Aujourd’hui seulement
je me pose la question pourtant si simple, qui ne m’est jamais venue :
pourquoi ne l’avais-je jamais interrogé sur son enfance, mon père, à aucun
moment, pas même déjà presque adulte, avant mon départ au Canada. Pourquoi ne
pas lui avoir dit que je voulais savoir. Les questionnements retardés, intimes
ou ordinaires, ne relèvent que l’impossibilité même de la question à présent
que mon père est mort, et avec lui, une grande partie de son monde. J’ai
grandi avec une sorte de règle implicite, qu’il était interdit d’interroger les
parents, les adultes en général, sur ce qu’ils ne voulaient pas qu’on sache mais
que nous les enfants savions ou croyions savoir. Le dimanche d’été de mes onze ans j’ai reçu la
loi et le récit du silence. Si je voulais être « heureuse », c’est
que je ne devais rien demander, ni à ma mère, ni à mon père ou aux
grands-parents. Me conformer à leur désir de mon ignorance de leur passé qui
était aussi le mien. Il me semble que transgresser la loi – mais je ne l’ai même
pas imaginé – aurait été égal à proférer une obscénité devant eux, sinon pire,
une sorte de cataclysme que j’associe cet après-midi aux mots de Kafka à son fils, tels que
celui-ci les évoque dans Lettre au père
et que j’ai copiés dans mon carnet la première fois que je les ai lus, à trente-deux ans, sur la table d'un café à Toronto, je te déchirerai comme un
poisson.
31/03/2012
29/03/2012
écrire
Quelque part au
milieu de tout ça, il y avait l’amour, qui sauve ou qui perd, qui justifie les
mesquineries les plus atroces. Je me demandais qu’est-ce qui faisait que les amours
me semblaient différentes les unes des autres, comme les saisons, les cieux des
villes, les couleurs des façades, et je ne pouvais trouver de réponse précise. Peut-être,
parce que je n’étais jamais tombée amoureuse de quelqu’un qui était
« fait » pour moi, et je ne voyais pas très clairement comment cela
pouvait se passer. Je savais déjà qu’être amoureuse allait me remplir d’une
sorte d’intensité diabolique, une fulgurance qui heurte et chute à la tombée du
soir ; une vibration qui est là comme une promesse. Je crois à la
partialité, aux choses qui m’arrivent, s’en vont et reviennent, un peu comme
chez Proust, parfois avec une violence inouïe. La voix de Marguerite Duras dans
certaines vidéos de l’Ina me fait cet effet de violence lorsqu'elle parle de quête de vérité du sentiment et du mot. En écrivant elle se voit comme un lieu de
passage. Elle choisit de se laisser emporter par les on-dit de la foule, de
laisser les rumeurs se répandre à plein afin de faire exploser en elle les
évidences sordides. Elle se fait haut-parleur, canal de la rumeur et du caché. Ce n’est plus elle qui parle, c’est nous. Duras passe sans cesse du
conditionnel à l’indicatif, de l’hypothèse à la certitude ; tout comme
nous. Entre la vérité qu’elle énonce et nos délires, il n’y a plus de
différence. Il y a juste l’urgence de dire ; dire jusqu’à atteindre cette sauvagerie
d’avant la naissance, qu’elle décrit dans Écrire :
« Ça rend sauvage l’écriture. On rejoint une sauvagerie d’avant la vie. Et
on la reconnaît toujours, c’est celle des forêts, celle ancienne comme le
temps. Celle de la peur de tout, distincte et inséparable de la vie même. On
est acharné. On ne peut pas écrire sans la force du corps. Il faut être plus
fort que soi pour aborder l’écriture, il faut être plus fort que ce qu’on
écrit. C’est une drôle de chose, oui. C’est pas seulement l’écriture, l’écrit,
c’est les cris des bêtes la nuit, ceux de tous, ceux de vous et de moi, ceux
des chiens. C’est la vulgarité massive, désespérante de la société. La douleur,
c’est Christ aussi et Moïse et les pharaons et tous les juifs, et tous les enfants juifs, et
c’est aussi le plus violent du bonheur ». Avec
ces lignes, souhaitons que la peur existe, que tout le spectre des sentiments
existe pour que la douleur et le bonheur soient possibles ; et quand on peut, l’écriture.
28/03/2012
lieux
Lorsque je voyage,
on me demande parfois d’où je viens. Il est assez difficile de tracer les
contours d’une carte où je mettrais les villes où j’ai vécu et celles où
j’aimerais vivre. Et plus encore si je dois ajouter
des années, des langues, lieu natal, pays de choix… Alors comment situer ce
lieu d’où je viens sur un atlas imaginaire ? Et comment inventer celui où
j’aimerais vivre ? L’image est diffuse, intermittente. Je pourrais la situer dans les pages d’un livre au titre enchanteur, incantatoire, de femme infidèle :
Nadja, et dont les premières lignes me
plongent dans une sorte de rêverie : Qui suis-je ?
Si par exception je m’en rapportais à un adage : en effet pourquoi tout ne
reviendrait-il pas à savoir « Qui je hante ? ». Parmi toutes ces
sphères qui gravitent autour de moi, je crois être surtout attirée par un espace de liberté, un certain refuge où j’aie l’impression qu’ici c’est bon. Tout simplement.
26/03/2012
moments
Ils sont arrivés à
l’aéroport avec l’autobus 97. C’était un dimanche et il y avait peu de monde. Le
garçon était assis à côté de la jeune fille, silencieux, comme s’il avait fait
cette route des dizaines de fois. Je ne sais pas s’ils devaient prendre un vol
ensemble, mais cette ambiguïté amoureuse me faisait
imaginer leur histoire. Je me disais que oui, certes, c’est formidable de
pouvoir être assis à côté de la femme que vous aimez dans un autobus mais qu’il
manque à cet événement … quoi ? quelque chose comme l’essence.
Soudain je suis
envahie par une nostalgie perçante, à songer aux bons vieux temps quand mon
père me conduisait à la gare en voiture. Parfois, il s’arrêtait à une
station-service et un type halé, les mains noires de graisse, venait vers nous
d’un pas tranquille et mon père baissait manuellement la vitre pour lui parler
comme ça, d’homme à homme. Et les petites flaques d’essence sur le sol
faisaient des arcs-en-ciel.
L’autobus a viré
brusquement et le livre que je tenais dans la main est tombé. Quand je l’ai
repris, il s'était ouvert à cette page où parle Tulipe de Romain Gary :
« Ce que je ne pardonne pas ce n’est pas Dachau, cette ville de trente
mille habitants voués à la torture, mais le petit village à côté où les gens
vivent heureux, travaillent dans les champs et respirent l’odeur de foin et de
pain chaud… le cœur en paix, le paysan qui donne à boire à ses bêtes, caresse
son chien, aime sa femme ». En cherchant un crayon dans mon sac, je me disais que oui, il y a une essence à cette satire idéaliste : c’est l’impossibilité de
désespérer.
21/03/2012
aimer
Aimer, ce n’est
surtout pas échanger, offrir, écouter, comprendre, compatir. Au contraire,
c’est vouloir tuer, vouloir mourir ; c’est absolu, secret, furtif,
marginal, criminel. Sublime et sublimé. De temps à autre, il y a des actes
manqués qui s’y mêlent. L’amour, c’est le geste meurtrier de Christine Villemin
sur son fils, d'après Duras. C’est sa propre attente de Robert Antelme en '45,
attente au cours de laquelle elle s’est trouvée « scellée à
Dieu ». C’est la lettre d’amour d’Emily L. au gardien, qui évoque « l’attente d’un amour, d’un amour sans encore personne
peut-être, mais de cela et seulement de cela, de l’amour. Je voulais vous dire
que vous étiez cette attente ». Pour pouvoir aimer l’autre, on a besoin
qu’il soit aboli, absent, annulé, endormi, au camp, mort, dans le coma, le plus
loin possible. Yann Andréa n’a autant désiré Marguerite Duras que pendant son
coma alcoolique ; elle l’a senti, il l’a confirmé. Les choses sont ainsi.
19/03/2012
l'ambivalence
Je lis dans un
article de Alice Miller qu’au sortir d’une petite enfance vécue sous l’autorité
d’une femme, l’homme regarde le corps féminin avec ambivalence, en le désirant
et en le redoutant, en le détestant et en le jalousant. L’ambivalence fait
l’humanité, fait l’art. Pas d'ambivalence, pas d'art non plus. Des yeux masculins regardent un corps féminin ;
l’homme regarde, la femme est regardée. L’homme semble saisir le mystère de ce
monde, la femme est ce mystère. L’homme peint, sculpte,
dessine ou photographie ce corps fécond ; la femme est ce corps... Pas
évident de faire bouger ces frontières-là.
18/03/2012
printemps
La saison la plus
douce, la plus calme et la plus vibrante, le printemps, supplante la précédente
et s’installe dans les prairies avec des sursauts de chaleur, d’énormes
étendues de lumière, du brouillard au matin et des branches en attente de
bougeons, qui font comprendre combien de violence coûte la renaissance.
Qu’il arrive
souvent les mêmes choses à chacun, n’est peut-être pas l’œuvre d’un certain
destin ; c’est que chacun interprète les choses qui sont arrivées, s’il en
a la force et l’inspiration, les disposant selon un certain sens – ce qui
revient à dire selon un certain destin. Il y a The Artist qui me fait dire que le destin du personnage acteur de
film muet est celui de tout artiste, dont l'existence est une série de verbes et d'actes comme : travailler, chercher, être inspiré,
chuter, se perdre, se mettre le feu… renaître. Si des choses arrivent, disons qu’elles
sont libres : on les façonne comme on peut. Est-ce pour leur donner un peu
plus de vie, d'éternité, ou... pour les bloquer ? Qui sait.
15/03/2012
répliques
Que peut la
littérature devant le désastre ? Comment écrire si cela appelle à s’écrire ?
Le silence ou la fuite – faut-il répondre ainsi à l’irruption dans le quotidien
d’un réel immensément tragique ? « Que pourrais-je écrire qui
donnerait de l’espoir et de la force pour faire face ? », se demande l’écrivain japonais Murakami après le tsunami du 11
mars 2011 ; question reprise dans le dernier Magazine
littéraire. À des milliers de kilomètres de Paris et du Salon du livre
dédié au Japon, j’entends une voix diffuse qui cherche du sens après la
catastrophe de l’accident du car dans le tunnel en Suisse, où 22 enfants belges
sont morts. Des mots à peine perceptibles, flottants, tentent de conjurer l’impuissance.
Une question me revient, souvent la même : comment partager la souffrance ?
12/03/2012
pensée
Pensée dans le
petit train que ces maisons que je voyais autour, ces rideaux d’arbres dénués,
ces recoins gris, ces souvenirs d’autres temps, tout cela
servirait à faire du souvenir, à faire du passé. Si banale qu’était cette heure
et, au fond, si ennuyeuse, la retrouver un jour ne serait plus banal ; l’écrire,
encore moins.
10/03/2012
soudain
Soudain, je me suis
aperçue que je ne pouvais pas aimer cet homme sans l’avoir d’abord inventé,
imaginé, rêvé, parce qu’une histoire d’amour c’est d’abord deux êtres qui s’inventent,
ce qui rend peut-être la réalité acceptable, indispensable même comme point de
départ. Autrefois, j’avais cet idéal du dévouement pendant longtemps ou très
longtemps, jusqu’à la vieillesse, d’une femme et d’un homme à cette œuvre d’imagination
qu’on appelle le « grand amour », qu’ils ont créé ensemble et réciproquement ;
deux êtres qui se sont d’abord inventés. Mais il y a eu le passage par des
temps difficiles ; il y a eu la crise d’imagination et du
sans-imagination. La démystification est passée par là aussi. À un excès de
romantisme, de bla-bla, d’idéalisme et de lyrisme, a succédé une période sans
poésie, mutilée, le règne du zéro ; un temps où j'ai réalisé que s’il y a une part humaine
qui ne peut se passer d’imaginaire, de poésie, c’est notre part d’amour.
01/03/2012
enfants cachés
Ce qui, une saison
de votre vie, vous aspire corps et âme, devient, la saison d’après,
objet de déchirements, de débat, de réflexion ; vous commencez à trahir.
En fait, c’est plus compliqué. Plus mêlé.
Dans un livre qui
vient de paraître, Enfants cachés en France par Nathalie Zajde, je relis un passage sur la philosophe Sarah
Kofman. Son père juif polonais s’était sacrifié pour sauver sa famille pendant
la Seconde Guerre. La petite fille, née en 1934, fut placée chez « Mémé »,
chrétienne banalement antisémite, gaulliste bienveillante. Dès lors, Sarah dut s'assimilée à la
culture française : « Elle
voulut rompre avec son passé, sa fratrie. Elle oublia son père ; elle ne
parlait plus le yiddish ». Elle est devenue une intellectuelle de
renom, une « parfaite Française ».
Mais finalement elle eut honte d’avoir eu honte : en 1994, elle publie une
autobiographie, Rue Ordener, rue Labat ;
elle révèle son histoire … et met fin à ses jours. Le leurre qu’elle s’est tissé en existence, finit par la lui reprendre.
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