19/02/2010

le salon double



Je n’aurais pas voulu quitter la bibliothèque aujourd’hui. Je serais restée jusqu'à l’heure de fermeture à chercher un mot, la petite phrase qui me rende quelque chose de la forme poétique que peut prendre une journée. D’autres vies que la mienne (2009) : il est question dans ce livre d’Emmanuel Carrère, « de vie et de mort, de maladie, d’extrême pauvreté, de justice et surtout d’amour. Tout y est vrai ». Dans cette phrase, je croyais avoir trouvé ce qui semble être au cœur de la littérature : l’expression poétique de la douleur et du bonheur de vivre. Je lisais avec joie, tournais des pages, j’essayais de ne pas trop penser que dans un cours de littérature, j’allais enseigner ce texte ; que je devais alors employer des termes prétentieux : « extrême contemporain », « effet de vraisemblance », « rapport entre la fiction et le vécu », pour faire passer un texte à des étudiants qui s’intéressent d’emblée, peut-être ou peut-être pas, à leur histoire, et peu à celle des autres, même littéraire. Dans l’idéal, l’enseignement m’apparaissait tel un « salon double » où se rencontrent étudiant et prof autour d’un vrai appel d’amour : la demande d’accueillir une œuvre, de saisir les sens d’une parole, la fragilité d’une émotion. À ce carrefour, je me disais, il est possible d’imaginer « une communauté inavouable et inavouée », comme dirait Barthes, un groupe complice qui partage et soutient une parole ; cette parole qu’on voudrait léguer ou donner à entendre. Car, après tout, je vois que dans mes cours, il ne s’agit pas de montrer des textes qui sont déjà inscrits dans la grande Histoire littéraire, comme ce seraient les oeuvres de la Renaissance ou du XIXe siècle, mais plutôt des histoires qui font échos à nos « vies minuscules », de jeunes ou d’adultes d’aujourd’hui.

Si autrefois, j’avais peur du ridicule, de la maladresse dans la salle de cours, désormais c’est à une certaine spontanéité, en ce qu’elle a de force et de faiblesse, que je voudrais être fidèle. Dans la lecture d’un texte, fictionnel ou autobiographique, c’est « un lien de pensée », tel que l’entend Daniel Sibony, que je cherche à tisser avec les étudiants. Et sur les couloirs d’une œuvre, on tente de traduire l’affect qui donne source à l’écriture, on cherche des simulacres pour mieux deviner l’original, on anticipe, on apprivoise des termes critiques, on joue de menues tricheries pour faire entrer en résonance une signification avec une autre. Il vient aussi cet instant extraordinaire où, au cœur de la lecture, parfois menée dans l’inquiétude et dans le doute des questions, surgit quelque chose que j’espère un déluge de lumière, ce grain d’éclaircissement de l’ordre du symbolique qui nous soutient, qui nous encourage à continuer de lire des textes dans des cours de littérature. C’est un peu la raison pour laquelle j’aime l’idée du « salon double » qui permet de penser que dans l’enseignement, de même que dans le texte, il y a : le visible et l’invisible, la conscience et l’inconscient, la plénitude et la faille..

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