Faut-il voir dans
cette question : comment est-il
possible de ne pas écrire, l’envie que l’écriture soit une donnée
naturelle, une nécessité ? Il y a quelques années encore j’avais l’idée
que l’écriture ne peut être abordée par n’importe qui, qu’il faut une maîtrise
de la langue, un style, une histoire etc. Puis, avec Proust, Sibony et Duras je suis
arrivée à croire que l’être écrivain existe
en chacun. « Je vois que tout le monde écrit – que ceux qui n’écrivent pas
écrivent aussi. Tout le monde peut devenir écrivain comme tout le monde peut
devenir électricien », dit Duras dans un entretien de ’78. Nous possédons
donc ce qu’elle appelle « une communauté intérieure », une
arrière-histoire qui appelle à être dite et écrite ; c’est là que
l’écriture vient puiser ; c'est de l'entraînement et du travail. Mais pour qu’il y ait écriture, il faut qu’il y ait
décalage avec la vie réelle : « Déformer la réalité jusqu’à la faire plier
aux exigences essentielles de l’histoire du moi », poursuit Duras, comme
si mon être écrivain me racontait ma vie et j’en étais le lecteur, le
traducteur. Les mots s’immiscent, vivent et agissent dans une zone sombre, en
profondeur, là où se situent les archives de soi.
Surgit alors cette autre question : comment dire
quelque chose de cette zone sombre ? Imaginez qu'on me pose une question
simple, par exemple : vous êtes
d’où ? J’ai vu plusieurs interlocuteurs assez surpris par une certaine
difficulté que j’avais à dire d’un trait : Je
viens de Toronto, phrase que j’ai en réserve quand il s’agit de ne pas
avoir une conversation, de ne pas descendre dans la zone sombre, mais de faire bref, de faire semblant.
C’est peut-être d’être passée un peu par la psychanalyse, qui me pousse parfois à dévoiler
des choses, plus ou moins essentielles, sur mon histoire, lorsque d’autres auraient tendance à les
cacher, à les tenir secrets. C’est peut-être aussi une confiance que j’ai
apprise à faire aux mots ; et à la mise en mots, dans l’espoir que ça aide, que ça console et accompagne sans
savoir précisément de quelle consolation il s’agit et contre quoi. Le
tâtonnement me semble attirant, ainsi que la possibilité qu’une porte s’ouvre
et qu’une sensation nouvelle puisse faire irruption ; ce qu’on appelle de l’inédit,
du souffle ; du vertige.
Comment font les écrivains qui se méfient de la psychanalyse ?, je me demande aussi. Disons qu'ils parviennent à se créer un « divan à soi » à leur façon, qu'ils appellent voyage, dépaysement, solitude ou isolement... Marguerite
s’est toujours tenue éloignée de la psychanalyse, même si elle a lu plusieurs
fois L’interprétation des rêves de
Freud, et entretenu des liens d’amitié avec Lacan, qui était dans les années
70, un ami et un habitué de la rue Saint-Benoît. On sait qu’il a écrit un texte
remarqué à l’occasion de la publication du Ravissement
de Lol V. Stein. Duras n’a jamais utilisé le mot « inconscient »,
mais elle l’a fait surgir à travers tant de « signes », tant de significations
brouillées et détournées au fil des histoires. Marguerite bricole plutôt
qu’elle construit sa vie, et cette vie devient son écriture. Elle est une
éponge, une alchimiste. Plus les années passent, plus elle écrit ; elle
écrit de plus en plus. C’est ce « déplacement », d’abord incertain,
fragile, puis violent, urgent, qui me touche chez elle. Quelque chose qui se
passe entre elle et elle : « J’écris pour me déplacer de moi au
livre. Pour m’alléger de mon importance. Que le livre en prenne à ma place.
Pour me massacrer, me gâcher, m’abîmer dans la parturition du livre. Me
vulgariser. Me coucher dans la rue. Ça réussit. A mesure que j’écris, j’existe
moins ».
Il y a des semaines
où j’écris moins sur ce blog… est-ce que j’existe plus ?
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