12/02/2011

1966 : le nouvel étudiant

À Toronto, curieuse, rêveuse, naviguant un peu au hasard sur Internet, je tombe sur le deuxième cours d’Antoine Compagnon à Paris, au Collège de France, cours intitulé en cette année 2011, 1966 : Annus Mirabilis. Me traverse d’esprit que Internet est ici une belle trouvaille. Grâce à lui, il m’est possible de rattraper le temps et de revoir ce cours du 11 janvier. Ce qui me frappe en écoutant, c’est le ton sérieux, la voix précise de Compagnon qui me paraît presque intimidante, comme si dans ce haut lieu de la culture française, le Collège de France, un discours moins formel n’avait pas de place. Le public attentif, absorbé, ne bouge pas. Dans la vidéo, j’aperçois plutôt des personnes d’un certain âge, la salle est pleine, accrochée au sujet. Rien à voir avec les séminaires qui se déroulent dans des universités canadiennes ou américaines, où on peut entrer avec le café, on finit le déjeuner, on jette un coup d’œil aux messages sur le iphone, on tourne et on s’endort parfois, ambiance clairement et violemment informelle.

Ce qui m’intéresse dans ce cours, ce sont les textes littéraires qui mettent en lumière des étudiants et qui restent comme des jalons pour la période autour de 1966. J’apprends avec Compagnon que le « nouvel étudiant » bourgeois qui est « non-héritier » de la tradition classique du XIXe siècle, est celui dont les parents n’ont pas fait d’études, un jeune qui se retrouve dans le malaise de la faculté et de l’époque. En 1965, pour la première fois dans le milieu intellectuel, Félix Guattari parle de la nouvelle « maladie mentale » des jeunes étudiants. Et dans la littérature, c’est Le Clézio qui dans son roman Le Procès-Verbal (1963), nous fait découvrir un personnage « évadé d’un asile psychiatrique », Adam Pollo, qu’on sait bien étudiant même si ce n’est pas posé explicitement. Voici une lettre que lui adresse ses parents :

« Dis-nous ce que tu comptes faire, où tu veux travailler, comment tu te débrouilles, où tu as l’intention d’aller – J’ai vu dans les journaux qu’ils demandent des instituteurs en Afrique Noire et en Algérie ; ce n’est pas tellement payé, mais ce pourrait être un début avant de faire autre chose ». (coll. Folio, p. 238)

On devine les hésitations de ce nouvel étudiant qui émerge en France dans les années 60 et les inquiétudes des parents qui semblent ne pas avoir d’époque. Toute la situation est d’ailleurs franchement actuelle. Pour un moment, oublions que ce roman de Le Clézio fut publié en 1963.

Plus loin, dans le texte, Adam Pollo se retrouve interné dans un asile et des chercheurs viennent lui rendre visite : un groupe d’étudiants en médecine et un docteur de 48 ans tentent de l’examiner et de lui mettre un diagnostique. Dans ce passage, on est saisis par l’humanité et la singularité d’une des étudiantes : « Après quelques minutes, il releva la tête et les regarda tous ; ils étaient sept en tout, sept jeunes, mâles et femelles, entre dix-neuf et vingt-quatre ans, plus un docteur d’environ 48 ans. Aucun d’eux ne le regardait. Ils parlaient à voix basse. Trois des jeunes prenaient des notes. Une quatrième fille lisait dans un cahier d’écolier ; c’était celle qui lui avait fait cadeau de son paquet de cigarettes. Elle avait vingt et un ans et quelque chose, elle s’appelait Julienne R., et il se trouvait qu’elle était svelte, étonnamment jolie ; elle avait des cheveux blonds coiffés en chignon et un grain de beauté au-dessus de la cheville droite […].
Elle fut la première à regarder vraiment Adam. […]
Elle était indéniablement celle qui avait le plus écouté les autres, aussi bien le médecin-chef que ses camarades d’étude ». (p. 273-74)

Des mots simples et vrais, troublants. On peut penser qu'aucun apprentissage, aucune pratique d’étude ne devrait effacer notre part d’humanité. Cette jeune fille semble reconnaître et entendre le malaise d’Adam. Quelque part leurs êtres étudiants se rencontrent et même s’il s’avère impossible de mettre un diagnostique, dans le roman, on a une illustration de ce que c’est que d’être à la fac à cette époque-là.

Par son cours, Compagnon nous conduit à y réfléchir. Après Le Clézio, il y a le roman de la rentrée 1965, Les choses de Perec et son personnage étudiant en vacances. De quoi imaginer le mal-être des jeunes, peu importe que c’est pendant les études ou à la plage..

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