15/07/2014

14 juillet


Je retournai donc rue Brunswick où Lily avait passé les dix derniers jours de sa vie avant d’être internée aux soins palliatifs d’un grand hôpital de Toronto. Les maux de tête qui la torturaient depuis 2009 allaient dégénérer en tumeur du cerveau. Malgré sa fatigue, elle se rendait chaque matin à l’école – école privée qu’elle avait fondée en 2000 – donner des cours, et ne se reposait pas sur la jeune professeure qu’elle formait afin qu’elle puisse la remplacer. Elle ne se ménageait pas, dormait peu, s’affairait de l’aube au soir, comme mue par un ressort : si elle se relâchait, elle perdrait toute sa résistance, si elle s’écoutait trop, elle s’écroulerait sous l’angoisse. Me voir passer lui dire hello la réjouissait, elle m’offrait une tasse de thé Earl grey selon la coutume anglaise qu’elle avait gardée en dépit des vingt-neuf ans passés au Canada. Lily se souciait de moi et me posait toujours des questions sur le travail, l’amour, la vie en général… alors qu’elle s’affaiblissait de jour en jour, les premiers symptômes de la tumeur maligne se déclenchaient. Elle voulait qu’un jour je commence à travailler avec elle à son école. Ainsi, je n’aurai plus à quitter Toronto pour aller enseigner dans une autre province, à Winnipeg. C’était le dernier été où Lily était encore assez vaillante pour faire des projets d’avenir. Elle cherchait des costumes pour une pièce de Strindberg, Le Pélican, qu’elle avait mise en scène avec les élèves de septième pour le spectacle de fin d’année scolaire. Je finissais ma deuxième année d’enseignement à l’Université de Winnipeg, j’arrivais à Toronto avec d’autant plus d’enthousiasme qu’une soupape m’était indispensable après huit mois dans une ville que je n’aimais pas. J’avais tant envie de retrouver des visages familiers. Début juillet, le diagnostic tomba : les cellules cancéreuses proliféraient. Après une première opération qui n’avait pas été une réussite, on lui prescrivit une chimiothérapie. Lily est morte le 14 juillet.


Pourquoi ces retours en arrière, docteur Sullivan ? Je m’adresse à vous comme si vous étiez en face de moi. Mais lorsque je serai dans votre cabinet, j’aurai peine à me livrer aux larmes quand bien cela me soulagerait. Les cendres de Lily ont été dispersées au jardin du souvenir au cimetière Saint Clair. Son heure avait sonné avant que je puisse lui lire Nadja ou Anna Karenina en français comme je lui avais promis. Là-haut, elle se verrait peut-être récompensée de ce qu’elle avait fait pour moi, si difficile à combler. J’aurai désormais à démêler seule la kyrielle de questions qu’on se posait ensemble sur les sentiments d'hostilité et de bienveillance de (et contre) l’immigrante qui choisit de vivre au Canada.


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