10/09/2010

l'empreinte de l'ange



L’automne arrive et il n’est plus chaud comme l’été. De même que le mois d’août avait coïncidé avec une série de lectures brûlantes, de même, maintenant, les températures qui baissent me font reprendre certains textes avec intérêt : comme si, au changement de saison, s’instaurait entre le cosmos et mes envies de lire ou de relire une harmonie étrange. Tendues et fraîches, les semaines de septembre s’égrènent et l’arrivée de la rentrée ne change rien à l’affaire : les élèves se pressent pour arriver en classe, le sang coule, les Torontoises se promènent en robe d’été, moi, je tente de mettre quelque part ce récit, L’empreinte de l’ange.  



Nancy Huston est l’auteure du roman, L’empreinte de l’ange, publié chez Actes Sud en 1998 dans une collection à nom métaphorique, « Un endroit où aller ». Et il y a plein d’endroits où aller en lisant ce texte : de la rive gauche à la rive droite, d’une part et d’autre de la passerelle du pont des Arts, de la rue de Seine au Marais, du marché aux puces au Bon Marché, du manège de l’Hôtel de ville au Luxembourg. Certes, ces balades tantôt pressées, tantôt désintéressées que Saffie l’héroïne prenait avec une rare régularité, m’ont fascinée. Saffie, je me suis attachée à elle. Il faisait longtemps depuis que je n’avais pas croisé un personnage étrange, bizarre dans son mutisme, dans son ascétisme anorexique et son être allemand qui la poussait à suivre avec rage des obsessions de faire le ménage, de nettoyer la moindre miette du tapis, de se tenir silencieuse, hermétiquement fermée sur sa douleur comme une huître sur sa perle. Voilà celle qui anime.. le récit.

L’histoire que je lis commence en mai 1957, à Paris ; occasion pour Huston de rendre quelque chose de l’ambiance de la guerre d’Algérie, des traces de la Seconde Guerre mondiale, des incongruités entre Saffie, l’Allemande et Raphaël, Français de souche, doué joueur de flûte, sensible et maladroit. Peu après le début du récit, une fois au cœur de l’affaire où Saffie, d’emblée embauchée pour servir dans l’appartement de la rue de Seine, et qui finit vite par épouser Raphaël son employeur, un autre personnage András, le Hongrois, surgit sur scène. András est luthier et tient atelier dans le Marais. Voyez déjà Saffie s’éprendre éperdument de cet homme grand, à mains grandes et au regard perçant, qui gagne sa vie en réparant des instruments de musique. Peu à peu, pas à pas, Saffie commence à entrer dans l’existence : par l’ouïe, l’odorat, par une vive attention, mais surtout par les paroles d’András. C’est une histoire d’amour pas comme les autres, pas ordinaire et stéréotypée, mais ce n’est pas l’essentiel : les détails sont là si jamais le livre vous tombe sous les yeux.

L’essentiel pour moi fut de retrouver la voix rebelle, le ton narquois et singulier de Huston qui pendant la lecture put m’emporter ailleurs. Je me souviens l’avoir entendu dans une émission de radio parler de sa manière de penser la trame d'un roman : et elle avoue prendre du plaisir à se tenir près du lecteur, lui tendre la main, ne pas le laisser tout seul dans la peur, l’angoisse ou le bonheur. Je crois avoir senti quelque chose de cette présence qui de temps à autre glissait une remarque de l’autre côté du rideau, comme si le récit était une pièce de théâtre qui évoluait sur scène et l’écrivaine en coulisses préparait encore le spectacle : « C’est ici que commence la fin de cette histoire » ou « Donnons un coup d’accélérateur – c’est enivrant ce pouvoir, c’est comme en rêve, on se prélasse avec volupté dans un instant particulier et puis – délice – ça se met à bouger, les journées défilent, surgissent et s’évanouissent , se fondent les unes dans les autres… » ou encore « Même moi je ne sais pas ce qu’est devenue mon héroïne. Nous savons si peu les uns des autres… C’est tellement facile de se perdre de vue ». C’est cette complicité qui me plaît et me paraît rassurante.. réjouissante.  

Il y a aussi le titre, l’empreinte de l’ange, qui par-delà la sonorité et la couverture affichant Un Ange de Raphaël, m’a attirée par l’histoire sur « l’innocence » que Huston lui invente :

« Du bout de son index, András se met à dessiner son profil, commençant sur le front, à la naissance des cheveux, puis descendant délicatement entre les sourcils, suivant la fine crête du nez et se glissant dans la fossette entre la racine du nez et les lèvres.
 - C’est ici, dit-il, que l’ange pose un doigt sur les lèvres du bébé, juste avant la naissance – Chut ! – et l’enfant oublie tout. Tout ce qu’il a appris là-bas, avant, en paradis. Comme ça, il vient au monde innocent…
 - Et ça s’arrête quand, l’innocence ? demande Saffie d’une voix rêveuse, remuant à peine les lèvres sur lesquelles le doigt d’András est encore posé. Toi, tu es innocent ? »

Une sorte de quête de l’innocence traverse le texte. Même si la boucle est bouclée tragiquement sur la mort d’Emil, l’enfant de Saffie et Raphaël, sur la disparition et la déchirure de trois vies et deux histoires d’amour ; même si on sent qu’une vie scindée en deux, un adultère et des mensonges sont silencieusement sanctionnés, il reste malgré tout l’espoir de l’innocence, la lumière scintillante de se faire innocenter par la vie encore et encore, sans cesse. Les années passent, les deux hommes – Raphaël et András – restent sur scène ; ils se croisent un jour dans un espace de passage, un train ; se reconnaissent et chacun dans sa tête déroule ces mots : « Il s’agit de retrouver l’innocence avant de partir rejoindre l’ange »…

La voix de Huston ou de la narratrice ne nous laisse pas trop de répit ; elle brise la mélancolie.
Je murmure presque avec elle :

« Et c’est la fin ?
Oh ! Non. Je vous assure que non.
Il suffit d’ouvrir les yeux : partout, autour de vous, cela continue ». 

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