Parfois il t’arrive de sauter un
jour, mais lorsque ça t’arrive, tu n’es pas bien. Quand ta vie n’est pas écrite, elle n’existe pas. Tu relis le
journal de mai dernier par exemple. Il manque quatre jours. Qu’as-tu fait ces
jours-là ? Panique. Tu regardes ton agenda. Tu essaies de reconstituer un
journal à partir de la page de l’agenda. Tu vérifies aussi le calendrier sur le
iPhone. Mais il en manque les trois quarts. Tu ne sais plus ce que tu as pensé,
ce que tu as fait. Une sorte de panique, une inquiétude. C’est comme le jour
qui chasse l’autre, cette espèce de fuite dans le néant des jours que nous avons
pleinement vécus et qui sont de l’ordre de l’éphémère, comme s’il fallait
impérativement fixer l’éphémère, même si c’est par la plus grande banalité. « Aujourd’hui
je me suis levée tard, il fait frais, je suis allée prendre un café dans tel
endroit, j’ai vu un tel… ». Même si ce n’est que cela, tu as besoin que « cela »
existe, que ce soit écrit, comme si c’était pour t’assurer que tu n’as pas « perdu »
la journée. Il suffit que cette journée soit écrite. Mais comment !
30/07/2013
29/07/2013
villes collages
Une image pour chaque ville comme un immense collage. Budapest c'est une longue marche sous les arbres séculaires dans l'île Marguerite, Cluj un bruit de tramway brinquebalant dans un quartier triste, Vienne, une odeur de café dans une ruelle, Toronto, le silence dans l'Annexe avant un orage d'été. Il y a aussi le clapotis d'une fontaine artésienne dans un parc à Winnipeg, la couleur du ciel au crépuscule et les matins éblouissants de lumière. C'est Paris bouillonnant de touristes de la Place de la République à la Nation, des bistrots, des lignes de métro.
ciel à Toronto, juillet 2013
20/07/2013
nuit d'été
Cette nuit-là, sous la chaleur
torride, pesante de juillet, quelques gouttelettes plates d’une pluie furieuse
s’étalèrent brusquement sur les visages des jeunes assis sur la pelouse. Le
groupe lourd se mit alors à remuer. L’ondée froide, escortée des vents
mugissants et aigus de l’été, força l’amas humain à se mouvoir rapidement afin
d’éviter de se trouver à nouveau trempé. Il y eut des cris, de la bousculade.
Certains corps se détachèrent bien vite du groupe en courant lourdement et allèrent
se mettre à l’abri devant la porte d’une maison qui offrait une petite véranda.
Dans la bousculade, des jambes, des bras fuyaient en s’ébrouant, des poids se
dirigeaient en direction de l’abri. On entendit le bruit sec de l’escalier en
bois craquer. L’agglomérat qui faisait la fête il y a quelques instants se
défit prestement, chacun tentant de trouver refuge dans un coin, sous un auvent
à moitié éventré ou sous une fenêtre où l’odeur de poussière persistait âcre,
forte, malgré la pluie incessante.
La pelouse fut désertée.
15/07/2013
sur la vie
Je reste persuadée que la vie est ce
qu’on en fait et qu’il n’y a pas d’âge qui soit particulièrement malheureux –
si ce n’est celui où l’on abandonne la partie – et on peut l’abandonner à tout
âge. Je trouverai la vie laide le jour où je me mettrai assise et ne voudrai
plus me relever. Pour le moment – pour moi – la trentaine, c’est l’âge des
grands risques ; c’est l’âge où je risque ma vie, mon âme, mon avenir, presque tout,
dans l’espoir de voir plus loin, de connaître un peu mieux et autrement ; c’est
l’âge où je travaille sans filet. C’est terrible peut-être… mais n’est-ce pas
cela, vivre ? Il me semble que je ne pourrai pas dire plus tard, d’un air
désabusé : « Ah ! si j’avais encore trente-cinq ans ! » ; je ne
crois pas non plus que je pourrais gémir en disant : « Trente-cinq
ans : une bien triste période… ». Je crois que je ne souhaite qu’une
chose : c’est d’être capable toute ma vie de prendre des risques et
d’inventer un chemin. N’est-ce pas cela, entretenir une certaine jeunesse ?
contrastes d'été
07/07/2013
promenade dans la campagne
Au troisième jour de ma présence à
la campagne, une fois mon exaltation retombée, je suis montée en début
d’après-midi aux vieilles vignes du village. Il faisait chaud et une lumière
jaune, un peu humide, enveloppait les champs. Les abricotiers et les cerisiers
dont avait parlé Vera avaient été abattus et remplacés par de très jeunes
arbres dont les maigres branches n’allaient pas porter de fruits de sitôt. Le
sentier montait en serpentant entre les parcelles de blé et d’orge. À la
mi-hauteur, j’ai rencontré un vieil homme avec un chapeau de paille qui avait
du mal à se tenir sur ses jambes et s’arrêtait parfois, le sourcil froncé, pour
regarder fixement l’horizon devant lui. Sa vue me rappela qu’au cours de mes
promenades avec Vera, j’avais souvent croisé ce genre de vieux hommes, des
paysans, accompagnés de petits chiens acariâtres, qui devaient sans doute être hargneux
d’avoir passé une journée entière dans les champs. Jusqu’à l’heure du coucher
du soleil, je suis restée assise sur un banc devant l’abri du surveillant des
vignes, à contempler, par-dessus les parcelles de terrain de la « Vallée
des épines », le panorama du village qui, exactement comme le vernis d’un
tableau peint, me paraissait recouvert d’un réseau de craquelures et de
fissures tissé par les époques révolues.
Un second motif analogue, qui naît
ainsi sans qu’on puisse en connaître les lois m’est apparu un peu plus tard par
un buisson de rosiers sauvages s’accrochant à un terrain laissé à l’abandon, et
qu'à l'âge de cinq ou six ans, selon Vera, j’avais élu comme favori pour me cacher quand
je jouais avec les enfants des voisins. Les mauvaises herbes qui m’arrivaient
aujourd’hui jusqu’à la taille ne laissaient plus de trace de familiarité, il ne
restait que l’air tiède au fond de la vallée et une odeur de menthe qui émanait
des broussailles en ce mois de juillet, qui me faisaient me souvenir des trois ou quatre étés de mon enfance où j'ai passé des vacances à la campagne. Je comprenais maintenant, la raison pour
laquelle, l’été dernier – presqu’une trentaine d’années après – au cours d’une
de mes expéditions pour découvrir la campagne du Québec, la voix m’avait manqué
quand nous avons arrêté la voiture au bord d’un champ très semblable dans son
agencement aux parcelles de terrain de la Vallée des épines, dont la pente
exposée au soleil était colonisée par des broussailles, qui en juin déploient
leurs feuilles d’une verdure éclatante.
02/07/2013
la ville natale... "ne rien prendre pour acquis"
"Please do not take anything for granted". Ces mots qu’elle m’a dits avant mon voyage en
Europe me reviennent à l’esprit maintenant que je suis dans la ville de mon
enfance. « Ne rien prendre pour acquis ». Le sens de cet adage me
semble une évidence plutôt, je crois, parce que je suis en vacances, sans
pression ni devoirs, mais en même temps, je ne peux m’empêcher de voir dans ces mots une urgence, une promesse forte que mon amie malade d’une méchante
maladie se fait à elle-même, et qu’affectueusement, elle partage avec moi : si
possible, ne plus prendre pour acquis les êtres et les choses, et aussi peut-être, si possible, vivre le moindre
instant pleinement, avec une pleine présence.
Quand je suis arrivée dans la ville
de mon enfance, donc, j’ai d’emblée été étonnée de la façon dont les gens
parlaient vite, avec ferveur, et gesticulaient en parlant, étonnée de voir
comment se tenaient par groupes de trois ou quatre, ces femmes et ces hommes inconnus
(au Canada, je vois souvent des gens seuls marcher dans la rue), et parvenaient
à avoir une conversation, comment en marchant, ils donnaient cette impression
un peu étrange de raconter une histoire et d’insuffler vie au souvenir. Ce que j’ai pu parfaitement m’imaginer lorsque je marchais enfin
moi-même avec ma mère sur le boulevard principal de notre ville natale, et j’ai
regardé tout de suite à droite la statue équestre de Matias Corvin entourée des bancs qui formaient un cercle dans la plazza, c’étaient les étudiants qui,
leurs cours terminés, passaient le début de la soirée ici à fumer et à chasser
les pigeons en rigolant, ou jouaient aux cartes : n’avais-je vécu parmi
eux jusqu’à ma vingt-deuxième année ?
Le souvenir des plazzas que le
visiteur découvre dans le carré central de la ville s’est obscurci dans ma
mémoire, ou plutôt, si l’on peut dire, il s’est obscurci le jour même où j’ai
revu la ville en 2013, soit que je n’ai pas voulu voir ce qu’il y
avait à voir derrière les façades peintes en couleurs stridentes, soit que dans ce monde neuf, les contours des
choses anciennes se soient estompés ou perdus. Même maintenant que je suis
assise pour écrire cette page, et que je m’efforce de me souvenir de mon
enfance, une sorte de brouillard ne se dissipe pas, il ne fait que s’épaissir
davantage si je pense combien peu nous sommes capables de retenir ; si je songe
à tout ce qui sombre dans l’oubli chaque fois qu’une vie s’éteint, si j'imagine que le monde se vide de lui-même à mesure que plus personne n’entend et ne
raconte les histoires attachées à tous ces lieux et ces objets innomables, qui
n’ont pas, eux, la capacité de se souvenir, des histoires comme par exemple,
celle qui, pour la première fois depuis longtemps, me revient à présent à
l’esprit, l’histoire de cette professeure de linguistique à la Faculté des
Lettres, qui était devenue folle après avoir perdu
ses parents dans la Seconde Guerre.
Et je me souviens aussi qu’en
avançant dans le « tunnel du temps », j’ai dû lutter contre ce
sentiment qui s’installait en moi et qui, au Canada, m’assaille souvent quand
je marche dans les rues de l’Annexe, cette impression qu’à chaque pas que je
fais l’air devient moins respirable et plus lourd au-dessus de ma tête. Personne ne saurait expliquer exactement ce qui se passe en
nous lorsque brusquement s’ouvre la porte derrière laquelle sont enfouis les
terreurs de l’enfance et de la prime jeunesse, ou les angoisses des années de
commencement après l’expatriation. Je ne dirai pas que la nausée éprouvée alors
ne s’accompagne pas de l’intuition que « rien n’est acquis ».
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