Je retournai donc rue Brunswick où
Lily avait passé les dix derniers jours de sa vie avant d’être internée aux
soins palliatifs d’un grand hôpital de Toronto. Les maux de tête qui la
torturaient depuis 2009 allaient dégénérer en tumeur du cerveau. Malgré sa
fatigue, elle se rendait chaque matin à l’école – école privée qu’elle avait
fondée en 2000 – donner des cours, et ne se reposait pas sur la jeune
professeure qu’elle formait afin qu’elle puisse la remplacer. Elle ne se
ménageait pas, dormait peu, s’affairait de l’aube au soir, comme mue par un
ressort : si elle se relâchait, elle perdrait toute sa résistance, si elle
s’écoutait trop, elle s’écroulerait sous l’angoisse. Me voir passer lui dire hello la réjouissait, elle m’offrait une
tasse de thé Earl grey selon la
coutume anglaise qu’elle avait gardée en dépit des vingt-neuf ans passés au
Canada. Lily se souciait de moi et me posait toujours des questions sur le
travail, l’amour, la vie en général… alors qu’elle s’affaiblissait de jour en
jour, les premiers symptômes de la tumeur maligne se déclenchaient. Elle
voulait qu’un jour je commence à travailler avec elle à son école. Ainsi, je
n’aurai plus à quitter Toronto pour aller enseigner dans une autre province, à
Winnipeg. C’était le dernier été où Lily était encore assez vaillante pour
faire des projets d’avenir. Elle cherchait des costumes pour une pièce de
Strindberg, Le Pélican, qu’elle avait
mise en scène avec les élèves de septième pour le spectacle de fin d’année
scolaire. Je finissais ma deuxième année d’enseignement à l’Université de
Winnipeg, j’arrivais à Toronto avec d’autant plus d’enthousiasme qu’une soupape
m’était indispensable après huit mois dans une ville que je n’aimais pas.
J’avais tant envie de retrouver des visages familiers. Début juillet, le
diagnostic tomba : les cellules cancéreuses proliféraient. Après une
première opération qui n’avait pas été une réussite, on lui prescrivit une
chimiothérapie. Lily est morte le 14 juillet.
Pourquoi ces retours en arrière,
docteur Sullivan ? Je m’adresse à vous comme si vous étiez en face de moi.
Mais lorsque je serai dans votre cabinet, j’aurai peine à me livrer aux larmes
quand bien cela me soulagerait. Les cendres de Lily ont été dispersées au
jardin du souvenir au cimetière Saint Clair. Son heure avait sonné avant que je
puisse lui lire Nadja ou Anna Karenina en français comme je lui
avais promis. Là-haut, elle se verrait peut-être récompensée de ce qu’elle
avait fait pour moi, si difficile à combler. J’aurai désormais à démêler seule
la kyrielle de questions qu’on se posait ensemble sur les sentiments d'hostilité et de bienveillance de (et contre) l’immigrante qui choisit de vivre au Canada.
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