Je ne sais pas ce que je veux faire avec
ces fragments que j’écris ça et là, et cette question, je ne peux la poser à
personne ; c’est moi seule qui peux le sentir. Peut-être que dans un temps
les choses vont s’éclaircir et me viendra une idée qui pourrait rendre cohérent ce que je m’apprête de faire à travers l’écriture. Ou peut-être, cette même idée
me servira de prétexte à faire éclater ces textes dans tous les sens.
Hier, relisant Rue Ordener, Rue Labat de Sarah Kofman, récit autobiographique de 1994,
j’ai compris encore une fois que les livres qui m’intéressent sont
souvent ceux où le "je" qui écrit une histoire
personnelle conduit à éclaircir un épisode de la grande histoire. Chez Kofman, nous
sommes pendant l’Occupation à Paris, quand les rafles s’amplifient le jour
et la nuit. Le père rabbin est « ramassé » le 16 juin 1942 ;
la mère reste avec six enfants de deux à douze ans. Ils se cachent comme ils
peuvent et vont survivre. Du père, il n’y aura aucune nouvelle sauf une carte
postale de Drancy, puis on apprend qu’il est mort à Auschwitz. Sarah raconte ce
souvenir des années après. Je ne suis pas la seule à imaginer que ses mots font
écho à tant d’autres enfants qui ont perdu leurs parents...
« Nous
ne revîmes, en effet, jamais mon père. Aucune nouvelle non plus, sauf une carte
envoyée de Drancy, écrite à l’encre violette, avec un timbre sur le dessus
représentant le maréchal Pétain. Elle était écrite en français de la main d’un
autre. Sans doute lui avait-elle été interdit d’écrire en yiddish ou en
polonais, langues dans lesquelles il communiquait ordinairement avec nous.
Emigrés en France depuis 1929, mes parents m’étaient guère ‘assimilés’ et nous
tous, nés en France, et naturalisés français, apprîmes le français à l’école.
Dans cet ultime signe de vie où il annonçait sa déportation, il demandait que
dans le colis de deux kilos autorisé légalement, on lui fît surtout parvenir
des cigarettes. Et il recommandait à ma mère de bien s’occuper du petit
dernier.
À
la mort de ma mère, il fut impossible de retrouver cette carte que j’avais
relue si souvent que j’aurais voulu conserver à mon tour. C’était comme si
j’avais perdu mon père une seconde fois. Rien ne restait plus désormais, même
plus cette seule carte qui n’avait pas été écrite de sa main.
Après
la guerre, arrive l’acte de décès d’Auschwitz ». (p. 15-16)
De son père, il lui reste seulement le
stylo, objet symbolique de l’écriture. Sarah Kofman commence le récit en l'évoquant, car c’est en quelque sorte grâce à ce stylo qu’elle écrit l’histoire
de sa famille, pour mémoire : « Je
le possède (le stylo) toujours, rafistolé avec du scotch, il est devant mes
yeux sur ma table de travail et il me contraint à écrire, écrire… » (p. 9).
Écrire sous le regard du père, "sous contrainte", Sarah le
fait parce qu'elle croit dans le pouvoir des mots qui lui viennent d'ailleurs, sans se rebeller comme le feraient par exemple des féministes afin de se réclamer une certaine autonomie par rapport à la lignée paternelle. Chez Kofman, il s’agit de
reconnaître cette lignée du père, dont elle
tente de transmettre la mémoire. Et il y a autre chose qui se dégage de Rue Ordener, Rue Labat :
la grâce presque palpable d’un récit épuré qui dit dans des mots simples et
précis la vie d'une famille prise dans la machine meurtrière de l'Histoire. Ces mots
suspendent le temps dans l’éternité.
À Paris, le 6 juillet, nous étions assises
sur une terrasse. Il faisait bon et quelques rayons de soleil tombaient encore
sur notre table, même s’il était presque 21 heures. Mon amie me parlait des
hirondelles qu’on n’entendait pas ce soir-là, et entre deux gouttes, je me
souviens qu’elle avait prononcé le titre du livre de Sarah Kofman, sans
insister ; comme ça, en passant. Nous n’en avons pas parlé alors, mais
aujourd’hui, je me dis que quelque chose dans sa voix à dû me donner envie de
reprendre ce texte. Je l’ai fait, et cet après-midi en écrivant ces lignes, j’ai une pensée pour elle.
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