26/01/2013

des mots et de la réalité


« Le temps ne passe pas à Winnipeg ; il gèle ». Cette phrase est sortie de sa bouche inopinément, un mot presque drôle, rempli de sagesse … ou du moins, une expression qui m’a semblé juste, très juste, pour quelqu’un qui était en train de dire qu’il fait un froid de canard à Winnipeg, que les températures s’acharnent un peu trop autour de -20, et depuis assez longtemps déjà. C’était bien dit, simplement ; bien choisi comme formule, et d’avoir fait une brève divagation sur la météo nous a aidés à presser le pas pour arriver un peu plus vite au chaud. Disons qu'on pouvait désormais parler à l’aise de l’expo sur l’art inuit qu’on venait de visiter au Musée des beaux-arts ; expo intéressante et originale en son genre, la première au Canada et dans le monde, je crois, qui fait découvrir environ 120 sculptures et objets d’art créés par des artistes inuits à partir des années 1940 jusqu’à aujourd’hui.

Mais c’est d’autre chose que je voulais parler ici. De la manière assez singulière qu’on a parfois à faire des analogies : comme par exemple, ci-dessus, entre le froid et la fixation, le gel du temps ; ou encore, comme dans les passages qui suivent, dans l’entrevue de Marguerite Duras que j’évoquais récemment, où elle fait des parallèles inattendus entre littérature et risque, littérature et goût de l’interdit.. ; ou pense qu'il y a des distinctions (justifiées) entre désir et jouissante, amour et érotisme…

Voici deux extraits de la Passion suspendue. Entretiens avec Leopoldina Pallotta della Torre (traduction de l’italien par René de Ceccatty), publiés dans le numéro de février du magazine littéraire Lire.

« Quelle est selon vous la tâche de la littérature ?
De représenter l’interdit. De dire ce que l’on ne dit pas normalement. La littérature doit être scandaleuse : toutes les activités de l’esprit, aujourd’hui, doivent avoir affaire au risque, à l’aventure. Le poète même est en soi ce risque même, quelqu’un qui, contrairement à nous ne se défend pas la vie.
Regardez Rimbaud, Verlaine… Mais Verlaine ne vient qu’après. Le plus grand reste Baudelaire : il lui a suffit de vingt poèmes pour atteindre l’éternité ».

« Le thème de l’amour renvoie à un autre, celui de l’incommunicabilité entre les sexes. Vos personnages s’aiment et luttent, constamment, pour échouer définitivement.
Ce n’est pas le sexe – ce que les gens sont dans un espèce de décoloration sensuelle – qui m’intéresse. C’est ce qui se trouve à l’origine de l’érotisme, le désir. Ce qu’on ne peut, peut-être qu’on ne doit pas, apaiser avec le sexe. Le désir est une activité latente et en cela il ressemble à l’écriture : on désire comme on écrit, toujours.
D’ailleurs, quand je suis en passe d’écrire, je me sens plus envahie par l’écriture que quand je le fais vraiment. Entre désir et jouissance, il y a la même différence qu’entre le chaos primitif de l’écrit – total, illisible – et le résultat final de ce qui, sur la page, s’allège, s’éclaire.
Le chaos est dans le désir. La jouissance n’est que cette infime part de ce que nous sommes parvenus à atteindre. Le reste, l’énormité de ce que nous désirons, reste là, perdu à jamais »


23/01/2013

la gratitude

Je voudrais vous entretenir en quelques lignes sur une valeur sous-estimée pour ne pas dire décriée sous nos cieux : la gratitude. Pour dire les choses simplement : on ne peut pas s'efforcer d'être heureux mais on peut s'efforcer d'être reconnaissant. Or, voici ce que je constate : plus on est riche, moins on est généreux. Plus on a de la chance, plus on est ingrat. Plus la vie vous couvre de cadeaux et de bienveillance, plus on lui crache dessus. Plus on est puissant (et l'on ne peut devenir puissant que grâce aux autres), plus on se vante de n'avoir besoin de personne... Paradoxalement, en Occident, on vit chez les parents jusqu'à 30 ans et plus, et dans ce même Occident, on prône avec audace le mythe de l'autosuffisance.

Un événement m'a frappée aujourd'hui. Une étudiante de quatrième année, vive et souriante, qui avait passé clopin-clopant un cours de littérature française l'automne dernier, avec une note pas tout à fait honorable, me parle de son ambition de faire un doctorat en études françaises, spécialisation littérature contemporaine. Du haut de sa vingtaine, elle m'assure qu'elle va réussir, qu'elle a déjà un projet, qu'elle a regardé des universités où elle pourrait aller etc. Elle parle, dit, raconte avec enthousiasme, comme s'il s'agissait d'une étudiante brillante, passionnée, extraordinaire, qui n'a jamais eu de mal avec la lecture, ni les essais, ni la présence en classe... Bon. Maintenant se pose une question assez délicate, une question éthique : est-ce que je vais la faire descendre sur terre en lui laissant comprendre qu'il faudrait peut-être penser un peu plus sereinement à ce projet ? Lui faire voir "la réalité" ou la laisser dans son rêve ? Pas évident... J'avoue que sur le coup, j'ai eu du mal à mettre le doigt sur le mot juste. Lui dire quoi ? Comment ? L'empêcher de poursuivre son.. rêve ? Silence, puis elle me demande : "Pourriez-vous me donner une lettre de recommandation ?". J'étais désormais couverte, tirée d'affaire. Vous imaginez ce que j'ai eu à lui répondre. Et vous imaginez peut-être aussi sa réaction à la sortie de mon bureau : révolte, regard fermé, "incompréhension". Pourquoi ? Il est évident que cette jeune fille se croyait toute puissante, autosuffisante, elle n'avait pas besoin de mon conseil ; ce qu'il lui fallait c'était "la lettre". Simplement. Sans penser que pour faire des études de lettres, il faut plus qu'une lettre de recommandation. 

20/01/2013

"la passion suspendue"


Grâce à un livre d'entretiens récemment publié (La passion suspendue, Seuil), je retrouve la grande voix prophétique, sublime, forcément sublime, de Marguerite Duras. En 1986, elle faisait cette déclaration fracassante : « Ce n'est pas seulement sexuel, l'homosexualité, c'est beaucoup plus vaste que ça. Beaucoup plus terrible. Infernal. Du point de vue de Dieu, on peut expliquer la finalité de presque tout. Sauf ici. Ici, on ne peut pas l'expliquer, c'est exactement de la même façon que la mort. Dieu s'est réservé ces domaines-là. Dieu a décidé que l'inexpliqué de sa création, ce serait ces deux choses-là : la mort et l'homosexualité. Ça ne relève pas de la psychanalyse, ces histoires, mais de Dieu ». Certains penseront peut-être comme moi à cette question du « mariage pour tous » - qui donne du fil à retordre aujourd’hui en France -, se disant comme Duras que c’est complexe, voire difficile à expliquer ; même inexplicable, de l’ordre de l’inexpliqué..

18/01/2013

l'acte de penser


Depuis un moment, j’avais tenté de saisir les sens du mot « penser ». Je me disais que penser, ce n'est pas juste mettre des mots sur les choses ou les événements, pour leur créer un espace au-delà d'eux-mêmes (même si ce n'est déjà pas rien, car si ces pensées ne sont pas exprimées, elles tournent en rond, immanquablement, et deviennent des images de soi et de sa vie qu'on ressasse – et il se trouve que ceux qui n'ont pas cette capacité d’imager par des mots, ce que certains appellent penser, ont une fâcheuse propension aux passages à l'acte, parfois dans l’après-coup).

Penser, est-ce sérier les faits et les choses autrement qu'on ne vous a appris à le faire par les discours des autres, par lesquels on est forcément passés lorsqu'on a été accueillis dans les liens sociaux institués ? Peut-être oui, et cela demande du travail, des connaissances, de l'intelligence, et la capacité de se désidentifier.  Dans un de ses livres, Pontalis parle avec tendresse des différentes périodes de sa vie : celle d'enfant timide, d’élève de Sartre, puis de proche et de disciple de Merleau-Ponty etc.., et des discours qui passaient par sa bouche « en première personne », qu'il « pensait penser », qu'il « pensait vraiment », et dont il n'a commencé à comprendre d'où ils lui venaient, et par identification à qui et à quoi il les énonçait, que lorsqu'il s'est mis sérieusement à élaborer sa pensée de la philosophie du sujet, et qu’il est passé par une cure psychanalytique (avec Lacan). Une pensée a pris forme au cours des décennies suivantes, et là on peut parler d'une « pensée », et même tout à fait novatrice.

Il y a quelque chose à retenir dans cette histoire : que la pensée nait, comme possibilité de se désidentifier de ce avec quoi on a été un temps identifié ; il s’agirait de prise et déprise, c'est un mouvement. Or, il y a un niveau de notre être où cette action de penser – hors identifications – se fait en quelque sorte sans nous, sans que le travail conscient de désidentification, d'acquisition de connaissances, de réflexion l'accompagne : c'est dans le rêve. Le rêve pour Freud est réalisation de désirs ; il l'est parfois. Mais surtout, le rêve semble surgir pour penser notre vie (si on y prête attention), pour nous donner de nos nouvelles - et bien souvent, des nouvelles des autres qui nous entourent, dont nous savons bien plus de choses que nous ne savons en savoir. Lacan a eu l’idée cocasse de faire de ce sujet de l'inconscient (celui qui s'exprime dans les rêves), le « vrai » sujet. On se demande pourquoi ce sujet-là serait plus « vrai » que l'autre, celui qui éveillé est aux commandes de nos journées… ?

De quoi continuer de penser, et trouver peut-être de nouveaux sens de « l’entre-deux » : entre deux réalités, deux états d’âme ; entre rêve et état de veille. 

17/01/2013

brèves fictions


Depuis plus de deux semaines en ce début d’année, c’est comme si je suis portée par le flot des jours, par des événements, petits ou plus grands ; je colle presque allégrement à mon temps que je n’ai rien à en dire. En 2012, sur des pages de ce blogue, je reflétais le souci que j’avais de la ville de Winnipeg, de son hostilité, du froid des Plaines canadiennes ou de la chaleur extrême, qui me faisaient violence, mais que je tentais de prendre comme une épreuve, un test, un lieu qui me poussait un peu plus loin dans mes limites. En 2013, je me demande : À présent, qu’écrire ? Parler de moi et non de la ville : je ne la mets plus trop en question ; le sentiment de révolte que je ressentais il y a un an, ne fera que me rappeler une évidence : je suis petite face à l’espace géant, face à la marche du monde. Si quelques mois auparavant, j’avais l’ambition d’écrire avec une certaine régularité sur la ville de Winnipeg, aujourd’hui j’imagine d’autres projets d’écriture. L’impression d’échec que m’a donnée l’impossibilité de pénétrer le secret de Winnipeg (comment les gens font-ils pour supporter le long hiver ? ou encore, comment faire pour y être heureux ?) m’a aussi donné, je crois, du recul par rapport à ma récente expérience et mon désir de la sauver avec des mots : désormais, il m'apparaît possible et nécessaire de retourner aux livres, à la littérature, philosophie…à d'autres espaces. 
Une expérience, ce n’est pas une série de faits et je n’ai pas le cœur à composer une chronique. Je sors trop peu ces jours-ci pour avoir des sujets d’écriture. C’est peut-être le moment d’imaginer, d'inventer, fabuler, inscrire ce qui est dans le tissu d’un objet imaginaire, habiller le quotidien dans des mots qui trahissent la « vraie vie », qui s’en éloignent et cherchent des manières nouvelles de dire. Le titre du blogue me saute soudain aux yeux : « brèves fictions ». Pourquoi pas ? 

16/01/2013

J.-B. Pontalis


Né à Paris le 15 janvier 1924, Jean-Bertrand Lefèvre-Pontalis, surnommé "Jibé", est mort à Paris, mardi 15 janvier 2013. Lire la suite (article d'Elisabeth Roudinesco dans Le Monde)

12/01/2013

résonances


En cherchant une gomme dans une vieille boîte, j’ai mis la main sur une photo de Freud autour de 1937, assis à son bureau. Sur le dos de la photo, quelqu’un avait écrit avec une plume très fine : « le psychanalyste autrichien Sigmund Freud (1856-1939) dans son bureau à Vienne, photo d’Eugénie de Grèce, fille de Marie Bonaparte ». Je compare cette photo et celle de la couverture du livre Notre relation à la mort, que j’ai dans mes mains : un portrait de Freud à l’âge de la maturité, pensif et sérieux. Dirai-je que ce visage sur une photo est la porte d’entrée dans un univers d’impressions de lecture, d’idées ou d’interrogations ? Peut-être ; ce qui est sûr, c’est qu’en regardant les deux photos, j’ai été saisie par une question que je me suis posée depuis un certain temps : de quelle manière l’analyste peut écrire sans plagier l’inconscient de ses patients ? À le dire simplement, l’œuvre de Freud (+ce que j’ai lu sur sa vie, ses notes cliniques et des extraits de sa correspondance), a été certainement le déclencheur des questions que je me posais sur la dualité de l’écrivain et de l’analyste. Pourtant, il n’est pas facile d’envisager par une pensée spéculative comment écrit et travaille un analyste, quels rapports avec ses patients, ou encore, comment il passe de la pratique analytique à l'écriture théorique ou de fiction. Cela reste une énigme, mais cette énigme, nous nous devons de la poser puisqu’elle nous est transmise à titre de destinataires-lecteurs. C’est peut-être cette possibilité d’articuler des hypothèses et de ne jamais vraiment savoir si elles seront un jour résolues, qui me pousse à revenir aux textes de Freud. Myriade de questions et de possibles.

Énigme, souvenir, possible. Ce sont des mots qui me saisissent aussi lorsque j'écoute Marcel Plantevignes parler de Marcel Proust dans une vidéo de l’INA de 1966. Ami proche, jeune homme intéressant, Plantevignes a 19 ans quand il connaît Proust pour la première fois dans le hall du Grand Hôtel à Cabourg, en août 1908. Il devient vite le « lecteur préféré » de l’écrivain de la Recherche, qui tard dans la nuit (le jour pour Proust) lui lit des passages fraîchement écrits ou remaniés. En 1966, Marcel Plantevignes, désormais vieillissant, publie un très beau livre de Souvenirs et causeries avec Marcel Proust (Paris, Nizet), où en plus de 600 pages, il livre avec simplicité et une certaine émotion des souvenirs et des visites piquantes chez Proust, à Cabourg et sur le Boulevard Haussmann. Entre autres, Plantevignes raconte comment il a contribué à inventer le titre fameux … À l’ombre des jeunes filles en fleursÉnigmes qui se déplient comme de petits papiers japonais sur la surface de l’eau, et qui nous révèlent un peu plus l’homme Marcel Proust. Pourtant, l’énigme du rare écrivain semble rester intacte, comme si la Recherche nous appelait à la lire, à la relire. Et parfois peut-être, à l’écouter en livre audio, tel un conte que quelqu'un d'autre nous lirait avant d'aller dormir.