06/04/2011

la revanche des émotions


Je n’ai pas choisi le livre de Catherine Grenier, La revanche des émotions. Essai sur l’art contemporain (Seuil, 2008), par hasard. Il se trouve que le pathos et l’empathie qu’explore Grenier dans différentes œuvres d’art, me conduisent à penser les formes et significations de ces émotions dans le théâtre du quotidien. Je tente de regarder de près comment cela se passe dans le réel.

Le pathos, il est connu, désigne toutes les catégories des émotions et du sensible, depuis le rire jusqu’aux larmes, et pour ce qui est de l’art, Catherine Grenier rappelle avec justesse  que la question de la création, telle que la posent les nouvelles générations d’artistes, « n’est plus d’emblée d’informer, d’initier, de questionner le spectateur mais tout d’abord de le toucher ». On est d’accord que le XXIe siècle est né sous l’emprise de l’émotion. Au-delà des événements de l’histoire que sont les guerres, les changements de régimes politiques durant ces dernières années, auxquels s’ajoutent les catastrophes naturelles, l’angoisse face à la montée en puissance du terrorisme, les menaces nucléaires, nous sommes marqués par une affectivité démultipliée et une emprise prononcée du sensible sur la raison. Le réel, les représentations artistiques et les médias nous renvoient des images de la fragilité humaine. De même, la colère et l'humour semblent être des registres privilégiés d’expression de l’affect, lorsque le pathos réinvestit ouvertement la sphère de l’intime et du social. La littérature, dans des textes autofictionnels, par l’écriture du fait divers, la fiction documentaire ou historique, cherche à saisir le mouvement de la subjectivité, le sujet face au monde, et nous surprend souvent par un potentiel critique affranchi des cadres et certitudes de la norme.. ou de la normalité. Je pense ici au dernier Philippe Forest, Le siècle des nuages, à L’autre fille d’Annie Ernaux, à l’Infrarouge de Nancy Huston.

Depuis quelques jours, à l'université, j’observe l’éventail des émotions, le pathos, des étudiants en fin de session. Je vois l’angoisse, le malaise face à l’examen qui s’en vient, j’écoute, j’entends, rassure, me tais, suis secouée, émue par des remerciements, je suis là, présente pour ceux qui viennent me chercher et ont besoin d’un coup de main, d’un mot ou d’un regard. C’est dans de tels moments qu’une vérité s’impose à moi : dans le travail avec des étudiants, il y a aussi un mode de connaissance qui ne passe pas par l’apprentissage et la pensée critique : c’est la « connaissance pathétique », dont parle Nietzsche. Je dirais que cette connaissance pathétique à l’université tient aussi en trois mots ou trois états : rire, pleurer, critiquer. Je garde espoir que des étudiants s’en aperçoivent, et que dans une semaine, un mois ou plusieurs, des kyrielles d’images et des moments liés à ces registres émotionnels vont les encourager à continuer de lire, de questionner, d’étudier ; ne pas oublier d’être curieux, éveillés, vivaces. Que je pense à un cours ou à un séminaire, par exemple, me reviennent différentes formes de connaissance pathétique qui se rejoignent dans une expérience singulière de partage dans la salle de classe, autour de Modiano, Le Clézio, Annie Ernaux… ou autres ; en lisant, du rire, de la colère, de la pensée semblent passer du texte à la réalité. En effet, le pathos nous sensibilise entre autres sur certains procédés de la fiction : la théâtralité, l’expressivité, le jeu, la ruse, le voilement-dévoilement. Après tout, je crois que l’intérêt d’une telle approche n’est pas autant de mesurer un texte à l’autre pour l’emboîter dans une typologie, mais surtout de percevoir que le jugement esthétique est susceptible de se renouveler ; que la connaissance pathétique inspirée par la lecture du Gai savoir peut servir à la lecture d’un grand nombre d’écrivains contemporains. Ce mode de connaissance est fondé sur une opposition à la pensée conceptuelle, qui, nous dit Nietzsche, n’atteint jamais l’essentiel, « puisque l’intelligence ne peut exprimer que du communicable et du non-individuel ».

Reste-t-il alors de mettre en avant le pathos comme mode véritable d’appréhension de l’existence et de l’art ? C’est peut-être ce qui nous permettrait d’ouvrir quelque peut le tréfonds chaotique de l’humain ; et de croire à cette humanité dans son chaos même. 

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