La collection « Le livre de la
vie » réalise le projet imaginé par Roland Barthes de « prendre un
livre classique et tout y rapporter de la vie pendant un an ». Pour son
septième titre, Sarah Chiche s’est emparée d'un livre qui l’accompagne depuis de
nombreuses années, Le Livre de
l’intranquilité de Bernardo Soarès, le semi-hétéronyme de Fernando Pessoa.
Pour cela, elle a dû faire face à trois difficultés. La première tient à
l’inachèvement et à la fragmentation de ce texte auquel Pessoa a travaillé les
vingt dernières années de sa vie. Reconstitué et régulièrement réarrangé à
partir des fragments abandonnés dans sa fameuse malle « pleine de
gens », comme l’appelle Tabucchi, ce livre est condamné à demeurer
« à jamais la doublure du livre manquant ». La deuxième difficulté
est l’écriture elle-même qui, selon Pessoa, est toujours un échec. Les mots
appauvrissent la pensée. Écrire, rajoute Chiche, « c’est admettre
douloureusement, qu’à chaque étape de l’écriture, quelque chose renonce et meurt ».
Enfin, quiconque lit ce chef-d’œuvre ressent une « fatigue poisseuse qui
prend au corps, gagne la tête, puis la langue et les yeux ».
Si malgré ces difficultés, Personne(s) est une réussite, c’est
parce que Sarah Chiche vit le texte plus qu’elle ne le lit. La mélancolie du
poète la renvoie à la sienne et elle se souvient, par exemple, avoir autrefois
trouvé refuge dans un hôtel comme Soarès a trouvé refuge dans sa chambre de la
rue des Douradores. Si Pessoa ne parvient pas à faire le deuil du père et à
pardonner à sa mère, Chiche réussit. « Ma mère est morte il y a douze ans,
écrit-elle. Elle est aujourd’hui en pleine forme et nous nous entendons
merveilleusement bien ». Chiche résume la difficulté à être en une formule
qu’on pourrait croire de Pessoa lui-même : « Le moi est un terrain
meuble et le monde, un simulacre – mais le café est bon ». Méditation sur
la mélancolie, le deuil, l’écriture et l’existence, Personne(s) est un livre attachant pour les amateurs de Pessoa et
pour les autres.
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