31/03/2013

ce qui revient


Ces jours-ci, j’entends souvent des mots comme : présent, absent, achèvement, inachèvement... Comment se vivent ces états de présence, d’absence… ? Le plus difficile, me semble-t-il, n’est pas de convoquer l’absence mais de capter la présence de ceux qui sont loin ou absents.

Imaginons cette situation : on descend dans la rue. De préférence dans une grande ville, ou à l’étranger. Là où l’on ne connait personne. Où l’on est sûr de pouvoir marcher des heures sans suivre la moindre trace connue. Des passants, rien que des passants, sans histoire ni passé, sans autre ombre que celle que la lumière attache à leurs talons. Essayons de ne pas croiser les regards, ne pas scruter les visages. Évitons le jeu des ressemblances avec des gens d’un entourage connu. Ainsi on peut avoir enfin l’impression d’habiter un monde sans profondeur : une feuille de papier blanc où se découpent des silhouettes sans halo, aucun souvenir en ritournelle. Une sorte de paix du commencement. 

D’où on comprend peut-être que seuls les inconnus sont pour nous sans fantôme ; aucune mémoire ne nous attache à eux. Dès que l’on connait, dès que l’on reconnait, on a beau vouloir faire le vide, ça revient. 


l'hiver jamais parti, revient... arbres givrés le 28 mars, Maryland Street, Winnipeg


29/03/2013

ce que tu m'apportes

En amour, ce qu'on met de soi dans l'autre est infiniment plus vaste que ce qu'on croit lui confier. Cette pensée m'est apparue hier en marchant. Simplement. 

"Qu'est-ce que tu 'm'apportes' ?"
Quelquefois c'est ma propre vie, d'autres fois c'est mon âme, ma vocation, ma sauvagerie, ma misère, une dette ancestrale, c'est toujours exorbitant, une valeur passée en douce, clandestine, que l'on s'échange dès le premier regard. Pacte secret qui échappe au destinataire comme à celui qui l'envoie, chacun se chargeant de cacher le fardeau très loin de soi, à l'abri.. 

28/03/2013

ce qui arrive



L’imprévu est ce qui arrive : la maladie des parents, vous êtes enceinte, vous êtes prise dans un accident de taxi. La rencontre est ce qui vous fait vibrer : l’amour, l’espoir, la joie. De purs événements. Comment accueillir cela en soi ? Les enfants le savent, d’instinct. Proust consignait dans de petits carnets les choses les plus diverses, mais à la manière d’un compositeur qui établit une hiérarchie secrète entre les sons en les disposant sur une portée. C’est cet ordre secret qui fait se tenir ensemble les éléments éparpillés de notre perception, les minuscules événements du quotidien soudain éclairés, rétrospectivement par un mot raturé, presque illisible. L’écriture rejoint la matière même du vivant qu’ainsi elle abrite, acceptant de ce vivant qu’il fasse continuellement effraction en elle – du moins dans la littérature. Tout ce qui se sédimente en nous veut estomper ce rappel que nous sommes mortels et voués ainsi, à l’imprévisible de la mort (la face obscure, angoissante de l’inconnu). Les émotions ainsi recouvertes en plâtre, non pensées, atrophiées, ne viennent plus déranger le cours de notre imaginaire en risquant de nous ramener vers cette tristesse ancienne, irrésolue. La sédimentation est le génie du temps qui passe, on se rend parfois complice d’une étrange machination qui préfère au vivant la demi-mort et à l’amour une sorte de gelée des sentiments.

Comment nommer cette part sauvage de nous qui résiste à toute forme de lien, qui se défait et se détache alors même que l’amour la porte ? La solitude nous rappelle notre mort, cette inconcevable fin de soi et de tous les autres pour nous à cet instant. Dans ce retrait qu’on appelle être seule, n’est-ce pas un peu le commencement de cette mort qu’on cherche, comme si cela pouvait ne pas être grave mais juste s’éprouver ainsi de manière légère, grisante – une mort désarmée dont nous garderions seulement un peu le goût secret. 

26/03/2013

derrida sur l'amour


Imaginons : vous êtes étudiante à New York University et vous avez l’occasion d’assister à une conférence de Jacques Derrida. Vous lui parlez et lui proposez de faire un documentaire sur lui, sur son œuvre (Derrida, 2002, film réalisé par Amy Ziering Kofman et Kirby Dick). Il accepte. Le projet est  prévu pour durer un mois. 

Pendant un mois donc, vous filmez Jacques Derrida chez lui, dans la rue, à l’université, à Paris, à New York, avec sa femme, avec des étudiants ou des amis. Vous captez des scènes du quotidien familial et de la vie publique : conférences, enseignement, réceptions, lancements de livre. L’image que vous en donnez est celle d’un philosophe qui est aussi un homme ordinaire ; abordable, simple, sympathique, parfois grincheux. Parmi les questions que vous tentez d’aborder, l’amour revient trois fois : vous souhaitez savoir comment Jacques Derrida a rencontré sa femme Marguerite, aujourd'hui psychanalyste ; vous l’interrogez sur l’amour envers sa mère et son père à partir du texte L’oreille de l’autre ; et troisièmement, vous lui posez une question qu'il trouve beaucoup trop vaste, et à laquelle il n'est pas prêt à répondre de manière directe : pourquoi depuis toujours les philosophes se sont-ils intéressés à l’amour ? Silence.. Silence. 

Puis, soudain, il prend cette dernière question par ailleurs. Au fond, enchaîne Derrida, il faudrait d'emblée réfléchir au qui et au quoi par rapport à l’amour. C’est dire, s'interroger plutôt : quand on aime, quand on est amoureux, est-ce qu’on aime quelqu’un (le qui) ? Ou bien, aime-t-on quelque chose (le quoi) en quelqu’un, dont on est amoureux ? L’intelligence, la beauté, la joie, le rire… Toutes ces « choses » sont importantes, surtout dans un premier temps, lors de la séduction. Après tout, poursuit Derrida, ce qui est intéressant à élucider est la distinction entre aimer quelqu’un pour sa singularité absolue (aimer qui il ou elle est, sans condition), et aimer les qualités de quelqu’un (le quelque chose en quelqu’un). Pourquoi serait-ce intéressant ? Parce que cela contribue à donner du sens à l’infidélité à l'amour, quand elle arrive ; à la rupture. 

Le scénario de la déception est connu : après la belle période de séduction, se glisse le désenchantement, lorsque les qualités qu’on soupçonnait dans l’autre aimé ne correspondent pas ou plus aux attentes. D'ordinaire, à ce moment-là, feu vert à la rupture, à l’interruption. Pourtant, Derrida reste confiant sur ce point : il y a aussi ceux et celles qui se questionnent sur le sens de la singularité absolue dans le lien d’amour. La balance penche alors du côté du qui. Simplement. 


25/03/2013

microfiction


Je ne me suis pas inquiétée outre mesure. J’en ai profité pour aller acheter une baguette. J’ai pris le petit déjeuner tard. J’ai regretté simplement que l’appartement soit si sombre, et que malgré le beau temps, ma chambre ne soit pas égayée par le moindre rayon de soleil.

-       Il faut que je déménage.

C’est ce que je me suis dite. Je rêvais même d’une petite maison dans une banlieue résidentielle. Après tout, j’étais libre de rêver. J’ai pensé même à la possibilité de m’en sortir par moi-même, comme une fille d’aujourd’hui, en trouvant un meilleur travail.

-       Quant à la ville de Winnipeg où j'habite...

Je me suis dite que j’étais bien où j’étais. Dans la vie, chacun finit par trouver sa voie. Rien ne me disait qu’en réalité, comme beaucoup d’hommes et de femmes, je n’avais pas fait de mon mieux pour m’adapter à la ville où j'ai posé ma valise à l'automne 2011. Je me reprochais même de l’avoir trop fait, ou encore d’avoir accepté au tout début ce travail qui m’a fait venir ici... Enfin, vous voyez la spirale. J’ai décidé que si j’avais l’occasion de choisir encore une fois où travailler, je me prendrai en main. 

-       Mais le choix n’est plus revenu.

Pourtant, je ne me fais aucun souci. Un choix finira bien par réapparaître. Il faut être patient, on ne fait rien de bon dans la panique.

Et puis, si dans neuf ans j’aurai par hasard un choix à faire par rapport au travail, je me dirai qu’à partir du moment où l’occasion de partir se présente finalement, je n’ai pas perdu mon temps en essayant de m’adapter à Winnipeg.