14/05/2012

évasion

Dans son dernier livre traduit en français, Animal du cœur, Herta Müller parle du désir d’évasion sous le régime de terreur de Ceausescu :

« Tout le monde vivait d’idées d’évasion. On voulait traverser le Danube à la nage jusqu’à ce que l’eau devienne un pays étranger. Courir après le maïs jusqu’à ce que le sol devienne étranger. (…) On le voyait à leurs mains : ils s’achèteraient bientôt des ballons, fragiles oiseaux faits de draps et de jeunes arbres. Ils espéraient, pour s’envoler, que le vent ne s’arrêterait pas de souffler. On le voyait à leurs lèvres : ils dépenseraient bientôt tout leur argent pour parler à voix basse avec un garde-barrière. Ils monteraient dans des trains de marchandises pour quitter le pays » (p. 55).

Cette évocation, cette entrée en matière, celle du souvenir de la narratrice peut à mon avis rendre compte de ce qu’est la passion humaine de la liberté chez Herta Müller : liberté de vivre, de bouger, de respirer l'air d'un pays sans dictature. Car l’expression de la liberté chez Müller est toujours issue de la censure. Elle apparaît accompagnée par un sentiment de peur qui sépare nettement le dictateur et les autres : « On sentait le dictateur et ses gardes qui planaient au-dessus de tous les secrets des projets de fuite, on les sentait à l’affût, en train d’inspirer de la peur ». Le jeu, comme le nomme Müller, des hypothèses successives a lieu. Le présent est alors dédoublé en citation du passé, et donc, à peine perçu dans la spontanéité du moment : il demeure une répétition, une reconnaissance de quelque chose qui est déjà arrivé (menace, interrogatoire etc), mais qui est susceptible malgré tout de créer l’événement qui revient.

Chacun de nous a ressenti cette inquiétante impression qui fait que tous les gestes que nous posons et tous les mots que nous disons dans un « ici et maintenant » semblent destinés à faire écho à un moment passé, sans que rien n’en soit retranché, oublié ou modifié. Nous sentons que nous choisissons et que nous voulons, mais que nous ne choisissons que ce qui a déjà été choisi par nous et que nous ne voulons que ce qui reste déjà joué. Il y aurait de cet inévitable dans le récit de Müller, de cette soumission à contre cœur à ce qui arrive comme déjà advenu. Pourtant, le présent nous rappelle quelque chose en tant que répétition du passé, mais n’en sera jamais la parfaite réplique. Il fait plutôt signe à un événement que la mémoire cherche en vain, que la conscience n’arrive pas à accueillir totalement. Nous nous souvenons, bien entendu, mais de quoi ? Certes, ce moment, nous l’avons vécu, mais pas exactement comme il nous revient là, dans l’ici et maintenant. Il nous faudrait alors partir à la recherche d’un « comment cela s’est passé » ou d’un « comment cela ne s’est peut-être pas passé ». L’incertitude demeure. Le souvenir du présent n’est jamais un simple retour du même, il est retour d’un passé flou, indéfinissable, qui se remanifeste sans que l’on soit pourtant bien capable de se souvenir véritablement ce dernier. Il est « tous les possibles du temps », pour le dire avec Sibony.

L’œuvre entière de Picasso, par exemple, construit entre les différentes périodes de création ces « possibles du temps », qui ne cessent de créer des réminiscences entres des toiles et des sculptures, de provoquer des effets de « déjà vu », qui font que plus le visiteur regarde et re-regarde l’œuvre, plus il a l’impression d’assister à une immense reprise, d’avoir déjà vu cela quelque part. C’est l’impression que j’ai eue hier à l’exposition Picasso à AGO à Toronto. J’irai jusqu’à dire que plus je voyais, plus je me laissais emporter par les répétitions, moins je voyais. Ceux qui tenaient un appareil audio-guide collé à leur oreille, parvenaient-ils à « voir » quelque chose ? Disons qu’entre le désir de savoir, d’entendre une voix enregistrée vous expliquer Picasso, et l’envie d’évasion dans un « lieu » inconnu par le biais de ces toiles, reste indéniable la force de l’artiste – peintre, penseur ou écrivain – qui nous livre la réalité autrement. Ce qui se présente à nous, oui, c’est « un présent réminiscent », mais qui nous rappelle la possibilité d'éternité de chaque menu instant. 

08/05/2012

l'oubli

Dans Considérations inactuelles, texte de 1874, Nietzsche se pose la question de la valeur de la culture historique des sociétés modernes. Il se demande en effet si l’oubli n’est pas nécessaire au bonheur, à l’action, et si l’homme ne serait pas victime d’un excès de mémoire : « trop d’histoire tue l’homme », dit-il. Ce propos me semble discutable, mais ce qui m’apparaît intéressant dans cet écrit c’est que l’auteur cherche à montrer qu’un excès de mémoire nuit à l’être vivant. En gros, Nietzsche souligne qu’il y a pour tout homme (ou pour toute société ou communauté) un besoin d’histoire pour s’en inspirer, pour mettre en lumière de la grandeur ou de la catastrophe, pour transmettre des traditions et des coutumes…etc, mais il s’agit à la fois de penser les limites du rapport au passé. Comment est-il utile ? En quel sens ? Entre d’un côté le manque de mémoire (amnésie et refoulement de certaines périodes de l’histoire pour une survalorisation du présent), et de l’autre, un excès de la mémoire, une idolâtrie du passé qui se traduit en nostalgie trop forte, il devrait y avoir un mi-chemin. « Quant à savoir jusqu’à quel point la vie a besoin des services de l’histoire, c’est là une des questions les plus graves concernant la santé d’un peuple et d’un individu, car trop d’histoire fait dégénérer la vie », poursuit le philosophe. La vie signifie ici puissance créatrice, force vitale, un certain penchant à l’action. Il en ressort qu’un excès d’histoire et donc de mémoire, nous accable au lieu de nous stimuler, car après tout, l’homme a besoin du passé mais pour le dépasser, pour construire un présent dans la nouveauté, pour être capable de se projeter dans l’avenir.

Je ne vais pas énumérer ici les moments où j'étais collée à un point précis ou flou du passé, scotchée par un souvenir heureux ou douloureux, sans être à même de défaire le nœud de la joie ou d’une mélancolie trop accablante. Certes, dans ces moments-là, il m’était impossible de faire le lien entre affect et pensée, et parvenir à me rappeler un Nietzsche qui dénonce une mémoire qui nous rend prisonniers et inertes, dans une dépendance dangereuse à l’égard du passé ; et qui peut agir comme un spectre, un sortilège. « L’homme reste sans cesse accroché au passé, quoiqu’il fasse, qu’il s’en aille courir au loin, qu’il hâte le pas, toujours la chaîne court avec lui ». Reste que pour le bonheur, il y a donc une nécessité, une vertu de l’oubli, qui s’avère être la force permettant à l’homme de se détacher de ce qui l’encombre. 
Pourtant, on définit souvent l’oubli comme une défaillance, comme un manque, une perte, un affaiblissement. L’intérêt du texte de Nietzsche, me semble-t-il, c’est qu’il tente de montrer que l’oubli, qu’il définit comme « la faculté de sentir les choses en dehors de toute perspective historique » , c’est-à-dire la capacité de voir les choses uniquement dans leur immédiate présence sans se les représenter dans la perspective du temps, n’est pas seulement un manque mais aussi une force par laquelle l’homme peut se libérer de sa mémoire pour vivre au présent. L’oubli serait alors la porte par laquelle on aurait accès à l’inédit, à l'inespéré, aux choses qui nous arrivent dans l'instant.
Facile à le reconnaître avec Nietzsche, mais souvent difficile de l’intégrer consciemment dans le vécu.

05/05/2012

des choses

Ancrée dans la réalité par la matérialité des choses, l’écriture poursuit une sorte de course, sa propre course, jusqu’à ce moment où, au-delà de tout travail, de toute correction, elle devient intangible. Elle atteint un état lui permettant de défier l’usure du temps, comme les objets peuplant l’univers familier de Marguerite Duras : dans l’appartement de la rue Saint-Benoît, la maison de Neuphle-le-Château ou l’appartement de Trouville, dont toutes les tables ont été peu à peu transformées en bureau d’écriture, les objets, une fois mis en scène ou en écrit, ne sont plus jamais déplacés. Ils résistent au mouvement du temps. Marguerite Duras a ainsi rendu intangible tout ce qui, autour d’elle et par elle, pouvait l’être. « Quand je mourrai, dit-elle à Michelle Porte, je ne mourrai à presque rien puisque l’essentiel de ce qui me définit sera parti, restera seulement à mourir que le corps… ».

J’ai beau imaginer à travers ses livres, les lieux de Duras, ces lieux - s'ils sont imaginables - ils ne sont pas imaginaires. Les images et les situations remontent d’un autre temps, d’un autre lieu, elles ont un point d’ancrage : une trace déposée dans la mémoire, des sensations, des douleurs ou des photographies… Il y a aussi des pierres rondes, des plantes du jardin, des oiseaux au printemps ; l’écrit se fonde sur cette « vie matérielle », sans laquelle il n’y a pas d’existence humaine, et il parvient à faire apparaître une forme de vérité à propos de ce passé, de cet ailleurs dont il garde la trace. Proust et Duras, chacun à sa manière, me font penser que le premier travail de l’écrivain c’est d’entendre ces traces, de sentir l’émotion qu’elles recèlent, de « lire » de manière transversale leur résonnance et de la dire en mots. Aussi banal que cela puisse sembler, il m'apparaît souvent comme une révélation. 

Je me souviens deux ou trois fois cette semaine où, à une conférence sur le plagiat en littérature, les intervenants étaient occupés à décrypter les signes visibles, matériels, de ce qui devait constituer « l’infraction ». Aucun n’allait chercher en diagonale, indirectement, les sens cachés de la transgression dont la certitude faisait un effet d'aveuglement. Qu’en déduire ? Chacun le saurait pour soi. Pour moi, restait l’idée qu’un écrivain n’aurait pas tardé à trouer la surface lisse de ce qu’on voyait, du « déjà-là », tout comme un psychanalyste l'aurait fait d'emblée. Quant à elle, Duras ne se serait pas empêchée de fouiller les non-dits, la trame de ce qui se tait. 

02/05/2012

rencontre et écriture

Dominique Noguez, dans Duras, Marguerite, raconte une de ses rencontres avec l’écrivaine : « Je me souviens (…) d’un de nos premiers déjeuners, avec Marcel Mazé sans doute, dans les environs de Toulon. Elle se mit à parler personnellement au serveur. ‘Nous nous sommes déjà vus, n’est-ce pas ? Où était-ce ?’ Lui, sincère ou malin, ne la démentit pas et entra avec elle, plat après plat, dans le jeu des hypothèses successives et successivement écartées. Si je ne m’abuse, il s’avéra à la fin du repas qu’ils ne s’étaient jamais rencontrés ».

Cette entrée en matière, celle du souvenir d’une des rencontres de Noguez avec Duras, peut à mon avis illustrer ce qu’est la rencontre durassienne : rencontre entre les êtres, entre la réalité et la fiction, entre le monde et le silence, entre le passé et le présent ; toujours en filigrane, une ambiguïté. Car la rencontre durassienne a lieu sous le signe de la réminiscence, elle apparaît dans un sentiment de « déjà vu » et va rappeler le passé en le posant comme une succession de potentialités, de conditionnels : « Nous nous serions aimés, là encore, puis nous nous serions perdus de vue, mais nous revoilà ». Le jeu des hypothèses s’entame et le présent se déplie en citation du passé, et donc c’est une reconnaissance ; mais plus encore, « une fausse reconnaissance » qui permet d’enchaîner une certaine trame de la fabulation. Les deux êtres en présence sentent qu’ils sont vécu, vu, entendu, fait quelque chose qui, au fond, est en train de se produire pour la première fois. L’aspect double de la rencontre, sa doublure, garantit au réel de l’instant sa force et lui donne une intensité. Cela paraît banal, mais pour faire surgir le présent, on devrait pouvoir le tisser au passé : un passé imaginé et mis en scène dans diverses images et divers possibles du temps.

En ce sens, je me retrouve parfois saisie par une impression d’inauthentique lors d’une rencontre. Elle m’apparaît comme répétition ; le présent ne m’appartient alors qu’en tant que citation, que renvoi à un passé, dans une dépossession qui me fait dire que « cela a déjà eu lieu ». Finalement, avec Duras, je me rends compte que la rencontre en tant que répétition est une origine qui n’a peut-être jamais existé. De quoi penser que l’instant présent déguisé en « qui a déjà été » peut se dupliquer en jadis imaginaire, en autrefois fictif, mais afin d'appuyer l’épaisseur d’une autre possibilité du présent.