Est-il possible qu’un texte nous immerge
dans le sensible ? Dans la sensation avec laquelle nous percevons le
monde ? Est-ce que certains textes peuvent nous faire basculer dans la
perception des choses au lieu de rester dans la consommation des idées, des
mots ?
Il est des textes qui résonnent,
vibrent et continuent de nous parler une fois qu'on a fermé le livre. Les journaux de jeunesse 1914-1931
d’Anaïs Nin ont eu sur moi cet effet d’intensité, d’étrangeté - des
passages qui creusent au-delà de la surface de ce qu’on voit ou on entend…
Au
printemps 1927, donc, âgée maintenant de vingt-quatre ans, Anaïs Nin bascule de
la posture de modèle pour des peintres et sculpteurs à celle de
« regardante », et décide de suivre des cours de dessin à l’école de la
Grande Chaumière à Paris. Dès le premier jour, elle éprouve de la sympathie pour le
modèle, une jeune femme visiblement affamée.
16
mars 1927 : « J’ai remarqué que le modèle au moment de monter sur
l’estrade pour poser, avait eu un geste timide de la main, comme pour se
protéger des premiers instants de nudité – elle se soumettait avec gentillesse
aux ordres des étudiants et ses poses révélaient un manque d’expérience. J’ai
remarqué des traces de fatigue sous les yeux, qui ne trahissaient pas seulement
l’épuisement mais une profonde tristesse. Les étudiants la méprisaient. Ils ne
lui adressaient la parole que pour lui reprocher d’avoir bougé ou pour lui
demander de changer de pose. Je lui ai souri. J’étais troublée et j’éprouvais
pour elle une grande pitié ».
S’ensuit
ce passage très étonnant : « Le lendemain matin, en plein milieu de
la pose, elle se toucha la tête une seconde, devint toute pâle et, balbutiant
quelques mots inintelligibles, s’effondra sur l’estrade ».
Et
Anaïs Nin de se précipiter à son secours. Elle part chercher du café et des
brioches pour nourrir la jeune femme, mais elle revient surtout écouter son
histoire et – plus important encore – elle la transcrit : « Russe,
parlant à peine le français, sans travail, avec un diplôme d’infirmière dont
elle ne pouvait se servir, le loyer à payer et rien à manger… Elle pleurait,
pleurait et mangeait en même temps. Un bon moment après, elle a repris la pose,
le corps secoué de temps à autre par un sanglot. Les corps sentent – les corps
souffrent, les corps trébuchent et tremblent. Est-ce le destin que j’apprends ? »
À
la différence de celles qui ont fait cette expérience de regardée et de
regardante - de modèle et d'apprentie - Nin sait qu’une femme qui pose nue pour un peintre, un sculpteur,
un photographe ou une équipe de tournage, est d'emblée une personne qui porte une
histoire. Elle sait que les jolies têtes ne sont pas vides.
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