Dans un entretien qu’elle donne à Elle sur une nouvelle édition de son
livre L’avenir d’une révolte, Julia Kristeva
explique que « la révolution est d’abord intérieure » : la
créativité, l’indépendance et la liberté d’esprit des hommes et des femmes sont
essentielles, dit-elle, dans une culture de show
et d’entertainment.
Qui connaît un peu la pensée de Kristeva sait déjà que la révolte dont elle parle est d’emblée une révolte au sens proustien du mot, « une
reconstruction du passé et du moi, de la mémoire et du sens », et pas
un engagement politique. Belle expression, constat éthique,
mais qu’en est-il dans la réalité, dans le vécu ? Quelle créativité imaginer dans
une ville comme Winnipeg, où beaucoup d’énergie est « dépensée »
pour apprivoiser l’extérieur ? Ou encore, quelle forme de liberté envisager quand dehors il fait
-200C dix jours d’affilée ?
Dans la lignée de Kristeva, disons que
Winnipeg est l’endroit parfait pour revisiter mon passé. L’extérieur
ne m’invite pas à sortir, le froid me confine déjà en octobre à rester lire à la bibliothèque, c’est donc parfait pour bouquiner, penser, inventer des histoires,
écrire des souvenirs… Après tout, « hiberner », comme on dit, n’est
pas si difficile, c’est même confortable quand il n’y a pas de choix. Et petit à petit, je devrais arriver à apprécier le manque de distractions à Winnipeg. Ce
n’est pas Toronto où j'avais à me partager entre promenades, cafés, sushis en
ville, potins avec les quelques amies, yoga etc. Ici, je fais l’expérience
d’une vie assez minimaliste, réduite aux basics, où je marche relativement peu et presque toujours sur les
même rues. Trajet connu entre Portage Avenue et Memorial, avec arrêt à la Baie et au mall Portage Place si j’ai besoin de quelque chose. Entre
l’université et des boutiques par ci par là, entre une exposition ou parfois le
cinéma, il me reste du temps pour… écrire. En théorie, écrire et avoir du temps, quoi de plus heureux ? Certains pourrait m'envier, mais vous savez
que la réalité est plus complexe.
Ce matin, Sabine me disait que Yann Martel
est écrivain en résidence à Saskatoon depuis quelques années. Les prairies, la
lumière du soleil même froid, la nature l'inspirent ; ça marche. Il en
parlait à Radio-Canada disant que son projet d’adaptation du roman Life of Pi au cinéma n’aurait pu
trouver de meilleur endroit pour mûrir. Voici donc que les prairies stimulent, elles sont bénéfiques pour qui sait en tirer profit. Certes, à Winnipeg aussi,
il y a des écrivains pour qui ça marche : ils avancent, publient, sont lus. Lise Gaboury-Diallo
en est un bel exemple.
Jusqu’à
un certain point, c’est encourageant de savoir qu'il y a des écrivains qui réussissent, qui arrivent à trouver leur inspiration ici, c’est bon peut-être même de comparer, de se comparer, à condition de tenir le coup
sans trop tomber dans la détresse… Mais malgré tout, il faudrait ne pas ignorer que pour ces écrivains, il y a quelque chose de
particulièrement canadien à Winnipeg ou à Saskatoon, il y a du natal - une
enfance, une adolescence, un imaginaire et un vécu que quelqu’un comme moi n’a
pas, et qui définit leur attachement à la terre, au terroir : ils peuvent y être bien car ces lieux font partie de leur corps, de leur pensée, et de leur oeuvre finalement.
Quant à moi, il y a quelque chose d’assez paradoxal
qui me traverse parfois : je suis à Winnipeg et par une sorte de magie, je
me sens proche de Paris. C’est arrivé hier soir, lorsque je regardais un documentaire sur Simone de Beauvoir, et que soudain, je fus saisie d’un air de
familiarité. Demain en cours, il va falloir trouver une
manière de faire découvrir cette écrivaine à des étudiants de Winnipeg.
Y aurait-il une porte ou une fenêtre dans l’univers de ces jeunes, par où les Mémoires, Le Deuxième Sexe, Une mort très douce peuvent se glisser et
transmettre un message universel ? Un éclat qui dépasse la France,
Paris, les Deux Magots, le Flore... Certains ne sont jamais allés en France, ni à Paris. Leur vie est ici, et je peux le comprendre. À la
ferme où habitent leurs parents dans la campagne du Manitoba, les cafés de Paris où Sartre et de Beauvoir passaient des heures à écrire, n’ont aucun sens. Paris même compte peu ou pas du tout. Pourquoi
compterait-elle ?
Il y a des moments où l’écart entre ces
deux mondes me déstabilise ; d’autres, où je suis sereine, presque détachée. La vie à Winnipeg me semble rude, brute au point d’être brutale,
et pourtant, comment ignorer que c’est la seule vie que certains de mes
étudiants connaissent ? Elle est leur meilleure, l’unique. Ignorance is bliss, dit le proverbe. Autrefois, je prononçais ces mots sans
réfléchir, j’étais en colère et les disais pour me venger. Aujourd’hui, je mesure que ne
pas avoir à comparer Winnipeg à Paris est presqu'un soulagement, une liberté - du moins temporaire, ou définitive ; une sorte de grâce dans ces moments où on voudrait oublier, faire table rase pour s’autoriser à être heureux là où on est, simplement. A Winnipeg, à Saskatoon. Se tenir provisoirement à l’abri du désir de transcender, de dépasser, d’aller ailleurs.
« Rien et personne ne peuvent satisfaire l’infini du désir », dit Kristeva. Et quand on pense que ça nous prend parfois une vie pour le réaliser...
« Rien et personne ne peuvent satisfaire l’infini du désir », dit Kristeva. Et quand on pense que ça nous prend parfois une vie pour le réaliser...
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