Ancrée dans la
réalité par la matérialité des choses, l’écriture poursuit une sorte de course,
sa propre course, jusqu’à ce moment où, au-delà de tout travail, de toute
correction, elle devient intangible. Elle atteint un état lui permettant de
défier l’usure du temps, comme les objets peuplant l’univers familier de
Marguerite Duras : dans l’appartement de la rue Saint-Benoît, la maison de Neuphle-le-Château ou l’appartement de Trouville, dont toutes les tables ont
été peu à peu transformées en bureau d’écriture, les objets, une fois mis en
scène ou en écrit, ne sont plus jamais déplacés. Ils résistent au mouvement du
temps. Marguerite Duras a ainsi rendu intangible tout ce qui, autour d’elle et
par elle, pouvait l’être. « Quand je
mourrai, dit-elle à Michelle Porte, je
ne mourrai à presque rien puisque l’essentiel de ce qui me définit sera parti,
restera seulement à mourir que le corps… ».
J’ai beau imaginer
à travers ses livres, les lieux de Duras, ces lieux - s'ils sont imaginables - ils ne sont pas imaginaires.
Les images et les situations remontent d’un autre temps, d’un autre lieu, elles
ont un point d’ancrage : une trace déposée dans la mémoire, des
sensations, des douleurs ou des photographies… Il y a aussi des pierres rondes,
des plantes du jardin, des oiseaux au printemps ; l’écrit se fonde
sur cette « vie matérielle »,
sans laquelle il n’y a pas d’existence humaine, et il parvient à faire apparaître une
forme de vérité à propos de ce passé, de cet ailleurs dont il garde la trace.
Proust et Duras, chacun à sa manière, me font penser que le premier travail de l’écrivain
c’est d’entendre ces traces, de sentir l’émotion qu’elles recèlent, de
« lire » de manière transversale leur résonnance et de la dire en
mots. Aussi banal que cela puisse sembler, il m'apparaît souvent comme une révélation.
Je me souviens deux ou trois fois cette semaine où, à une conférence sur
le plagiat en littérature, les intervenants étaient occupés à décrypter les
signes visibles, matériels, de ce qui devait constituer
« l’infraction ». Aucun n’allait chercher en diagonale, indirectement, les
sens cachés de la transgression dont la certitude faisait un effet d'aveuglement. Qu’en déduire ? Chacun le saurait pour soi. Pour moi, restait l’idée qu’un écrivain n’aurait pas tardé à trouer
la surface lisse de ce qu’on voyait, du « déjà-là », tout comme un psychanalyste l'aurait fait d'emblée. Quant à elle, Duras ne se serait
pas empêchée de fouiller les non-dits, la trame de ce qui se tait.
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