Dans son dernier livre traduit en
français, Animal du cœur, Herta
Müller parle du désir d’évasion sous le régime de terreur
de Ceausescu :
« Tout le monde vivait d’idées d’évasion. On
voulait traverser le Danube à la nage jusqu’à ce que l’eau devienne un pays
étranger. Courir après le maïs jusqu’à ce que le sol devienne étranger. (…) On
le voyait à leurs mains : ils s’achèteraient bientôt des ballons, fragiles
oiseaux faits de draps et de jeunes arbres. Ils espéraient, pour s’envoler, que
le vent ne s’arrêterait pas de souffler. On le voyait à leurs lèvres : ils
dépenseraient bientôt tout leur argent pour parler à voix basse avec un
garde-barrière. Ils monteraient dans des trains de marchandises pour quitter le
pays » (p. 55).
Cette évocation, cette entrée en matière,
celle du souvenir de la narratrice peut à mon avis
rendre compte de ce qu’est la passion humaine de la liberté chez Herta Müller : liberté de
vivre, de bouger, de respirer l'air d'un pays sans dictature. Car
l’expression de la liberté chez Müller est toujours issue de la censure.
Elle apparaît accompagnée par un sentiment de peur qui sépare nettement le
dictateur et les autres : « On sentait le dictateur et ses gardes qui
planaient au-dessus de tous les secrets des projets de fuite, on les sentait à
l’affût, en train d’inspirer de la peur ». Le jeu, comme le nomme Müller,
des hypothèses successives a lieu. Le présent est alors dédoublé en citation du
passé, et donc, à peine perçu dans la spontanéité du moment : il demeure
une répétition, une reconnaissance de quelque chose qui est déjà arrivé (menace, interrogatoire etc), mais
qui est susceptible malgré tout de créer l’événement qui revient.
Chacun de nous a ressenti cette
inquiétante impression qui fait que tous les gestes que nous posons et tous les
mots que nous disons dans un « ici et maintenant » semblent destinés
à faire écho à un moment passé, sans que rien n’en soit retranché, oublié ou
modifié. Nous sentons que nous choisissons et que nous voulons, mais que nous
ne choisissons que ce qui a déjà été choisi par nous et que nous ne voulons que
ce qui reste déjà joué. Il y aurait de cet inévitable dans le récit de Müller,
de cette soumission à contre cœur à ce qui arrive comme déjà advenu. Pourtant,
le présent nous rappelle quelque chose en tant que répétition du passé, mais
n’en sera jamais la parfaite réplique. Il fait plutôt signe à un événement que
la mémoire cherche en vain, que la conscience n’arrive pas à accueillir
totalement. Nous nous souvenons, bien entendu, mais de quoi ? Certes, ce
moment, nous l’avons vécu, mais pas exactement comme il nous revient là, dans
l’ici et maintenant. Il nous faudrait alors partir à la recherche d’un
« comment cela s’est passé » ou d’un « comment cela ne s’est
peut-être pas passé ». L’incertitude demeure. Le souvenir du présent n’est
jamais un simple retour du même, il est retour d’un passé flou, indéfinissable,
qui se remanifeste sans que l’on soit pourtant bien capable de se souvenir
véritablement ce dernier. Il est « tous les possibles du temps »,
pour le dire avec Sibony.
L’œuvre entière de Picasso, par exemple,
construit entre les différentes périodes de création ces « possibles du
temps », qui ne cessent de créer des réminiscences entres des toiles et
des sculptures, de provoquer des effets de « déjà vu », qui font que
plus le visiteur regarde et re-regarde l’œuvre, plus il a l’impression
d’assister à une immense reprise, d’avoir déjà vu cela quelque part. C’est
l’impression que j’ai eue hier à l’exposition Picasso à AGO à Toronto. J’irai jusqu’à dire que plus je voyais,
plus je me laissais emporter par les répétitions, moins je voyais. Ceux qui
tenaient un appareil audio-guide
collé à leur oreille, parvenaient-ils à « voir » quelque chose ? Disons qu’entre le désir de savoir,
d’entendre une voix enregistrée vous expliquer Picasso, et l’envie d’évasion
dans un « lieu » inconnu par le biais de ces toiles, reste indéniable la force
de l’artiste – peintre, penseur ou écrivain – qui nous livre la réalité autrement. Ce qui
se présente à nous, oui, c’est « un présent réminiscent », mais qui nous rappelle la possibilité d'éternité de chaque menu instant.
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