans la « belle langue acadienne » ; rien mais rien ne faisait écho en moi. J’étais un cube de glace. Et ça avant l’hiver. Une idée fixe ne me lâchait pas : sortir de la salle. En tout cas, je me suis posée toutes sortes de questions : pourquoi dire que le français est plus beau, plus précis, plus patati et patata que les autres langues ? Que faire des langues qui datent de plus de deux mille ans ? Et l’hébreu et l'araméen et le sanskrit ? Et ça alors, comment imaginer que seul le rire et le langage nous distinguent de l’animal ? Et la conscience de la mort et la capacité d'interpréter ? Moi, vouée à me lever chaque matin et chercher du sens à cette nouvelle journée ; donc, interpréter, inventer, tisser, fabriquer du sens avec des mots, images et sentiments. C’est pour cela, parce que je sentais qu’il y avait tant de choses qui manquaient dans ces histoires harmonieuses d’Antonine Maillet, que je voulais sortir, et vite. Me préserver – de grâce ! – de ces illusions.

Je me suis aperçue presque tout de suite – j’étais assise à côté de profs qui parlaient français avec un accent nouveau, du franco-manitobain – que j’étais une intruse ; ni d’ici, ni de Lyon, ni de Québec... Quand Antonine Maillet disait « notre langue » replie de mots précieux (got, gorge, gargaton) qui n’existent plus aujourd’hui en Vandée, et que la salle laissait pousser un rire, je me rendais compte que j'étais exclue de la partie ; j’étais une spectatrice à cette pièce dans laquelle on disait « nous » ; nous les Acadiens, nous les Manitobains. L'incontournable question me revient : mais toi, qu’est-ce que tu fais là ? Réponse inutile et trop longue. Quand même, je me suis sentie rassurée sur une chose : ma singularité  – du coup, je ne me trouvais plus folle pour deux sous – j’ai même payé un taxi pour rentrer, tellement j’avais envie de quitter les lieux. Et chez moi, je me suis jetée sur Le Monde des livres…

17/10/2011

du vent

Le vent souffle dehors. Dedans, les étudiants me paraissent méfiants et un peu crispés. Ils n’ont pas l’air de savoir ce qu’ils font ici. Ils pressentent dans ce contrôle de grammaire une motivation cachée de ma part. Comme s’ils se retrouvaient sur scène, sans la moindre idée de la pièce qu’ils doivent jouer, du rôle qu’ils sont tenus de remplir. Quelqu’un détient-il la clé ? Quelqu’un va-t-il leur souffler la réplique ? Au fond, il n’y a rien de vraiment anormal : ils sont dans un cours à l’université, au mois d’octobre à Winnipeg. Mais le malaise est là. Il insiste. Cette présence étrange que j’ai créée autour de moi, mon tailleur noir et les lunettes : tout cela doit correspondre à un code quelconque mais justement ils ne savent pas lequel. D’une part je leur ai demandé d’être en classe à 10 heures précises, au lieu de 10h10, ce qui fait penser qu’il s’agit d’une occasion particulière ; mais d’autre part il y a le film qu’on va regarder, donc tout à l’heure il faudra se mettre au diapason d’un cours facile. Les pistes se brouillent, les signes se contredisent ; ce n’est ni l’un ni l’autre et c’est les deux. Comment faire pour trouver le ton juste ?...

Et d’abord, pourquoi ce contrôle ? Pour rien, évidemment : la vérification d’un savoir est illusoire, sauf que ce soit obligatoire à l'université où il faut avoir des notes, des hiérarchies, distinctions, bourses, bonus... Pourquoi moi, serais-je là pour « vérifier » que ça existe ? Hélas, je suis là, et jusqu’à ce que je ne distribue les feuilles, tout le monde est en suspens. Je le sens et cela me rend nerveuse. Sous peu, je verrai que cela n’a aucune importance. Ou plutôt : ce contrôle de grammaire dans un cours de deuxième année est à la fois complètement important et complètement insignifiant ; chaque note est à la fois nécessaire et vaine. Car ce contrôle n’avait pas besoin d’exister du tout, mais une fois qu’il s’est mis à exister, il ne pouvait que se perpétuer, et revendiquer son existence en 2011 comme il l’avait fait en 2010, 2009…

Quand j’écris ces lignes, le même dilemme est constamment présent. Le souci de ne pas raconter des salades, de faire des mots des murs, mais plutôt des constructions qui pourraient ouvrir sur quelque chose qui existe. Une fille me parlait des portes qui ne pouvaient être ni ouvertes ni fermées – se souvient-elle ? –, mais entrouvertes. On essayait de trouver d’autres moyens possibles que d’apprendre par cœur, de « faire le plein » de règles de grammaire, ou de ne rien apprendre, de « faire le vide ». Mais je suis convaincue qu’ici et maintenant l’écriture de cette page ne peut pas illustrer ce choix ; qu’elle est pleine jusqu’à l’écœurement ; qu’elle ne peut s’empêcher d’être détournée en enseignement. Comme je disais hier, la musique, elle, a plus de chances du fait qu’elle n’enseigne pas ; c’est dans sa nature même d’être du vent, d’être comme le vent, perméable, trouée. Si le savoir est pierre, la musique, elle, est air : poreuse, ailée, comme la brise qui souffle sur la plage en Italie. Maintenant le vent se glisse librement entre les branches des arbres devant la fenêtre de la salle de classe ; il halète et pousse les vitres. Il est du solide et du vide. Aimeras-tu cette métaphore ? Peut-être trouveras-tu de quoi faire un sourire ou un haïku…

15/10/2011

musique et surprise

Music for a while, il y a un morceau de Purcell qui s’appelle comme ça, Music for a while, je crois que c’est un morceau qui va avec une journée un peu mélancolique d’automne, je ne sais pas de quoi ça parle, mais c’est très lent et très poignant, et ça dit qu’on a le droit de s’occuper seulement de la musique de temps en temps, pas tout le temps, mais « pendant un moment », for a while, qu’on n’est pas obligé de penser sans arrêt aux mouvements des indignés dans le monde, aux tensions conjugales et à la crise économique, mais qu’on peut simplement fermer les yeux et ouvrir les oreilles et jouir de la musique pendant un moment. Ce mot en anglais while, il est très beau parce que c’est indéfini comme durée ; ça veut dire « un certain temps », c’est-à-dire un temps incertain, et ça me donne envie de pleurer parce que ce sont les seuls moments, pendant la musique et pendant l’amour, où le temps est justement suspendu, où il n’est plus compté, où les minutes et les secondes ne comptent plus, où elles s’écoulent et je suis prise toute entière par ce qui m’arrive dans leur écoulement, la jouissance musicale et la jouissance amoureuse --- quelle blague, mais non je plaisante, j’essaie de me soustraire à une pile de corrections qui m’attend ; au lieu de vaquer à mon travail, je divague.

Bon, encore un paragraphe et je retourne à mes moutons. Pas sur la musique, mais sur quelque chose qui m’a surpris au point de me faire verser le café sur les papiers que j’avais sortis sur la table. Chez Stella’s, une pâtisserie assez chaleureuse, à 10h du matin, j’avais rendez-vous avec Laurie. Depuis trois jours, on échange en anglais par courriel, sur le program de bénévolat du Musée des Beaux-Arts où des étudiants en éducation pourraient se faire une place. Enfin, ce matin, on allait prendre un café ensemble. Vous pensez bien que Laurie, je l’avais imaginée une jolie femme, un peu artiste et artistique, qui s’intéresse à l’art. Mais non, Laurie était un homme, assez rustre et virile, dont j’ai appris que depuis quinze ans, il entraîne une équipe de soccer. Lorsqu’il m’a tendu la main : Laurie, nice to meet you !, j’ai eu beau croire pour un instant qu’il s’était trompé de table. C’était bien lui, Laurie avec qui j’avais rendez-vous. Dix heures plus tard, je n’arrive toujours pas à intégrer qu’au Canada, Laurie, avec un « e » à la fin, c’est le prénom d’un homme. C’est peut-être comme Courtney, dont j’ai appris qu’en Australie, c’est le prénom d’un garçon, lorsqu’aux Etats-Unis, c’est une fille. Bizarres, ces prénoms anglophones... Mais bon.

Je lui ai demandé, à Laurie, qu’est-ce qu’il faisait au Musée des Beaux-Arts ? Pourquoi était-il là si le cœur le tirait vers le sport ? Assez surpris par ma surprise, il m’a répondu que non, il faisait bien ce travail au Musée, et il travaillait aussi à Manitoba Hydro, et il faisait aussi le boulot d’entraîneur d’équipe de soccer, ce qui lui plaisait le plus. Je ne lui ai pas demandé si jamais il dormait... Dans les prochaines cinq minutes, j’ai appris qu’il avait habité à Toronto, à Hamilton, à Halifax, à Phénix, et qu’il était rentré « au pays », à Winnipeg, il y avait 9 ans. Il racontait et racontait.. et moi, j’avais du mal à imaginer ces villes, ces vies, ces déménagements, les camions de meubles, les cartons, les routes infinies et les distances au Canada. Comment font certains pour raconter leur vie sans brin d’émotion, sans frémissement ni tremblement de voix ? Ça tient peut-être du mystère d’être homme, ou d'être Canadien, ou.. je ne sais pas. En tout cas, cette rencontre m’a appris quelque chose comme ça : que rien n’est acquis, que les surprises nous viennent là où on ne s’attend pas. Et je devrais ne pas en être trop choquée. Finalement, j’ai apprécié que cet homme m’ait raconté son histoire, car j’ai compris qu’il y a des choses dans la vie que les gens font avec du plaisir et de la légèreté, et que ça vaut la peine de les connaître. Un point c’est tout.

10/10/2011

winnipeg

Automne à Winnipeg. Soleil d’été. On me dit que les arbres perdent leurs feuilles d’un coup, car après la chaleur, le froid viendra très vite ; pas de période d'entre-deux, pas d'intermédiaire de la chaleur au gel. Je réalise que cette transition, la douceur du passage d’une saison à l’autre, d’une image de la nature à l’autre, me manque au Canada. Et le printemps me manque aussi, car il n’existe pas vraiment ici, ou s'il existe, disons qu’il dure un jour ou deux, après quoi le thermomètre saute de 12 degrés à 32.

Vivre avec des températures extrêmes, +35 et -35, s’habituer à des espaces extrêmes, vastes à vous étouffer, et plates jusqu’à la platitude zéro, observer des indigènes dans la rue, race première sur ces terres, ou croiser des êtres qui ont du mal à parler de leurs origines, tellement elles sont mélangées, voilà ce qui peut être un défi au Canada. Il faut dire que l'ajustement, ou au moins le sentiment que vous avez accepté ces conditions, prend de la patience, beaucoup de patience, et entre-temps, vous risquez de devenir un intello cynique qui questionne tout, et n’est jamais content, ou pire, un déprimé isolé qui ne  s'intéresse à rien et s’enferme dans sa suffisance blessée. Dans les deux cas, patience oblige, car finalement ce n’est peut-être pas si mal d’espérer qu’au bout de cette patience, on va s’adapter et laisser passer le cafard. C'est la nature humaine, impossible d'encaisser de la souffrance ou du cynisme à l'infini, alors on lâche. 

En 1965, Julia Kristeva débarquait à Paris de Bulgarie un peu avant Noël. Elle se sentait « étrangère » dans cette ville magique où elle avait rêvé d’arriver encore enfant. C’est assez vain d’imaginer ce qu’elle aurait éprouvé si elle était arrivée à Winnipeg. Ce n’est pas son cas. Pourtant, j’essaie cette torsion de l’imagination pour me consoler, en me disant que l’être étranger existe partout : dans de grandes villes et des petites, en Europe et en Amérique, dans des espaces perdus et au centre du monde. Ce qui fait la différence entre ces expériences d’étrangeté c’est l'écriture. Écrire pour que ce vécu ne se perde pas, pour savoir qu'on a passé par ça, et déjà le fait d'écrire veut dire qu'on est un peu au bout du tunnel. Kristeva a écrit des textes et des livres pour comprendre son parcours personnel, et puis, les sens de l’étrangeté en général, dans Étrangers à nous-mêmes. Cette femme a su capitaliser son expérience d’expatriée, elle a certes eu le courage de dire à la vie : « tu m’as donné ta boue et j’en ai fait de l’or ». Elle en a fait de bons récits, et nombreux, la preuve que c'est possible d'aller au-delà de la mélancolie et de transformer son être étranger en lettre. À quoi ça rime ? Encore une fois à l’espoir que l’étranger, « l’être intrus… qui dérange les bons ménages exemplaires », comme disait Barthes, peut se remuer pour s’inventer ; et en s’inventant soi, il peut inventer un monde autour de soi.  

09/10/2011

lettre au chien

Pendant ce temps-là, le mot « fable » au singulier s’était incrusté dans ma tête. Fable de qui, de quoi ? Un peu plus tard, m’est tombée dans les mains cette lettre au chien, écrite par Proust à Reynaldo Hahn en 1911 ; lettre unique en son genre, elle s'adresse au chien de Reynaldo. A l'époque, Proust a 39 ans et Hahn 36, leur amitié dure depuis 17 ans.

A Zadig, peu après le 3 novembre 1911
Mon cher Zadig,
Je t'aime beaucoup parce que tu as beauscoup de chasgrin et d'amour par même que moi; et tu ne pouvais pas trouver mieux dans le monde entier. Mais je ne suis pas jaloux qu'il est plus avec toi parce que c'est juste et que tu es plus malheureux et plus aimant. Voici comment je le sais mon genstil chouen. Quand j'étais petit et que j'avais du chagrin pour quitter Maman, ou pour partir en voyage, ou pour me coucher, ou pour une jeune fille que j'aimais, j'étais plus malheureux qu'aujourd'hui d'abord parce que comme toi je n'était pas libre comme je le suis aujourd'hui d'aller distraire mon chagrin et que je [me] renferm[ais] avec lui, mais aussi parce que j'étais attaché aussi dans ma tête où je n'avais aucune idée, aucun souvenir de lecture, aucun projet où m'échapper. Et tu es ainsi Zadig, tu n'as jamais fait lecture et tu n'as pas idée. Et tu dois être bien malheureux quand tu es triste.
Mais sache mon bon petit Zadig ceci, qu'une espèce de petit chouen que je suis dans ton genre, te dit et dit car il a été homme et toi pas. Cette intelligence ne nous sert qu'à remplacer ces impressions qui te font aimer et souffrir par des fac-similés affaiblis qui font moins de chagrin et donnent moins de tendresse. Dans les rares moments où je retrouve toute ma tendresse, toute ma souffrance, c'est que je n'ai plus senti d'après ces fausses idées, mais d'après quelque chose qui est semblable en toi et en moi mon petit chouen. Et cela me semble tellement supérieur au reste qu'il n'y a que quand je suis redevenu chien, un pauvre Zadig comme toi que je me mets à écrire et il n'y a que les livres écrits ainsi que j'aime.
Celui qui porte ton nom, mon vieux Zadig, n'est pas du tout comme cela. C'est une petite dispute entre ton Maître qui est aussi le mien et moi. Mais toi tu n'auras pas de querelles avec lui car tu ne penses pas. 
Cher Zadig nous sommes vieux et souffrants tous deux. Mais j'aimerais bien aller te faire souvent visite pour que tu me rapproches de ton petit maître au lieu de m'en séparer. Je t'embrasse de tout mon cœur et vais envoyer à ton ami Reynaldo ta petite rançon [.] /Ton ami /Buncht
Lettres de Proust à Reynaldo Hahn, préface d'Emmanuel Berl et de Philip Kolb, Gallimard, 1956.
**
Et donc ? Je dirais que dans les chantiers de la création, on fait feu de tout bois : lettres à des chiens, à des amants, fables, anecdotes, tout œuvre à la transmission d’une expérience, et du langage comme expérience. 

06/10/2011

poésie

Depuis un moment, le jeudi rime pour moi avec Le Monde des livres que je lis avec un certain plaisir. Ce matin, c’est de la poésie qu’il s’agit, et ce n’est pas un hasard, parce qu’on annonce le Prix Nobel de littérature qui va cette année au poète suédois Tomas Tranströmer. Si à la même époque en 2008, Le Clézio recevait le Nobel de littérature et certains se retrouvaient alors contrariés de ne pas connaître cet auteur, je suis curieuse d’entendre quelle réaction aujourd'hui devant le nom de Tranströmer, dont j’avoue n’avoir pas lu une seule ligne. Je me dis que c’est l’occasion d’aller chercher, lire, voir en quoi cette poésie est « sobre et moderne », selon les critiques. 

Pourtant, c’est un autre poète qui a attiré mon attention dans ce numéro du Monde des livres : le Mauricien Malcolm de Chazal. Connaissant Le Clézio attaché à l’île Maurice, je ne suis pas surprise de lire un article signé par lui sur le poète. Le Clézio livre un texte précis et saisissant qui donne envie de découvrir plus loin l’œuvre et l’homme Chazal, son rapport aux femmes, à la politique, à la langue ; envie de lire le recueil Sens-Plastique, et les deux essais qui viennent de paraître. Ensuite, il y a Ananda Devi, écrivaine mauricienne elle-même, qui donne une entrevue sur Chazal. Dans une veine plus personnelle, elle évoque le poète qu’elle a découvert à 17 ans, et qui a compté pour elle comme maître à penser.

J’aime l’idée de l’écrivain qui  écrit sur un poète, Le Clézio et Ananda Devi qui parlent de Chazal, cela m’évoque l’idée « d’une communauté d’âme et d’esprit », comme dirait Barthes, un lien qui brise quelque peu la solitude et l’imcompréhension. Après tout, rappeler ceux qui ont compté pour nous c'est rappeler qu’on n’est pas seuls dans la vie et la création. Puis, il y a cette complicité inouïe, parfois inavouable, des ceux qui partagent un lieu natal, ceux dont l’imaginaire est lié par les mêmes paysages, par la sonorité d’une langue, par les cris des oiseaux et le mouvement des rites et de la mer. Je trouve ça extraordinaire. 

05/10/2011

bildungsroman

Dans un des rares Bildungsroman rédigé au féminin, Aurora Leigh (1857), Elizabeth Barrett-Browning raconte la formation affective et intellectuelle d’une femme qui aspire à être écrivaine. Vers le milieu de ce grand poème-fleuve (plus de dix mille vers), l’héroïne réfléchit à ses écrits. Elle tremble. Et elle dit :

« (…) Je suis triste.
Pygmalion souffrait-il de ces mêmes doutes ?
Sentant pour la première fois le marbre dur céder,
Répondre à la tension de ses bras par la souplesse,
Et frissonner à travers le froid sous ses lèvres brûlantes,
Se disait-il que ses sens le narguaient ? que l’effort
Pour se tendre au-delà du vu et du connu pour
Atteindre
À l’invisible Beauté de l’archétype
Avait fait battre son cœur assez vite pour deux,
L’éblouissant et l’aveuglant de sa vie propre ?
Mais non ; Pygmalion aimait – et qui aime
Croit en l’impossible. Mais je suis triste ;
Je ne puis aimer totalement une œuvre à moi
Car aucune ne semble digne de mes pensées, mes
Espoirs
Qui visent plus haut. Il les a abattus,
Mon Apollon Phébus, l’âme dans mon âme,
Qui juge d’après la tentative, le résultat
Et décoche de sa hauteur une flèche d’argent
Pour frapper toutes mes œuvres devant mes yeux
Tandis que je ne dis rien. Y a-t-il à dire ?
Je croyais l’artiste rien d’autre qu’un homme grandi.
Il se peut qu’il soit aussi sans enfant, comme un
homme ».

Barrett-Browning, comme Beauvoir, elle a douté toute sa vie qu’il fût possible de réconcilier ces deux types de fécondité : l’imagination artistique et la maternité. Il n’en reste pas moins que Barrett-Browning est mère, à la différence de Beauvoir qui a refusé la maternité et les incertitudes qu’elle peut entraîner dans la vie d’une femme-artiste. Peut-on imaginer semblables les textes de ces deux héroïnes ? Comment font les femmes pour devenir auteures et nous parler de ce qu’elles ont vécu, de ce qu'elles n’ont pas vécu ? À quelle déesse se vouent-elles pour y parvenir ? 

02/10/2011

mélancolie

D’où vient le soleil noir de la mélancolie ? Soleil noir est le titre poétique du livre de Kristeva, mais pour de vrai, je pose cette question : d’où s’ouvrent ce gouffre de tristesse, cette douleur incommunicable qui nous absorbe parfois, et souvent durablement, jusqu’à nous faire perdre le goût de toute parole, de tout geste, ce désespoir surgi après tel échec, telle blessure sentimentale ou professionnelle, tel deuil, telle trahison ? Tout cela, j’ai l’impression, me donne une autre vie. Une vie chargée de peines quotidiennes, de malheur sans partage. Une vie dévitalisée prête à basculer à chaque instant dans la mort. Aux frontières de la lucidité et de l’absence, j’ai parfois le sentiment orgueilleux d’être le témoin du non-sens de l’existence, et ma douleur devient soudain la face cachée de ma philosophie de vie. J’ai cette disposition à la mélancolie, je cherche à la nommer, la disséquer dans ses moindres composantes, la retrouver dans la littérature, mais aussi la dépasser, passer peut-être à un autre deuil, moins brûlant, plus indifférent.

Entourée de livres, il m’est impossible de ne pas voir que la création littéraire est une des aventures du corps et des signes qui porte témoignage de l’affect : de la tristesse, comme marque d’une séparation ; de la joie, comme marque d’un triomphe petit ou grand. Je l’ai vu tout à l’heure chez Appelfeld dans Le garçon qui voulait dormir ou chez Nancy Huston dans Cantique des plaines. Dans le roman, l’humeur cesse d’être le matériau du témoignage pour se contenir dans des personnages, des rythmes, des formes. De quoi se dire que la mélancolie est nommable, et que notre capacité d’imaginer est la capacité de transférer du sens au lieu même où il s’est perdu dans la mort et le non-sens. 

Comment faire alors pour ne pas perdre cet espoir dans l’imaginaire ? C’est peut-être la voix à prendre, à entendre ; la voix par laquelle m’apparaîtront des voies bienveillantes dans la ville, dans la rue, le quartier, à l’université…