Parfois je voudrais juste appuyer sur le
bouton stop, puis fast-forward jusqu’à un moment un peu
plus supportable du film de mon existence. Oui, essayons de faire cela.
Oublions les ratages les demi-tours les hésitations les doutes les soupirs les
réveils à cinq heures malgré la rentrée qui est dans une semaine, oublions les
tâtonnements les excuses les misères les chambres sordides les chaleurs
torrides dans la grande ville, oublions la tristesse dans les yeux des
sans-abri, oublions le sifflement des voitures qui roulent sur le béton à
Winnipeg et ne s’arrêtent presque jamais, oublions le chaos de notre vie que l’on
s’efforce de raconter avec un semblant de cohérence, dont on s’efforce de faire
du sens, oublions tout tout au fur et à mesure…
Avant que ces images ne m'envahissent, j’avais laissé La
littérature en péril de Todorov ouverte à cette page :
« La littérature
est la première des sciences humaines ; pendant de longs siècles, elle était aussi la
seule. Son objet, ce sont les comportements humains, les motivations
psychiques, les interactions entre les hommes. Et elle reste toujours une
source inépuisable de connaissances sur l’homme. Marx et Engels disaient que la
meilleure représentation du XIXe siècle se trouvait non chez les premiers
sociologues, mais chez Balzac qui révélait la vérité sur le monde qui
l’entourait. Aujourd’hui encore, si une jeune personne me demande à quoi
ressemblait la vie sous la dictature soviétique, je lui dirais : “Lis Vie
et destin de Vassili Grossman !” Or c’est un
roman, non un ouvrage de sciences humaines. Stendhal, de son côté, affirmait
qu’il n’y a de “vérité un peu détaillée” sur le genre humain que dans
les romans. Cette “vérité détaillée” reste par excellence le propre de la
littérature. Sauf, bien sûr, quand la littérature est “en péril”, c’est-à-dire
quand elle se limite à n’être plus qu’un jeu avec ses conventions, ou à décrire
de façon extrêmement restreinte l’expérience personnelle de l’auteur. Dans ces
cas-là, la littérature perd son statut privilégié dans la quête de connaissance
du monde ; sinon, elle reste une source inépuisable et
irremplaçable. En anglais existe un terme qui désigne bien ce processus
spécifique de connaissance : c’est “insight”, qui évoque la
pénétration, la compréhension de l’intérieur de l’objet étudié. C’est ce que tâchent
de faire les bons écrivains. Les sciences humaines actuelles restent redevables
de la littérature. Les récits sur Œdipe ou sur Antigone ont une telle force
qu’ils continuent d’inspirer leur pratique. Bien entendu, les visions du monde
portées par la littérature ne forment pas des propositions logiquement
construites, susceptibles d’être vérifiées et testées. Il faut donc les
interpréter pour pouvoir dire : “Voilà ce que Shakespeare nous apprend du
comportement de l’être humain dans telle ou telle circonstance.” La
littérature a besoin d’intermédiaires. Cela rend plus difficile l’utilisation
des connaissances auxquelles elle accède. Mais nous les saisissons
intuitivement, nous savons les sentir. C’est d’ailleurs la grande raison qui
nous pousse vers la lecture. S’il n’y avait pas cette perspective d’une
meilleure connaissance du monde, pourquoi nous fatiguerions-nous à lire les
aventures de gens que nous ne connaissons pas, pire, qui n’existent pas ? »
Pas mal. Je le
ferai peut-être lire aux étudiants… Comment font-ils pour continuer de lire ?
Pourquoi ? En quelle langue ? etc etc.
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