29/12/2011

diego et frida

Il est des livres qui nous révèlent à chaque lecture quelque chose d’inédit, de beau, de juste : une phrase, des histoires, des pensées qui font résonnance en nous longtemps. L'essai biographique Diego et Frida de Le Clézio en est un.

D’une plume de romancier, et pas de pur biographe, Le Clézio nous montre pourquoi l’histoire du couple Diego Rivera et Frida Kahlo est exemplaire, extra-ordinaire. Les aléas de l’existence, les mesquineries, les désillusions ne peuvent pas interrompre ce lien, non de dépendance, mais d’échange perpétuel, pareil au sang qui donne la vie au corps, pareil à l’air qu’on respire et qui nous maintient vivants. La relation de Diego et Frida est comme le Mexique lui-même, semblable au rythme des saisons, à la terre, aux contrastes des cultures et des climats. C’est un lien fait de souffrance et de cruauté, mais aussi de joie absolue et de nécessité. Frida représente le Mexique archaïque, une déesse indienne descendue parmi les hommes. L’amour ne peut être qu’une folie qui préserve de tout le mal du réel.

« J’aimerais pouvoir être celle que j’ai envie d’être », écrit Frida dans son Journal, « de l’autre côté du rideau de la folie. Je ferais des bouquets de fleurs toute la journée. Je peindrais la douleur, l’amour, la tendresse. Je me moquerais bien de la bêtise des autres, et tous diraient : pauvre folle.. Je construirais mon monde, et tant que je vivrais il serait en harmonie avec tous les autres mondes. (…) L’angoisse, la douleur et le plaisir et la mort ne sont qu’un seul et même moyen d’exister ». (246-47). Par la recherche de la vérité de soi, par une sorte de transe de la vie où se mêlent force et fragilité, Frieda relance chaque jour l’espoir (illusoire) de vivre en union avec le monde et avec Diego. C’est peut-être d’avoir saisi par des mots le désir inébranlable de s’accrocher à la peinture et à la vie, qui donne la force du texte leclézien, et qu’on perçoit à chaque lecture avec une certaine émotion. 

26/12/2011

le corps, la danse

« Nul ne sait ce que peut un corps », écrit Spinoza. Où commence où s’arrête un corps, les capacités d’un corps, en quoi mon identité se capture-t-elle dans cette enveloppe qu’on dit charnelle ? Prendre corps veut-il dire cet acte par lequel d’un corps que nous avons, nous ferions un corps que nous serions ? Prendre corps serait-il alors entrer dans son corps singulier comme on transmute l’avoir en être, l’objet en sujet ? Etre charnel est tout à la fois avoir, être et prendre corps…

Si marcher, respirer, croiser des gens sont autant de manières de prise de conscience du corps, danser  interroge les rapports entre le corps et l’art. Jusqu’où le corps en mouvement est-il humain, et où devient-il une œuvre d’art ? Dans la danse, on perd son corps dans une joie ou un vertige qui vous délivre et vous incarne, embodied  en anglais. Le film de Wim Wenders, Pina (2011) – pour Pina Bausch – donne à voir ce qui dans le corps est un tissu infiniment plus vaste que ce qui est perçu, palpable, visible. Les mouvements violents ou gracieux, la danse théâtre ou en pleine nature, tout semble faire signe à quelque chose de lointain, dans lequel l’humain a baigné ou a été baigné : amour, répulsion, attachement, dégoût. Passages entre dedans et dehors, les différents morceaux du film en 3D nous font vivre l’expérience inédite de la « naissance » d’un espace issu d’un corps dansant ; l’espace en devenir d’un danseur lui-même à venir, qui cherche des formes d’expression inattendues. La danse telle que l’a pensée et créée Pina Bausch dépasse le corps « réel », imaginé, rêvé, le corps affecté, blessé, le corps emporté dans la douleur, l’ivresse, la jouissance, pour faire jaillir le corps qui migre au-delà du corps, pour nous donner à contempler de la beauté ou du bouleversement par exemple.

Etre un corps, avoir un corps, c’est aussi s’assumer porteur d’une parole qui s’exprime par le corps. C’est un étrange risque que celui de « parler » avec le corps, donc de danser. Avec l’âge, on pardonne à son corps de n’être pas parfait, on se réconcilie parfois avec lui lorsqu’il commence à se déprendre de vous. Le film Pina fait écho aux tensions du corps et de l’esprit, donne à penser le corps qui vieillit tout en gardant sa singularité. Il s’agit de mettre en lumière des histoires et des mouvements que le spectateur est censé décrypter. Les corps des danseurs avec lesquels a travaillé Pina nous touchent, pas toujours par leur perfection, mais parce qu’ils donnent à voir ce qui ne peut se voir, ils offrent ce qui ne peut s’offrir, ils supposent un partage, délimitent un territoire au toucher, à la vue, qui d’habitude n’a pas de prise, pas d’étendue. J’ai ressenti l’effet d’un choc, d’une violence ; de la folie et de la joie extrême. Dans la fusion du connu et de l’inconnu, dans le mélange de ce qui est reconnaissable et de ce qui dissimule son sens, je crois avoir saisi la magie même du film de Wenders ; et aussi la singularité d’une chorégraphe d’exception, Pina Bausch.


23/12/2011

café de flore

Il n’est pas facile de dire adieux à ceux qu’on aime. Pour y parvenir, il faut parfois une vie, ou deux.

Entre le Paris des années 60 et le Montréal d’aujourd’hui, se déploie une histoire d’amour touchante, aux accents épiques, à la fois triste et lumineuse, mystérieuse et complexe, troublante et malgré tout, pleine d’espoir. Film teinté de fantastique, parfois baigné de nuances presque surnaturelles, Café de Flore n’a rien à voir avec le café historique de Sartre et Beauvoir sur Saint-Germain-des-Prés. Le film raconte les destins croisés de Jacqueline, une parisienne mère d’un enfant unique trisomique, d’Antoine, un DJ montréalais, ainsi que des femmes qu’il aime et qui l’entourent. Ce qui les relie, ces personnages : l’amour violent, imparfait et inachevé… tellement humain.

Histoire intéressante. 







20/12/2011

soudain, déjà

L’angoisse est le propre de l’homme, elle est une arme secrète sans quoi l’humanité se défait. Ceux qui ne connaissent pas l’angoisse sont-ils tout à fait humains ? L’exposition 2001-2011, Soudain, déjà, à l’École Supérieure des Beaux-Arts à Paris présente trente artistes diplômés en 2000, en les mettant en parallèle avec les grands événements de cette décennie, ce qui m’a fait poser cette question : quel rapport entre l'artiste et l'angoisse ? Au fond, il est impossible d’être artiste et de ne pas ressentir l'angoisse de l’écart entre ce qui s’est passé et les moyens de représentation. Dans la présente exposition, il ne s’agit pas de suivre seulement une ligne chronologique ou thématique, de représenter des événements, mais plutôt de laisser les artistes – certains connus, d’autres en devenir – venir insérer leurs travaux librement, interroger le contemporain, mesurer les chocs et les bouleversements, donner à penser, à sentir, à voir… Une génération est ainsi « placée » en son époque, le but étant peut-être d’interroger le monde par l’art, mais aussi l’art par le monde, et de donner ainsi des possibilités multiples d’interprétation, de regard, de ressenti.

Comme souvent dans une exposition, je m’interroge sur les limites de la perception ? Percevoir, est-il ressentir et voir tout à la fois ? Merleau-Ponty disait ainsi : « Dans le présent, dans la perception, mon être et ma perception ne font qu’un, non pas que mon être se réduise à la connaissance que j’en ai et soit clairement étalé devant moi, tout au contraire la perception est opaque, elle met en cause au-dessous de ce que je connais, mes champs sensoriels, mes complicités primitives avec le monde – mais parce qu’avoir conscience n’est ici rien d’autre qu’« être à… » et que ma conscience d’exister se confond avec le geste effectif « d’existence ». C’est en communicant avec le monde que nous communiquons avec nous-mêmes ; notre perception est bien plus vaste que ce que nous appelons le « je ». « Une perception élargie, telle est la finalité de l’art », écrit Deleuze.

Dans son bon livre Éloge du risque, Anne Dufourmantelle fait écho à Deleuze, lorsqu’elle parle de l’intuition en art, c’est-à-dire d’un savoir et d’une perception en avance de soi. Pour elle, « dans la création, il est tout le temps question de ce dispositif logé en avant de soi et qui nous informe, en quelque sorte à notre insu, et se dépose sur la toile, dans la partition ou sur la page avant même que notre conscience s’y attarde ; elle n’en prendra connaissance qu’à la relecture ». À la lumière de ces mots, voir une exposition est aussi s’apercevoir que nous sommes des chambres de résonnances dont on ne sait plus d’où viennent les voix, les sons, les couleurs ; à qui cela appartient, mais qu’on a fait nôtre. 

19/12/2011

entre deux mondes

La tristesse nous laisse entre deux mondes, ni indifférence ni désespoir, elle est une promenade au bord d’une rivière profonde, mais avec élégance, sans percevoir le danger, les yeux dans la fracture du ciel, la douceur du vent, le contour des nuages. La tristesse n’a pas d’épaisseur propre, par de frontière, elle délimite un espace intérieur flou, déraisonnable, où l’on reste au bord des larmes avec en même temps un étrange apaisement. La tristesse peut submerger, mais elle apaise aussi. Elle enveloppe le corps dans un tissu cotonneux d’étrangeté à soi-même, comme un chagrin d’amour dont on aurait subitement perdu le sens, mais pas la nostalgie.

À quoi sert-elle, la tristesse ? Ni crise de colère, ni soulagement, elle a une douceur qui inquiète ; elle est féconde, mais pas de manière organisée, stable. Elle a une force de déliaison subtile qui fait surface dans des pensées éparses, dans des sensations étranges, légèrement écœurantes. Quelque chose se transforme lentement en soi, une vision fulgurante, une pensée autre ; une fenêtre de ciel bleu  que l’on verrait se distinguer à l’horizon, puis disparaître. Un jour, on pourra transcrire cela sans peine, telle une évidence.

Dans la peinture d’Edvard Munch (1863-1944) – l’exposition L’œil moderne à Beaubourg – j’ai cru apercevoir cette « évidence » : la tristesse ; quelque chose de l’ordre d’une ligne de force qui espace le drame en paysage, en silhouette humaine, en autoportrait ; une tristesse qui dissémine la douleur en plusieurs points du corps et de l’âme. Devant les quelques reproductions de la toile Le Baiser, devant des autoportraits que Munch avait pris l’habitude de peindre chaque année vers la fin de sa vie, pour « observer » son vieillissement, comment ne pas noter que la touche de tristesse ne nous appartient pas ? Qu’elle est un espace plus vaste, qu’elle n’arrive pas tout à fait à fondre en nous. C’est cet écart, cet « entre-deux », qui nous attache à elle… Mais le moment où cela s’est dépris de vous, lui, il est insaisissable. Un jour, la tristesse vous a quitté, c’est tout. Et vous écrivez, vous peignez, vous aimez, vous vous endormez léger ; la tristesse vous aura laissé libre, mais différent.  

17/12/2011

envie(s)

« Non, je n’ai pas envie… », me dit-elle lorsqu’elle montait dans le taxi. Pas envie d’en parler. Elle préférait que la discussion sur Lacan reste suspendue, en queue de poisson, dans l’espoir peut-être qu’un jour, on allait la reprendre. En marchant jusqu’au boulevard, elle m’avait parlé des « règles » de la cure psychanalytique, et c’est là que nous avions eu des dissensions. Déjà, il me semblait que tutoyer des patients, comme elle le faisait parfois, était une manière de transgresser la règle de la distance analytique, et donc, je ne voyais plus pourquoi elle essayait de me faire croire que sa conception de la cure s’appuyait sur des règles assez strictes. Je savais qu’elle savait que je doutais de ses mots. On faisait semblant d’avoir une discussion, on était sous le même parapluie ; il pleuvait doucement, on bavardait.

Toujours en parlant avec elle, j’ai compris que le sens du mot « éthique » n’est pas le même en psychanalyse et en philosophie. Dans la psy, est éthique ce qui suit le désir, ce qui est conforme à lui. Dans les années cinquante, Lacan posait son principe éthique désormais célèbre : « Ne pas céder sur son désir ». Qu'est-ce que cela veut dire ? Entre autres, reconnaître qu’on n’a pas envie de faire telle ou telle chose, et ne pas en être coupable. Ce matin encore, j’y pense. Cette phrase est formidablement importante pour quelqu’un comme moi qui charrie partout une dose considérable de culpabilité reçue en héritage de ma famille de tradition chrétienne... Pour une fois, voilà, je me sens libre, légère, sans mauvaise conscience : les mots de quelqu'un m'autorisent à ne pas être coupable. 

Dans la culture aussi, il y a des anecdotes célèbres qui révèlent les sens et les limites du désir des uns et des autres ; leur plus ou moins de culpabilité. Je tombe sur un passage du livre d’Élisabeth Roudinesco, Lacan, envers et contre tout, où je lis qu’en 1948, lorsqu’elle rédigeait Le deuxième sexe, Simone de Beauvoir avait proposé à Lacan des entrevues pour discuter le sujet. La rencontre n’a jamais eu lieu, Lacan lui aurait répondu quelque chose comme… « je n’ai pas envie ». Certes, il n’a pas cédé sur son désir : la rencontre ne s'est pas produite. Élisabeth Roudinesco écrit : « J’ai pu établir que vers 1948, Simone de Beauvoir chercha à rencontrer Lacan. Elle lui téléphona et lui demanda des conseils sur la nature de traiter le sujet. Flatté, celui-ci répondit qu’il faudrait cinq ou six mois pour débrouiller la chose. N’ayant guère envie de consacrer autant de temps à la mise au point d’un ouvrage déjà fortement documenté, Beauvoir proposa quatre entrevues. Lacan refusa » (p. 102). Devant ces lignes, m’apparaissent deux questions : Le deuxième sexe, aurait-il été le même si les deux s’étaient rencontrés ? Ou encore : comment être créatif et inventer un au-delà du « ne pas céder sur son désir », quand ce désir bloque des rencontres ? Finalement, ce n’est pas mal, car une pensée qui se situe à contre-courant de ce que j’imagine habituellement, ne cesse de faire des vagues ; de creuser son chemin... plus loin.

15/12/2011

exposition sur la danse

La vue des toits de Paris du sixième étage du Centre Pompidou est saisissante, même si le ciel est gris, absent.



L’exposition « Danser sa vie. Art et danse de 1900 à nos jours » trace les temps forts d’une histoire inédite, un dialogue parfois fusionnel, parfois paradoxal, de la danse moderne et contemporaine et des arts visuels. Plus d’une dizaine de salles d’exposition et près de 400 œuvres bouleversent les sens et le regard. Une phrase de Nietzsche : « Et que l’on estime perdue toute journée où l’on n’aura pas au moins une fois dansé », semble convier le visiteur à mesurer l’importance que peut prendre la danse dans le quotidien. Marcher, regarder, penser, lire les descriptifs des œuvres, chaque geste me donne l’impression d’être immergée dans l’univers qui se déploie sous mes yeux. Le parcours est conçu selon trois axes thématiques : celui de la subjectivité qui s’exprime dans l’œuvre ; celui d’une histoire de l’abstraction du corps ; et celui de la performance, née avec les avant-gardes dada, qui s’est définie avec la danse au point de se confondre avec elle à partir des années 1960. Ce sont des histoires entremêlées, passionnantes, qui font rêver à un au-delà du corps et du mouvement tels qu'ils apparaissent dans des tableaux, photos ou vidéos.

Enfin, la visite illustre le postulat d’Isadora Duncan, énoncé au début du XXe siècle : « Mon art est précisément un effort pour exprimer en gestes et en mouvements la vérité de mon être. Dès le début, je n’ai fait que danser ma vie », disait-elle, en posant la force de la danse comme manifestation visible de la vie. Danses de soi, danses dans la nature ou abstraction de la danse, l’exposition donne à penser les sens de la beauté et du corps humain.

13/12/2011

au louvre

La soirée de clôture de l’exposition Le Clézio au Louvre, le 10 décembre, fut un émerveillement. J’ai assisté au troisième parcours intitulé « rumeurs du Louvre, rumeurs du monde » où Le Clézio a fait entendre des poèmes de son ami Jean Grosjean, avec lequel il avait fondé la collection « L’aube des peuples » chez Gallimard en 1990, où sont publiés les grands textes fondateurs des civilisations.

À un autre moment de la soirée, il s’agissait de parole et de chant. En parlant du musée comme d'un monde, Le Clézio se demande : « …si on n’entend plus la parole qui porte les œuvres, que ressent-on devant des couleurs, ces bas-reliefs, ces glyphes, ces corps de pierre ? » Cette parole, il faut alors la faire surgir, la réinventer, se penchant tout près de travaux, l’imaginer, la deviner. Danyèl Waro, « l’Insoumis » de la Réunion, est un des artistes auxquels Le Clézio a dédié son prix Nobel de Littérature ; conteur et chanteur, il habille l’espace du Louvre de ses mots aigus et remplis de passion, unissant dans un même élan mélodique la pensée, la parole et le geste. Sa musique n'est pas une fuite dans la transe, mais  recherche d’un message, d’un espoir que la voix tente de tracer.

Dans la salle de la Joconde, on nous propose un concert sous casques, une immersion sonore et poétique dans la langue de Le Clézio à partir de son poème en prose Vers les icebergs, inspiré de son admiration pour Henri Michaux. Ce dispositif de concert sous casques permet de véritables aventures perceptives – un inédit pour moi – une sorte de spatialisation mentale des sons, variations inattendues du grain de la voix et vertiges musicaux. Ce parcours de rencontres créatives et stimulantes avec « l’ailleurs » de l’œuvre leclézienne me donne la sensation presque palpable que l’altérité existe et que ses formes d’expression sont infinies. 



08/12/2011

un peu de Paris et d'ailleurs

De plus en plus, j’ai l’impression que l’image de Paris que je vois dans une exposition me fait regarder la ville autrement. Cet après-midi, l’exposition Sempé, un peu de Paris et d’ailleurs à l’Hôtel de Ville, m’a fait plaisir, parce que pour la première fois je découvrais un Sempé peintre de grands tableaux en aquarelle de Paris. Je suis sortie avec un sourire en me disant que ce qui est touchant chez cet artiste c’est son regard qui n’est jamais méchant ; il représente le banal et l’extraordinaire de la vie et nous rappelle que chaque événement, petit ou grand, peut avoir son importance. Sempé donne expression aux lieux connus de Paris et aux rues obscures, il passe par des thèmes universels comme le couple, les musiciens, le théâtre, les vacances, les voyages.. et fait des aquarelles de New York, parmi lesquelles certaines sont devenues des couvertures célèbres de New Yorker.

Les gens faisaient la queue pour entrer voir l'exposition. L’air doux de la journée et peut-être une sorte de nostalgie pour les plus âgés, leur avaient donné envie de rester. Au fond, me disais-je, les dessins de Sempé relient parents et enfants, car depuis 1950, l'imaginaire de cet artiste séduit un public de tous les âges, et pas seulement français. Les étudiants de Winnipeg auront-ils entendu parler de Sempé ? On verra…

Si la Tour Eiffel ou Le Café de Flore ont une aura poétique dans les dessins de Sempé, en « réalité », ils n’ont pas moins de charme, surtout en décembre, quand les lumières et les décorations donnent un air féerique à la ville. Chaque vitrine, chaque façade semble raconter une histoire. Il y a de la poésie qui flotte dans l’air, sans savoir si c’est la poésie des rues ou des passants ; ou bien, en passant le long des rues, je me fais l'illusion d'inventer une poésie. Me reviennent dans la mémoire ces mots d’Élie Wiesel dans son dernier livre, Cœur ouvert : « le corps n’est pas éternel… mais la mémoire lui survivra ». Je m'imagine soudain en janvier dans l'hiver froid de Winnipeg : le corps sera alors loin de ces rues, mais dans la mémoire, elles seront vives.

06/12/2011

séquences

Séquences d'une vie romanesque. Paris me donne souvent l'impression de vivre des scènes de roman. Longer le Luxembourg, lever les yeux et me retrouver devant cet homme grand, vêtu de noir, Patrick Modiano, peut m'arriver en peu de villes. Mais à Paris, la chance existe, comme il m'était arrivé une autre fois d'être assise pas très loin de Catherine Deneuve dans un café de la Place Saint-Sulpice. 

Ces instants, me dis-je, ne sont pas de simples hasards. Ils doivent tenir à quelque chose d'assez profond en moi, ce que j'appellerai faute d'autres mots : littérature et inconscient. Un croisement comme celui avec Modiano est plus qu'une fulgurance, il me rappelle que la vie ne cesse de nous surprendre ; vie et roman, roman et vie sont parfois naturellement complémentaires. 

J'ai eu cette même impression d'inattendu plaisant en m'arrêtant devant la vitrine du magasin Sonia Rykiel : soudain, les petits chats en peluche, noirs et blancs, m'ont apporté un peu de mon enfance. Je devais avoir huit ou neuf ans. La madeleine de Proust donc n'est pas seulement dans la saveur. Les yeux y sont entièrement, et tout un passé revient à la faveur d'une promenade qu'on se disait ...pour perdre du temps. 

03/12/2011

épisodes

On est mal sur une table ronde, les coudes ne se reposent pas et on ne peut pas les appuyer pour se reposer d’écrire, et quand on écrit ils sont dans le vide et si on ne s’aperçoit pas tout de suite, on se dit : « Je ne sais pas ce que j’ai, je suis fatiguée ». Et c’est à cause des coudes qui ne se reposent pas sur la table.

Et elle ajoute invariablement :
-       J’aime pas les macaronis.
Cette phrase, en apparence bénigne, gratuite, est destinée à son beau-fils qui est italien.
-       Faudrait voir ce que tu as à me reprocher, dit la fille.

« Nous ne lisons pas pour augmenter nos expériences, mais pour nous augmenter nous-mêmes, notait Walter Benjamin dans Enfance. Les enfants, eux tout particulièrement et tout le temps, lisent ainsi : en incorporant, non en s'identifiant. Leur lecture est dans un rapport très intime bien moins avec leur culture et leur connaissance du monde qu'avec leur croissance et leur puissance ». L’enfant se nourrit du livre pour grandir, l’adulte, par la lecture, s’identifie à un autre monde, « réel » ou fictionnel, mais la conséquence la plus saisissante de la rencontre avec le livre est le « grandissement » ; cette expansion du corps et de l’esprit. A la suite de ces mots, il est évident que les nourritures terrestres sont le complément parfait des nourritures spirituelles. 


30/11/2011

la beauté

Son visage aux grands yeux verts contenait du temps, et du temps comme d’autres, de l’innocence et de la fraîcheur. Jusque là, je n’avais eu cette impression qu’en regardant le visage de certains hommes. Et, je le répète, certaines villes, certains paysages. La beauté de cette femme était vraiment très particulière, avait dû lui servir à acquérir une grande connaissance du monde. On la disait riche et c’était certain que la richesse devait être venue à elle comme les rivières à la mer. Mais de cela, j’en ai été sûre dès les premiers instants, elle avait été pauvre autrefois. Elle ne devait jamais l’avoir oublié. L’argent ne troublait en rien la vision qu’elle avait du monde. « Ma mère était française et mon père mennonite, disait-elle ; j'ai suivi l’école Notre-Dame-de-Lourdes, à une heure et demie de Winnipeg… ». Elle parlait de villages obscurs du Manitoba : Bruxelles, Hollande... comme si c'étaient de grandes villes ou des pays. Pourtant, une onde de mélancolie passait sur son visage, la même que lorsqu’elle se rappelait les années d’histoire de l’art à New York.

J’étais sûre qu’elle acceptait d’être riche avec une certaine douleur. La richesse l’avait obligée à une surveillance supérieure. Mais maintenant celle-ci lui était devenue naturelle, comme une double conscience, et donnait à tout son être une densité peu commune. Les gens nés dans l’argent, je l’avais remarqué, avaient tous quelque chose de commun : la négligence du détail, donc de la nuance. Tous m’avaient donné plus ou moins l’impression d’avoir commencé à mourir. Je me disais alors qu’un visage de paysan mort est moins mort qu’un visage d’homme riche vivant.

C’était une sorte de clairière que cette femme. Sa beauté n’était pas une beauté naturelle, elle devait s’être faite dans le temps et dans l’histoire. Tout le monde a une histoire, mais elle, à cause de sa beauté, elle devait en avoir une à part. C’était bien ça. Il se dégageait, non seulement de son visage, mais de son corps élancé, une sorte de paix éveillée, qui n’était pas essentiellement différente de la sérénité des femmes, mais qui rappelait celle des hommes d’intelligence et d’expérience. Elle s'appelle Ana, cette femme. 

27/11/2011

le jeu

Depuis mon bureau face à la fenêtre, je regardais le ciel avec envie. Il faisait un soleil resplendissant, les couleurs étaient vives après le vent de la nuit, l’air était frais, pas froid, le temps était à aller tout le long de Wellington Crescent jusqu’au parc Assiniboine, tout en regardant les maisons décorées pour Hanouka ou pour Noël. Je savais que je n’allais pas sortir pour faire cette promenade, pas aujourd’hui, j’ai décidé de rester là, assise, de continuer...

Je disais que la pièce Cyrano de Frank Langella, une adaptation en anglais du Cyrano d’Edmond Rostand, m’avait plu, et je le disais pendant que je pensais que les jeunes acteurs, étudiants de l’université de Winnipeg, étaient pas mal talentueux. Les onze filles qui ont joué le rôle de Cyrano, avec le masque au gros nez sur le visage, m’ont semblé drôles et attachantes. Elles mettaient tellement de passion dans le jeu que j’ai compris qu’au moins une d’entre elles, Roxanne, gracieuse comme une ballerine, aurait un avenir intéressant ; et la chanteuse, Heather Thomas, saurait-elle faire quelque chose de sa chanson "All I Have is My Heart". 

C’est ainsi que j’ai su que du moment que j’ai vécu une sensation de joie à cause de la pièce, je devrais revenir au théâtre plus souvent. Non pas que le théâtre pouvait me rendre Winnipeg plus chaleureuse, car cela n’était pas probant d’un attachement possible, mais qu’une pièce avait la force magique de me restituer des souvenirs ; une certaine joie. Et que c’était important. Je restai dans cet état toute la soirée et par une étrange contagion, mon existence était, à mes yeux, atteinte de la même éternité que Cyrano de Bergerac, la pièce du XVIIe siècle, que j’avais lue une fois en français, et qui arrivait à me toucher, dite en anglais… à Winnipeg. Je m’étonnais et je souriais de mon étonnement, les jeunes actrices étaient des enfants, et moi j’étais pareille à un croyant devant les incroyants, ou quelqu’un qui croit à la vie éternelle devant des enfants qui sont oublieux de tout, sauf de leurs jeux. 

24/11/2011

le réveil

Lorsque je me suis réveillée, je n’ai pas immédiatement regardé le réveil. Je n’ai pas ouvert les yeux. Même la fenêtre fermée, j’ai entendu une ambulance qui s’éloignait vers le bout de la rue. Puis, tandis qu’elle était au bout de la rue, une autre ambulance ou le camion de pompiers s’approchait de ma maison. Tandis que la sirène de la première voiture s’éloignait, celle de la deuxième se rapprochait jusqu’au moment où elle était devant ma fenêtre et où, dans la rue vide, car à cette heure-là c'était désert, elle se détacha avec une intense sonorité.

J’ai compris alors que le matin était arrivé et que déjà, des gens partaient pour leur travail.

Le réveil a sonné six coups. J’ai ouvert les yeux. Il faisait une lumière gris pâle. Comme je suis nouvelle dans le quartier, je ne sais pas de quel côté le soleil se lève, mais ça doit être de l’autre côté du Collège Brown. A travers les fondations de ciment, il sortait de la lumière. C’était ni une couleur, ni du jour, c’était de la lumière qui s’étirait avec chaque minute qui passait. On aurait pu dire qu’elle était grise à travers les piliers gris de ciment armé. Tout le reste était dans l’ombre et même moi, j’étais dans l’ombre épaisse du fond de ma chambre, et je voyais le Collège Brown qui se détachait au loin, comme un écran. Je ne pouvais pas me rendormir, ni tenir les yeux fermés. Je regardais ce bâtiment d’une étonnante laideur, et tout en regardant, j’écoutais. Une voiture après l’autre dans la rue. Les voitures qui s’arrêtaient et repartaient martelaient le silence. Elles l’occupaient intégralement, elles occupaient intégralement l’espace sonore qui va de la Rue Portage jusqu’à l'Avenue Memorial. J’ai aussi entendu un bruit clair comme un renversement d’eau. C’était une bouteille qui se vidait. Il pleuvait. Pas une pluie forte, mais une pluie régulière qui commençait à prendre. J’ai pensé que les gens dans la rue marchaient sous la pluie. J’ai soulevé la tête sur l’oreiller pour regarder par la fenêtre. De cette manière, je pouvais entendre la pluie. C'était un très léger bruissement mou, plein. Bruissement, ce mot m'a rappelé le texte de Barthes : "Le bruissement de la langue"... et Proust, "Longtemps, je me suis couché de bonne heure". En même temps que j'écoutais, je regardais : c'était un bruissement mou plein de la lumière grise. Des voitures passaient toujours. 

23/11/2011

danser sa vie

En 1893, Mallarmé écrit dans « Considérations sur l’art du ballet et la Loïe Fuller » :

« Quand, au lever du rideau, dans une salle de gala ou tout local, apparaît ainsi qu’un flocon, d’où soufflé ? miraculeux, la Danseuse, le plancher évité par bonds ou que marquent les pointes, immédiatement, acquiert une virginité de site étranger, à tout au-delà, pas songé ; et que tel indiquera, bâtira, fleurira la d’abord isolante Figure. Le décor gît, futur, dans l’orchestre, latent trésor des imaginations ; pour en sortir, par éclats, selon la vue que dispense la représentante çà et là de l’idée à la rampe. Pas plus ! or cette transition de sonorités aux tissus (qu’y a-t-il, mieux à un voile ressemblant, que la Musique !) est, visiblement, ce qu’accomplit la Loïe Fuller, par instinct, avec ses crescendos étales, ses retraits de jupe ou d’elle, instituant le séjour. L’enchanteresse crée l’ambiance, la tire ainsi de soi et l’y rentre, succinctement ; l’exprime par un silence palpité de crêpes de Chine.


Selon ce sortilège et aussitôt va de la scène disparaître, comme dans ce cas une imbécillité, la plantation traditionnelle de stables ou opaques décors si en opposition avec la mobilité limpide chorégraphique. Châssis peints ou carton, toute cette intrusion, maintenant, au rancart; voici rendue au Ballet l’authentique atmosphère, ou rien, une bouffée sitôt éparse que sue, le temps d’une évocation d’endroit. La scène libre, au gré de la fiction, exhalée du jet d’un voile avec attitudes et le geste, devient le très pur résultat ». (p. 27-28)
Ces mots de Mallarmé, me semble-t-il, disent avec justesse le rythme du corps en mouvement et l'art de la performance, qui sont les trois axes de l’exposition « Danser sa vie », qui vient de s’ouvrir au Centre Pompidou… « une exposition sans précédent consacrée aux liens entre arts visuels et la danse des années 1900 jusqu’à aujourd’hui ».


dense serpentine, Loïe Fuller, enregistrée en 1896




16/11/2011

la vie, le texte

La vie comme texte, cet énoncé devient banal si je n’ajoute pas que c’est un texte à composer, pas à déchiffrer. Déjà le titre de l'anthologie d’Annie Ernaux « écrire la vie », me semble soulever un immense défi : comment une vie particulière, sa vie, pourrait-elle devenir la vie en général ? Comment penser ce transfert ? Par contre, chez Proust, il est évident que les frontières entre la vie et l’œuvre sont poreuses. La vie elle-même est le texte de son œuvre, parce que cette œuvre ne reflète pas simplement la vie ; elle se vit autant qu'elle se lit, de manière intense et bouleversante. S’il y a une doxa littéraire qui fait de la vie d’un écrivain la matière originelle de son œuvre, son renversement est aussi vrai : car l’œuvre peut donner de quoi vivre, peut prolonger une vie. Pensons encore à Proust.

Mais c’est d’autre chose que je voudrais parler ici : de la correspondance de Paul Celan et d’une étudiante autrichienne, Ingeborg Bachmann, échange de lettres commencé en 1948, et qui s’est prolongé pendant presque vingt ans. Le livre vient de paraître chez Seuil. Ce sont des lettres troublantes qui parlent de vie, de poésie et de philosophie ; du temps du coeur. Des lettres qui tentent de tisser une sorte de paroi contre l’horreur de l’histoire ; des mots qui disent aussi le besoin humain de s’adresser à une altérité, de transformer l’autre en idéal porteur. Et toujours à l’horizon l’espoir que les paroles auront le pouvoir de déjouer la fatalité, la détermination, et qu’un éclat d’inédit fera renverser « la cloche de détresse » sous laquelle Paul Celan s'est fait prisonnier.

Le livre fermé, me revient dans la mémoire le suicide du poète. Et là aussi, comment penser que « la pratique » de l’écriture, l’échange de lettres, l’amour qu’il croyait avoir envers un être presque idéal, soient devenus caducs face à la pulsion du vide ? Indicible saut ultime dans la mort (ou dans le « trop plein » de vie, dont parle Daniel Sibony). En filigrane, je crois tenter de poser cette autre question : à quoi peut-on s'accrocher quand les mots s'espacent, se trouent, ne tiennent plus ? 

14/11/2011

les mains négatives

Les mains négatives. Titre qui m’interroge : négatif des mains sur la pellicule photo ou empreinte sur le sable ? Les mains négatives (1978) c’est le titre du court métrage de Marguerite Duras qui pense l’immensité des choses à partir des peintures de mains trouvées dans les grottes magdaléniennes de l’Europe. Le contour de ces mains posées grandes ouvertes sur la pierre, était rempli de couleur ; du bleu et du noir, parfois du rouge ; « du bleu de l’eau, du noir de la nuit ». Aucune explication n’a été trouvée à cette pratique.

L’écrit de Duras va permettre d’imaginer une histoire à ces mains. Sa voix est mémorable. L’espace s’élargit. 
Pour un moment, je me sépare ce que je crois que je suis.



« Devant l’océan
sous la falaise
sur la paroi de granit

ces mains

ouvertes

Bleues
Et noires

Du bleu de l’eau
Du noir de la nuit

L’homme est venu seul dans la grotte
face à l’océan
Toutes les mains ont la même taille
il était seul

L’homme seul dans la grotte a regardé
dans le bruit
dans le bruit de la mer
l’immensité des choses

Et il a crié

Toi qui es nommée toi qui es douée d’identité je
t’aime

Ces mains
du bleu de l’eau
du noir du ciel

Plates

Posées écartelées sur le granit gris

Pour que quelqu’un les ait vues

Je suis celui qui appelle
Je suis celui qui appelait qui criait il y a trente
mille ans

Je t’aime

Je crie que je veux t’aimer, je t’aime

J’aimerai quiconque entendra que je crie

Sur la terre vide resteront ces mains sur la paroi de
granit face au fracas de l’océan

Insoutenable

Personne n’entendra plus

Ne verra

Trente mille ans
Ces mains-là, noires

La réfraction de la lumière sur la mer fait frémir
la paroi de la pierre

Je suis quelqu’un je suis celui qui appelait qui
criait dans cette lumière blanche

Le désir
le mot n’est pas encore inventé

Il a regardé l’immensité des choses dans le fracas
des vagues, l’immensité de sa force

et puis il a crié

Au-dessus de lui les forêts d’Europe,
sans fin

Il se tient au centre de la pierre
des couloirs
des voies de pierre
de toutes parts

Toi qui es nommée toi qui es douée d’identité je
t’aime d’un amour indéfini

Il fallait descendre la falaise
vaincre la peur
Le vent souffle du continent il repousse
l’océan
Les vagues luttent contre le vent
Elles avancent
ralenties par sa force
et patiemment parviennent
à la paroi

Tout s’écrase

Je t’aime plus loin que toi
J’aimerais quiconque entendra que je crie que je
t’aime

Trente mille ans

J’appelle

J’appelle celui qui me répondra

Je veux t’aimer je t’aime

Depuis trente mille ans je crie devant la mer le
Spectre blanc

Je suis celui qui criait qu’il t’aimait, toi ». (Les mains négatives)

12/11/2011

du factuel

L’histoire et la fiction sont deux modes d’expression de l’expérience vécue. Il y a aussi le récit journalistique qui vaut comme trace d’un événement et relève d’une évidente pulsion pour le vrai, pour le partage de ce qui est arrivé dans le « réel ». La photographie elle-même est une preuve du factuel : désir de saisir l’instant sous forme d’un sourire ou du vent qui souffle parmi les branches des arbres. Disons que la fiction tout comme le discours non-fictionnel peut s’asseoir sur un désir : désir d’imaginaire pour le récit fictionnel, et désir de fixer l’une des facettes de notre expérience au monde pour le texte factuel, qui entend décrire, analyser, témoigner, évaluer.. ou commémorer (le 11 novembre) des événements du vécu. L’imaginaire souvent s’y mêle ; il n’en reste pas moins que le désir du vrai peut être à l’origine de l’acte d’écriture au même titre que la pulsion fictionnelle. Il arrive que le vrai engage parfois le faux et libère un certain accès à la fabulation, la fantaisie.

Cet article du Globe and Mail d’hier, ‘Friends pitch in to secure posthumous doctorate for U of T colleague’, ne porte aucune trace de fabulation, la vérité étant trop poignante. Le récit à la mémoire de Sara Al-Bader, 34 ans, doctorante vers la fin de sa thèse à l’université de Toronto, morte en novembre 2010 dans un accident de l’autoroute, parle d’une existence qui s’arrête violemment. Et dans cette violence, une double vérité : celle de l’accident et celle de la solidarité qu’un tel événement peut faire surgir. Des collègues et des profs se sont réunis pour finaliser la recherche de Sara. Cette fille a eu son doctorat, même si la formule post-mortem est presque inimaginable. Le geste symbolique par lequel son travail s’inscrit dans la mémoire des proches et de ceux qui, de loin, pensent à ce qu’aurait été son existence si elle avait pris une autre route, a de lui-même son importance.

‘Sara Al-Bader was a passionnate student, an original thinker engrossed in African health innovation and brimming with promise until a car crash ended her life last November, halting years of study just as she looked ready to put it to use’. Que dire de plus sinon que la vie est fragile, tellement imprévisible. Dans Incidents, Barthes parle de la vie qui lui arrive sous la forme d’une écriture : à écrire et à déchiffrer. Comment ne pas imaginer que dans ce « décryptage », des tragédies du monde pourront peut-être s’accrocher aux mots, se déplacer, se transformer en autre chose ? « Je me mets dans la position de celui qui fait quelque chose, et non plus de celui qui parle sur quelque chose : je n’étudie pas un produit, j’endosse une production ; j’abolis le discours sur le discours ; le monde ne vient plus à moi sous la forme d’un objet ; mais sous celle d’une écriture, c’est-à-dire d’une pratique ; je passe à un autre type de savoir (celui de l’Amateur)…. », dit Barthes. C’est cet Amateur qui me paraît ici intéressant, car c'est lui qui peut faire basculer des choses : passer du savoir au vivre, de la course à l’acquisition des connaissances à la pensée, sauter de la posture de philosophe à celle d’acteur, joueur des possibilités multiples de la vie. Ainsi la mémoire tissée autour de Sara Al-Bader montre-t-elle que l’existence d’un être est mouvante, elle ne s’arrête pas dans l’accident ; son histoire, on la vit au moins autant qu’on l’imagine, comme un événement intense et troublant.

11/11/2011

incidents

Incidents : « mini-texts, plis, haïkus, notations, jeux de sens, tout ce qui tombe, comme une feuille ». C’est la définition que donne Roland Barthes à la mise en écriture de rencontres, de choses vues et entendues, de fragments qui auraient pu faire le tissage continu d’un récit ou d’un roman, mais qu’il préfère garder sous forme discontinue, mobile comme le plaisir du moment. Je le vois bien lorsque je pose la question : « qu’est-ce que ça veut dire ? » dans le quotidien. La réponse qui me revient est incertaine, surprenante, souvent incongrue. Cela tombe de biais sur les codes, c’est « un incident » ; une tranche de vécu dont le sens se prolonge si c'est écrit.

Cette page pourrait être lue à la lumière d’une tentative de mise en écrit des bribes de vécu, avec la conviction que la pratique de l’écriture tisse des phrases justes qui portent les traces d’une existence singulière, d’une ville, d’une époque éparpillée en poussière au jour le jour. Faudrait-il, après cela, ignorer qu’en écrivant ainsi, je pense par exemple à un écrivain qui m’intéresse, dont j’aimerais connaître le quotidien, les goûts et les humeurs ? Roland Barthes n’a pas reculé devant ce type d’écriture du fragment. Je le relis aujourd’hui avec la sensation que « l’écriture du quotidien » est intéressante et paradoxale dans le mélange même d’anodin et d’extraordinaire. Devant ces lignes : « Du train qu’il venait de quitter à une gare déserte (Asilah), je le vis courir sur la route, seul, sous la pluie, serrant la boîte de cigares vide qu’il m’avait demandée ‘pour mettre ses papiers’ », surgit l’impression palpable qu’il y a quelque chose de simple et d’humain qui lie les êtres : des gestes, des départs, des rencontres. Les limites du vécu et de sa mise en écrit se brouillent. Si la vie inspire une écriture, l’inverse est vrai aussi : l’écriture peut livrer des scènes de vie, banales et saisissantes.

Le 11 novembre 2010, j’avais écrit : « Dans l’avion, à côté de moi, une vielle dame française tricote un chandail de petite fille. Plus tard, quand elle s’endort, elle ronfle formidablement ; elle se réveille et continue son tricotage pendant l’atterrissage, absolument statique au milieu des mouvements de l’avion : personnage-statue ». Un an plus tard, cette image m'apparaît encore assez vivante du fait de cet écrit. Du bouquet des souvenirs flottants qui m’envahissent chaque jour, cette scène est « retenue » ; désormais connue par d’autres que moi. 

08/11/2011

attendre

Savoir que quelqu’un est malade, que quelqu’un subit une opération, que quelqu’un peut te suivre des yeux et attendre un mot – tout cela te pèse, t’angoisse, te blesse.

Voilà pourquoi on a tant parlé, tant écrit, tant donné l’alarme sur notre vie, sur notre monde que voir le soleil, les nuages, que sortir dans la rue, marcher sur des cailloux, regarder des gens sourire émeut comme une grâce. Un rêve réel qu’on voudrait faire durer. Un rêve qui est là, palpable.

Autre chose compte-t-elle maintenant ? Attendre peut-être, une nouvelle ou un nouvel écrit ; espérer comme Marguerite Duras que « il y aura une écriture du non-écrit. Une écriture brève, sans grammaire, une écriture de mots seuls. Des mots sans grammaire de soutien. Égarés. Là écrits. Et quittés aussitôt ». Elle va avoir 80 ans quand elle écrit ces lignes ; elle passe le témoin. 

07/11/2011

nuits

Il y a des nuits rouges, noires, blanches... et il y a les "nuits de france culture". La nuit du 6 au 7 novembre avec Le Clézio ; rétrospective radiophonique. 

Musique, souvenirs, émerveillement des découvertes et des voyages, la voix de Le Clézio traverse des continents, des âges, sans s'alourdir d'émotion. Il se raconte et nous raconte des bribes de vie et d'écriture.

On dit que les yeux sont les fenêtres de l'âme. La voix aussi surgit des profondeurs, et la radio est peut-être le médium idéal pour imaginer le regard de quelqu'un en l'écoutant parler. Émissions d'époques différentes sur Le Clézio, je me demande si à la télévision, elles auraient eu la même magie, un saisissant mystère. 

06/11/2011

aujourd'hui

Aujourd’hui je n’ose pas même me faire des reproches. Lancé en ce jour vide, ce reproche aurait un écho écœurant.

« Non, non et non ! », le dernier billet de blog d’Eric Chevillard, sonne comme un cri dans la nuit tamisée où on vient de passer à l’heure d’hiver au Canada.

Je voudrais continuer à décrire ce week-end-là, retarder. Faire le récit de ce récit, ce sera en finir avec le flou du vécu, comme si je me mettais à tirer une pellicule photo conservée dans un placard et jamais tirée. Plus que tout la réalité de la scène m’est attestée par une sorte d’hallucination corporelle, je me sens courir en cercles rapprochés autour de ma mère et de mon père, je sens la boue durcie de la rue qui ne sera asphaltée que dans les années quatre-vingt-dix, le talus, le grillage du portail, la lumière faiblissante, comme s’il fallait absorber tout le décor du monde pour supporter ce qui arrive. Je ne peux pas situer avec exactitude ce dimanche-là, mais je l’ai toujours situé en été. Il y a une semaine, en lisant le Journal de Pavese, j’ai découvert que celui-ci s’était suicidé dans une chambre d’hôtel à Turin le 27 août 1950. J’ai aussitôt pensé que août plus que novembre est le mois des morts. Je m’en éloigne d’année en année, mais c’est une illusion. Il n’y a pas de temps entre toi et moi. Il y a des mots qui n’ont jamais changé. Partir. Il me semblait que ce mot-là ne pouvais pas m’être appliqué d’après l’attachement que je ressentais envers mes parents. Fille unique, gâtée parce qu’unique, toujours première ou seconde en classe sans effort, je me sentais, en somme, le droit d’être ce que j’étais. Vingt ans après, je n’en finis pas de buter sur ce mot, d’essayer de démêler les significations par rapport à eux, à moi, alors que son sens, je ne pourrai le saisir qu’en l’écrivant. Ce film canadien, Down the Road Again me donne à voir que les scènes du vécu ne sont jamais finies, qu’on part chaque matin dès qu’on met le pied sur la terre. La réalité est affaire de mot, d’exclusions inclusions. Avec/Sans. Avant/Après. Ou/Et. Rester ou partir. Etre ou ne pas être. La vie ou la mort. 


04/11/2011

ce qu'aimer veut dire

« En vérité, la proximité la plus grande que j'ai eue fut avec Michel Foucault et mon père n'y était pour rien. Je l'ai connu six ans durant, jusqu'à sa mort, intensément, et j'ai vécu une petite année dans son appartement. Je vois aujourd'hui cette période comme celle qui a changé ma vie, l'embranchement par lequel j'ai quitté un destin qui m'amenait dans le précipice. Je suis reconnaissant dans le vague à Michel, je ne sais pas exactement de quoi, d'une vie meilleure. La reconnaissance est un sentiment trop doux à porter : il faut s'en débarrasser et un livre est le seul moyen honorable, le seul compromettant. Quelle que soit la valeur particulière de plusieurs protagonistes de mon histoire, c'est la même chose pour chacun dans toute civilisation : l'amour qu'un père fait peser sur son fils, le fils doit attendre que quelqu'un ait le pouvoir de le lui montrer autrement pour qu'il puisse enfin saisir en quoi il consistait. Il faut du temps pour comprendre ce qu'aimer veut dire ».

Ainsi écrit Mathieu Lindon dans le livre Ce qu’aimer veut dire (P.O.L). Que l’écrivain journaliste soit le fils d’un père connu et l’ami d’un penseur encore plus connu, et qu’il écrive une sorte de déclaration d’amour envers les deux hommes, cela nous surprend peut-être : depuis la Seconde Guerre mondiale au moins, la pensée française est assez souvent imprégnée par le manque d’enfantement : de Sartre et de Beauvoir à Barthes, Foucault, Althusser, ces maîtres à penser ont pensé mais n’ont pas procréé. Pas d’enfants qui disent leur reconnaissance envers des pères ou des êtres qui ont changé leurs vies, qui ont marqué leurs existences. C’est peut-être la raison pour laquelle entendre ce fils, Mathieu Lindon, parler du père, et de ce qui lui a été transmis du père et de l’ami du père, Michel Foucault, me semble assez extraordinaire. Ce fils était né dans cette famille-là, il était là, on pourrait dire « par hasard », il croisait ces gens-là, célèbres et intimidants : Deleuze, Bourdieu, Foucault, qui passaient dîner dans leur maison. C’était ainsi. Plus tard, quand il écrit le livre, ce fils reconnaît qu’il y a quelque chose de merveilleux qui se transmet aussi malgré les êtres : l’amour. Et il faut du temps pour comprendre cet amour qui change une vie pour toujours. Aussi simple que cela peut sonner quand c’est écrit à la fin d’un livre, c’est pourtant complexe et difficile à cerner quand il s’agit vraiment de l’écrire. Comment trouver le mot juste pour dire une intimité sans trop de retenue et sans tomber dans l’impudeur ?

Dans la vidéo, Mathieu Lindon explique comment cette aventure de l’écriture est arrivée pour lui.



31/10/2011

expo Chagall

« Je n’ai pas beaucoup aimé. Trop folklorique et religieux. Comment dire, j’ai préféré plutôt les Expressionnistes américains », me disait-il à la sortie de l’exposition Marc Chagall et l'avant-garde russe au Musée des beaux-arts de l’Ontario. Si je n’avais pas su qu’il était né à Toronto où il avait passé toute sa vie, à l'exception de quelques brefs séjours à Londres et à New York, sa réaction m’aurait surprise. Mais là, non ; je sais que A. est un homme de grande ville, avec un certain mépris pour la campagne et le provincial, cela tient à ses principes de artist and performer, comme il se décrit parfois pour rire et se vanter. Cette fois, sans rire, son « je n’ai pas aimé » me rassure dans une conviction toute simple : que nous percevons le monde et l’art à travers l’enfance qu’on a eue, à travers l’éducation qu’on a reçue, la formation qu’on a choisie ; que nous aimons ou détestons parce que ces lieux-là, ces visages-là, ces nourritures-là ne faisaient pas partie de notre géographie intime, réelle ou fantasmée. Il me donnait raison. Rires acceptés.

Sans qu’il le sache vraiment, A. me poussait à penser à ce que c'est une différence de point de vue, de sensibilité, de connaissance. C’est quoi la différence tout court ? – Comment as-tu trouvé ? – Intéressant. L’imaginaire de Chagall me touche, j’aime cet artiste, je l'aime surtout parce qu’il reste fidèle à ses origines, et il parvient à les représenter. Même quand il quitte sa petite ville natale de Vitebsk en Biélorussie, pour vivre six décennies en France, il ne trahit pas ses racines. Son lieu de naissance apparaît presque partout dans ses tableaux : les fêtes juives, le cimetière, la femme aimée, le juif errant… Chagall, je le reconnais par ses couleurs vives et sombres à la fois, par les scènes bibliques et ordinaires, par les portraits de paysans et saltimbanques que je trouve émouvants. Je ressens de la joie et de la mélancolie devant ses toiles : la joie de retrouver quelque chose du monde rural de mon enfance dans les Carpates, et la mélancolie de devoir accepter que ce monde-là existe désormais seulement dans l’art ; et comme aujourd'hui, dans des souvenirs qui m'apparaissent devant une toile…

J’aurais eu beau raconter qu’autrefois, la veille de la Toussaint, on allait fleurir les tombes de chrysanthèmes ; qu’à la tombée du soir, on se tenait silencieux pendant de longs moments devant une croix, comme si on attendait un rendez-vous avec les morts ; et qu’on marchait doucement pour ne pas déranger. Parfois c’était très triste et on pleurait, s’il y avait un mort récent. A. n’aurait pas pu entièrement comprendre. Dans son imaginaire de garçon juif de la grande ville, il n’y avait pas cela. Il n’aurait pas pu revoir comme moi les files interminables de voitures qui tournaient dans les quartiers où se trouvaient les cimetières, à la recherche d'une place où s’arrêter. Et des femmes, des hommes et des enfants avec des pots et des bouquets de chrysanthèmes surtout bordeaux et blancs ; et des bougies partout. Je me demande si ce serait pareil aujourd’hui… A. ne lit pas le français et ne s’intéresse pas vraiment à la littérature de langue française. Je sais qu’il ne lira jamais ce que Nancy Huston écrit dans Lettres parisiennes : Histoires d’exil. Quelque chose comme : deux êtres qui s’aiment ne pourront jamais partager tout et de façon complète, entière. Il restera toujours entre eux une part de secret inévitable du fait même que cet homme et cette femme n’ont pas passé l’enfance dans la même ville, au même pays ; qu’ils n’ont pas aimé et détesté la même école, qu’il n’ont pas joué avec les mêmes camarades de classe ; ni ri des mêmes histoires ou fredonné les mêmes chansons. Ces différences resteront  une sorte de jardin secret pour chacun ; le jardin à partir duquel ils pourront inventer des points de vue, de petites controverses et des événements de vie ; de quoi vivre et se sentir vivant. C’est un peu à ce jardin secret et indicible que j’ai pensé quand A. m’a dit : « Je n’ai pas aimé… ». Je n’ai pas trouvé les mots pour expliquer en anglais le fond de ma pensée. J’aurais juste voulu qu’il entende aujourd'hui une chose, et que ce soit moi qui la lui dise : que la différence existe et que nos existences sont différentes, et heureusement. Grâce à ces différences, on peut parler avec une certaine verve, et poursuivre cette conversation à la Foire de l’Art de Toronto

26/10/2011

passages

Ana recopie dans ses cahiers les passages qui la frappent le plus dans ses lectures. Elle a beaucoup appris. Elle a appris que certaines mères, dans les camps, lorsqu’elles étaient sûres que la chambre à gaz était pour le lendemain, tailladaient les veines de leurs filles pendant la nuit. Ana se tourne et se retourne dans son lit. Les seules nuits où elle s’endort facilement sont celles qu’elle passe dans le grand canapé-lit chez sa sœur avec ses oreillers dodus et son édredon en duvet d’oie. Ce serait le mois de janvier et la ville elle aussi serait drapée de duvet d’oie ; la ville elle aussi se tournerait et se retournerait sous sa blanche couverture.

- J’ai quelque chose à t’annoncer. Mon livre de nouvelles est finalement sorti. À quelle adresse te l’envoyer ? ...cette nouvelle remue un autre temps. L’homme qui parle au téléphone est quelqu’un d’instable et de bon. Il ressemble à un grand ours rassurant. L’autre, celui dont Ana a été une fois amoureuse a une épouse et plusieurs enfants. Ce jour-là, les plis du temps se livrent à une somptueuse bataille pour éveiller les souvenirs les plus poignants ; ensuite le silence descend doucement et Ana se régale d’un chocolat chaud ; à partir de ce jour-là, l’ours réconfortant est un personnage de fiction.

Ana se tourne vers son cahier. Une larme lui descend sur le visage lorsqu’elle lit ce passage d’Écorces de Didi-Huberman qui l'été dernier a revu Auschwitz-Birkenau. Il écrit : « J’ai posé trois petits bouts d’écorce sur une feuille de papier. J’ai regardé. J’ai regardé en pensant que regarder m’aiderait peut-être à lire quelque chose qui n’a jamais été écrit. J’ai regardé les trois petits lambeaux d’écorce comme les trois lettres d’une écriture d’avant tout alphabet. Ou, peut-être, comme le début d’une lettre à écrire, mais à qui ? Je m’aperçois que je les ai spontanément disposés sur le papier blanc dans le sens même où va ma langue écrite : chaque « lettre » commence à gauche, là où j’ai enfoncé mes ongles dans le tronc de l’arbre pour en arracher l’écorce. Puis elle se déploie vers la droite, comme un flux malheureux, un chemin brisé : ce déploiement strié, ce tissu de l’écorce qui se déchire trop tôt. Ce sont là trois lambeaux arrachés à un arbre, il y a quelques semaines, en Pologne. Trois lambeaux de temps. Mon temps lui-même en ses lambeaux : un morceau de mémoire, cette chose non écrite que je tente de lire ; un morceau de présent, là, sous mes yeux, sur la blanche page ; un morceau de désir, la lettre à écrire, mais à qui ? ». Comment s’endormir quand on se rappelle que les camps ont existé et que des arbres poussent encore sur ces lieux-là ?

24/10/2011

souvenirs

La saison avance imperturbable.
En une seule nuit, le vent déchaîné comme un violeur arrache toutes les feuilles à leurs branches.

Octobre s’en va en tirant sa révérence et novembre arrive dans un roulement de souvenirs. Souvenirs, c’est le thème de trois films sur Winnipeg réalisés par Paula Kelly et le Conseil des arts du Manitoba. Ce qui se passe dans ces vidéos n’est pas dicible. Il faut regarder, s’imprégner de l’ambiance de la Winnipeg de 1950 : une ville remplie de vie, d'espoir, des rues riantes, vibrant d’enthousiasme. Aujourd’hui, ce ne sont que des souvenirs. 

Cet après-midi limpide et froid, la sonnerie du téléphone retentit. C’est Marina. – ...Winnipeg, c’est comment ? – Encore ! Encore ! cette question. C’est triste, nostalgique, les façades en ruine, les bâtiments de la Chicago of the North ont l'air en pleurs. Personne à qui raconter l'histoire de leurs années de gloire. Qui les entendre ? Maintenant que j’ai vu cette Winnipeg heureuse d’après la Seconde guerre, maintenant que je sais que cette ville a pu être intéressante une fois, je serais peut-être moins triste. Winnipeg, plus que toute autre ville au Canada, me va ; elle rime avec mélancolie, elle parle autour de mon marasme. Ses phrases sont confuses et gluantes. – Quant est-ce que tout ça va s’arrêter ? Des gens disent que Winnipeg est en train d’être ressuscitée : les Jets, l'équipe locale de hockey, est de retour après 16 ans d'absence et de périples aux États-Unis. Ce n’est plus bien grave qu’on a détruit le bâtiment historique de la fameuse institution commerciale Eaton’s pour leur faire bâtir un lieu moderne où jouer. – Ne t’en fais pas, dit une voix lointaine. Vois plutôt ce que tu peux faire de tout cela.







22/10/2011

papier journal

Je glisse la masse imposante du Saturday Globe and Mail dans mon sac à main où il manque tout juste d’empêcher la fermeture Éclair de.. fermer. Je presse le pas. Ce dernier temps, j’ai tendance à marcher très vite. Au centre-ville de Winnipeg, je ne sais jamais qui est derrière moi.

Il fait beau. Les rues sont presque désertes. Assise sur un banc du jardin public, les yeux protégés de soleil, je sors le journal. Je m’y attendais : à part la chronique de Margaret Wente, souvent drôle – ‘a Canadian is someone who knows how to have sex in a canoe’, dit–elle sans s’exclure ; puis, une critique assez ennuyeuse du dernier livre de science-fiction de Margaret Atwood, et une publicité pour la Roche Bobois, pas grand-chose à lire. Mettons encore le dossier sur la tribu de douze enfants de Kadhafi. Je vois bien que le papier journal s’empile, et comme je reçois le Globe chaque jour de la semaine, cela commence à m’inquiéter. À Winnipeg, il y a des problèmes avec le recyclage. Simple : on recycle le moins au Canada. Je ne sais pas pourquoi, je l’ai appris hier de quelqu’un qui voulait s’assurer que je ne me mette pas à aimer cette ville.

Toujours à Winnipeg, je commence à comprendre qu’il me faut souvent un « plan B » : je me propose d’aller voir un ballet et je finis dans un Starbucks ; je pars travailler au bureau et je me retrouve au jardin public, et aujourd’hui, j’ai envie de lire le journal et je me vois obliger de feuilleter autre chose (obsédée du faire quelque chose). Je sors du sac une dizaine de pages froissées – je ne sais plus depuis quand je charriais ce tirage avec moi ; des extraits du livre O solitude de Catherine Millot. Là encore, rien d’intéressant, sinon un déferlement de mots pour dire le bonheur béat d’être seule pendant une croisière sur la Méditerranée. Et comme solitaire rime avec romantique et mélancolique, on relit Proust. Catherine Millot dit : « Pendant les heures de navigation, je relis À la recherche du temps perdu. Dans ce projet d’écrire sur la solitude, je voudrais dire le bonheur de vivre seule, lorsque la légèreté qui l’accompagne va jusqu’à l’effacement de soi dans la joie contemplative. Mais il m’est vite apparu que parler de la solitude n’irait pas sans évoquer sa face noire, celle qui prend le visage de la déréliction. La Recherche a toujours été pour moi le grand livre de l’amour indissociable de la détresse. Proust la fait toujours naître du sol qui se dérobe quand l’autre vient à manquer. Un retard, un ‘lapin’, un appel téléphonique sans réponse, et cet autre, presque indifférent lorsqu’on croyait pouvoir compter sur sa présence, devient l’objet d’un irrépressible besoin, puisque lui seul a désormais le pouvoir de calmer l’angoisse qu’il a fait naître ». J’ai compris que les mots de la psychanalyste se mêlent à la littérature et cela donne une recette d'« angoisse », « effacement de soi », « autre », « amour », « détresse », de quoi remplir une page de déjà-dit et de clichés....  - Mais s'il vous plaît. Je m’arrête là. - Mon sac ? Je cherche quand même un endroit où mettre tout ce papier à recycler.