08/12/2010

todorov : les abus de la mémoire

En exergue de son livre Les abus de la mémoire (2004), Todorov cite Jacques Le Goff : « La mémoire ne cherche à sauver le passé que pour servir au présent et à l'avenir. Faisons en sorte que la mémoire collective serve à la libération et non à l'asservissement des hommes  ». Ce livre qui pense la pratique officielle et privée du souvenir est intéressant car il appelle à la vigilance. 



Le souvenir du passé ne doit pas être replié sur lui-même mais autoriser à agir dans le présent. Derrière l’obsession du culte de la mémoire ces dernières années en France et en Europe, telle qu’on peut la voir dans l’inauguration de musées, dans l’instauration de journées spéciales dédiées à une cause, à une personne célèbre, à un drame, ou encore dans les récents procès pour crimes contre l’humanité, il ne faut pas se tromper sur la finalité de cette mémoire. Ce qui compte, souligne Todorov, ce n’est bien évidemment pas le culte de la mémoire pour la mémoire (qui n’a aucune légitimité en soi), mais les motivations de ces appels à la mémoire.

Et là, Todorov s’en prend à la bonne conscience de ceux qui se détournent du présent, ainsi qu’à la compétition des victimes dans l’échelle des horreurs. Pour lui, il n’y a pas de singularité superlative d’un fait qui le rendrait incomparable et supérieur aux autres. Au contraire, s’il faut tirer un enseignement du passé, c’est de la comparaison (qui n’est ni équivalence, ni identité), de la mise en relation avec d’autres faits. Comme l’écrit Proust à propos de la mémoire : « On ne profite d’aucune leçon, parce qu’on ne sait pas descendre jusqu’au général et qu’on se figure toujours se trouver en présence d’une expérience qui n’a pas de précédents dans le passé » (À la recherche du temps perdu).


Privilégier un type de mémoire contre un autre ne sert à rien. Tout comme répéter mécaniquement « il ne faut pas oublier » n’a aucun impact sur les tortures, les tensions dans des communautés ethniques, bref sur les barbaries qui se produisent aujourd’hui.
 À la mémoire littérale qui s’en tient à l’événement considéré comme indépassable, Todorov oppose, en s’y ralliant, la mémoire exemplaire qui replace l’événement particulier dans une catégorie générale. La première soumet en effet le présent au passé, tandis que la seconde permet de se servir du passé dans le présent, à titre de comparaison et d’illustration. Or, le présent est déterminant dans le bon usage de la mémoire.

Car une chose évidente, mais bonne à rappeler, est que le devoir de mémoire est celui des descendants. Il s’applique en premier lieu à ceux qui n’ont pas été les témoins ou victimes directes de l’événement qu’il s’agit de préserver de l’oubli. Les victimes, elles, ont peut-être dû, au contraire, faire le chemin inverse, à savoir échapper à la mémoire et lui survivre. Todorov rappelle ainsi l’exemple de Jorge Semprun qui, dans L’Ecriture ou la vie, raconte comment, à un moment donné, l’oubli l’a guéri de son expérience concentrationnaire. Comment comprendre un passé clos sur lui-même ? Comment, alors que le besoin accru du devoir de mémoire est lié au besoin d’identité collective dans une époque où les identités traditionnelles se perdent, ne pas sentir la nécessité d’une mémoire exemplaire ? La réponse de Todorov est claire : la mémoire doit rester vivante.

« La vie a perdu contre la mort, mais la mémoire gagne dans son combat contre le néant » (p. 16), dit Tzvetan Todorov à propos du Mémorial des déportés juifs en France.

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