18/12/2010

au collège de france

Au Collège de France, institution fondée en 1530 par François Ier, les professeurs sont tenus d’enseigner « le savoir en train de se faire ». Plus loin, sur le site web, est inscrit ce mot de Maurice Merleau-Ponty, qui y enseigna : « Ce que ce Collège de France, depuis sa fondation, est chargé de donner à ses auditeurs, ce ne sont pas des vérités acquises, c’est l’idée d’une recherche libre ».

Je crois que ces mots m’ont conduite à regarder de plus près, à chercher, à tenter de déchiffrer comment cela se met en place. Ainsi, je suis tombée sur la leçon inaugurale que l’artiste plasticien Anselm Kiefer prononça le 2 décembre dernier comme titulaire de la chaire anuelle de création artistique. Son allocution intitulée L’art survivra à ses ruines, esquissa les axes du cours et séminaire que l’artiste donnera au Collège de France à partir du 10 janvier 2011 jusqu’à la fin avril. À la croisée de l’art et de la poésie qui l’ont toujours nourri, Kiefer s’attache à penser cette question sans cesse présente pour tout créateur : « Qu’est-ce l’art ? ». Ce faisant, il propose d’explorer la notion de commencement et de questionner celle de progrès.

« Ma langue est l’allemand ». Ces premiers mots de Kiefer pour commencer son discours, évoquent dans mon esprit la figure de l’étranger. De sa voix émerge une parole étrange et étrangère à elle-même, ni allemande, ni française, mais dont j’attends une révélation, une ouverture de sens ; j’attends peut-être que cette parole de carrefour, entre deux langues et deux espaces, fasse de la lumière sur la venue à l’œuvre, sur la représentation du réel, sur ce qui n’est jamais là où on le croit, où on le veut. En l’écoutant, je suis attentive à ce dire qui me paraît ne pas être enraciné dans aucun langage théorique, grégaire, stéréotypé : dans les battements du français greffé, j’entends l’homme qui laisse voir ses hésitations dans le travail d’artiste, ses oscillations quand il s’agit de choisir le thème d’un tableau, sa peur de perdre le désir de travailler, et ses angoisses quand il approche une œuvre depuis longtemps laissée de côté dans son atelier. Cela donne à palper quelque chose des forces et des faiblesses de l’être humain, du créateur en particulier, et en dit long que l’entre-deux selon Sibony, est précieux, fécond.

Je puis me dire ici qu’il y un lieu commun entre les troubles, les désirs et les bonheurs de l’artiste et de l’écrivain. La réflexion de Kiefer rappelle la Leçon inaugurale de Roland Barthes (7 janvier 1977), qui à son tour tente de saisir le travail de création dans une autre forme d’art, la littérature. Le souci et l’intérêt de Barthes vont au langage comme objet d’une sémiologie littéraire, c’est dire au discours qui échappe au grégaire et à la fatalité du pouvoir grâce au recours incessant au texte ; ce texte qui pousse toujours ailleurs, loin des topoi clichés de la société ; ce discours même parvient à inscrire le mouvement passionnel, le désir et le déclic de l’imaginaire. C’est en faisant un lien entre la littérature et l’enseignement, les deux ayant la capacité de tricher la langue, de la transformer en théâtre vivant, que Barthes tente de faire passer son intention de tenir un discours au Collège de France sans l’imposer. Il remet ainsi en question « la méthode », en ajoutant que ce qui est oppressif sont les formes. Chemin faisant, il plaide pour « écrire la fragmentation » et pour « penser la digression », comme manières de subvertir « la méthode ». Barthes tient la part du jeu, de la poche d’air que donnent les allées et venues entre le désir de l’intellectuel, de l’écrivain, et la censure des institutions de pouvoir, l’université y incluse. Et dans ce cadre, c’est bel et bien la littérature qui dispose des moyens de tricher la langue. Dans cette tricherie, dans cette esquive à « pratiquer la langue hors pouvoir », il est possible de catalyser des forces de liberté par le « travail de déplacement » que l’écrivain opère sur les mots. La littérature parvient à mettre en pratique un lieu différent de parole, qui n’est pas la langue de tout le monde – où Barthes entrevoit une certaine éthique du langage littéraire – mais qui permet surtout l’apprentissage simultané de plusieurs langues françaises ou autres. Encore une fois, le désir devient essentiel, car dit un mot barthesien : « autant de langues qu’il y a des désirs ».



Un autre aspect qui mérite que je m’attarde un peu c’est le rapport que Roland Barthes fait entre les sciences et la littérature. Cette dernière l’emporte, car toutes les sciences sont présentes dans la discipline littéraire : l’histoire, l’anthropologie, l’économie… La littérature fait tourner les savoirs de manière indirecte et le mot indirect est important. L’exemple de Robinson Crusoé, qui passe de la nature à la culture en est révélateur. Par ailleurs, la littérature sait sur les choses autrement que les savoirs, et c’est là sa force et sa pérennité.

Plus loin, dans ce contexte d’éloge de la langue qui fait littérature et du désir et du fantasme comme apanages de l’imaginaire, je me retrouve pourtant intriguée par cette pensée de Barthes qui en 1977 prédit que la psychanalyse, tout comme la théologie, science autrefois souveraine, « va mourir ». Pourquoi ? Car, dit-il, « le désir est plus fort que son interprétation ». On est d’accord que les sciences humaines sont des sciences de l’imprévision, ce qui donne certes leur liberté de jeu et de mouvement. En outre, au lieu de croire à la disparition de la psychanalyse, j’ajouterais qu’aussi longtemps qu’il y aura désir, il y aura aussi possibilité et besoin de l’interpréter. Pour reprendre différemment une ligne ci-dessus : autant d’interprétations qu’il y a des désirs ; et même plus…

Mais revenons encore un instant à Anselm Kiefer. Le pouvoir d’interprétation occupe une place majeure dans son travail de création. Le tableau évolue chaque jour en tandem avec ce qui change dans sa façon de percevoir le réel, dans ses humeurs, dans ses découvertes ou savoirs. L’artiste ne se retient de reconnaître sa difficulté, sa « gêne » d’affronter les mots quand il s’agit de parler d’art ; et de parler en public. Kiefer a du mal à dire ce qu’il fait avant de l’avoir fait, comme si la mise en parole était menaçante ; comme si elle pouvait mettre en danger ce qui devait advenir. Superstition ou précaution, ce qui compte est l’appréhension des différences entre deux mediums de l’art : le mot et la couleur ; la plume et le pinceau. Anselm Kiefer est de ces artistes qui se promènent entre la peinture et la poésie, entre la littérature et l’art ; l’une est salvatrice quand l’autre est en panne. Quand l’inspiration d’un tableau se fige, « je me mets à la machine à écrire et j’écris quelque chose », dit-il. Ainsi donc, les mots écrits plutôt que ceux parlés soutiennent et offrent du secours.

oeuvre de Anselm Kiefer

A mes yeux, le cheminement imprévisible et passionnant entre littérature et peinture porte quelque chose de l’oscillation éternelle de toute œuvre d’art entre sa perte et sa renaissance. « L’art n’est jamais là ou on l’attend », dit Kiefer, et Barthes de même. Ce qui est fascinant dans le rapprochement d’un artiste peintre et d’un écrivain penseur est la perspective d’une ouverture de lumière, d’éclaircissement sur des questions de création, de présence inédite à la langue et au monde ; d’envie de voler plus haut dans ses pensées, dans ses idées et de pouvoir partager ce désir. C’est là, dirait-on, l’espoir d’une recherche libre.

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