26/10/2011

passages

Ana recopie dans ses cahiers les passages qui la frappent le plus dans ses lectures. Elle a beaucoup appris. Elle a appris que certaines mères, dans les camps, lorsqu’elles étaient sûres que la chambre à gaz était pour le lendemain, tailladaient les veines de leurs filles pendant la nuit. Ana se tourne et se retourne dans son lit. Les seules nuits où elle s’endort facilement sont celles qu’elle passe dans le grand canapé-lit chez sa sœur avec ses oreillers dodus et son édredon en duvet d’oie. Ce serait le mois de janvier et la ville elle aussi serait drapée de duvet d’oie ; la ville elle aussi se tournerait et se retournerait sous sa blanche couverture.

- J’ai quelque chose à t’annoncer. Mon livre de nouvelles est finalement sorti. À quelle adresse te l’envoyer ? ...cette nouvelle remue un autre temps. L’homme qui parle au téléphone est quelqu’un d’instable et de bon. Il ressemble à un grand ours rassurant. L’autre, celui dont Ana a été une fois amoureuse a une épouse et plusieurs enfants. Ce jour-là, les plis du temps se livrent à une somptueuse bataille pour éveiller les souvenirs les plus poignants ; ensuite le silence descend doucement et Ana se régale d’un chocolat chaud ; à partir de ce jour-là, l’ours réconfortant est un personnage de fiction.

Ana se tourne vers son cahier. Une larme lui descend sur le visage lorsqu’elle lit ce passage d’Écorces de Didi-Huberman qui l'été dernier a revu Auschwitz-Birkenau. Il écrit : « J’ai posé trois petits bouts d’écorce sur une feuille de papier. J’ai regardé. J’ai regardé en pensant que regarder m’aiderait peut-être à lire quelque chose qui n’a jamais été écrit. J’ai regardé les trois petits lambeaux d’écorce comme les trois lettres d’une écriture d’avant tout alphabet. Ou, peut-être, comme le début d’une lettre à écrire, mais à qui ? Je m’aperçois que je les ai spontanément disposés sur le papier blanc dans le sens même où va ma langue écrite : chaque « lettre » commence à gauche, là où j’ai enfoncé mes ongles dans le tronc de l’arbre pour en arracher l’écorce. Puis elle se déploie vers la droite, comme un flux malheureux, un chemin brisé : ce déploiement strié, ce tissu de l’écorce qui se déchire trop tôt. Ce sont là trois lambeaux arrachés à un arbre, il y a quelques semaines, en Pologne. Trois lambeaux de temps. Mon temps lui-même en ses lambeaux : un morceau de mémoire, cette chose non écrite que je tente de lire ; un morceau de présent, là, sous mes yeux, sur la blanche page ; un morceau de désir, la lettre à écrire, mais à qui ? ». Comment s’endormir quand on se rappelle que les camps ont existé et que des arbres poussent encore sur ces lieux-là ?

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire