31/10/2011

expo Chagall

« Je n’ai pas beaucoup aimé. Trop folklorique et religieux. Comment dire, j’ai préféré plutôt les Expressionnistes américains », me disait-il à la sortie de l’exposition Marc Chagall et l'avant-garde russe au Musée des beaux-arts de l’Ontario. Si je n’avais pas su qu’il était né à Toronto où il avait passé toute sa vie, à l'exception de quelques brefs séjours à Londres et à New York, sa réaction m’aurait surprise. Mais là, non ; je sais que A. est un homme de grande ville, avec un certain mépris pour la campagne et le provincial, cela tient à ses principes de artist and performer, comme il se décrit parfois pour rire et se vanter. Cette fois, sans rire, son « je n’ai pas aimé » me rassure dans une conviction toute simple : que nous percevons le monde et l’art à travers l’enfance qu’on a eue, à travers l’éducation qu’on a reçue, la formation qu’on a choisie ; que nous aimons ou détestons parce que ces lieux-là, ces visages-là, ces nourritures-là ne faisaient pas partie de notre géographie intime, réelle ou fantasmée. Il me donnait raison. Rires acceptés.

Sans qu’il le sache vraiment, A. me poussait à penser à ce que c'est une différence de point de vue, de sensibilité, de connaissance. C’est quoi la différence tout court ? – Comment as-tu trouvé ? – Intéressant. L’imaginaire de Chagall me touche, j’aime cet artiste, je l'aime surtout parce qu’il reste fidèle à ses origines, et il parvient à les représenter. Même quand il quitte sa petite ville natale de Vitebsk en Biélorussie, pour vivre six décennies en France, il ne trahit pas ses racines. Son lieu de naissance apparaît presque partout dans ses tableaux : les fêtes juives, le cimetière, la femme aimée, le juif errant… Chagall, je le reconnais par ses couleurs vives et sombres à la fois, par les scènes bibliques et ordinaires, par les portraits de paysans et saltimbanques que je trouve émouvants. Je ressens de la joie et de la mélancolie devant ses toiles : la joie de retrouver quelque chose du monde rural de mon enfance dans les Carpates, et la mélancolie de devoir accepter que ce monde-là existe désormais seulement dans l’art ; et comme aujourd'hui, dans des souvenirs qui m'apparaissent devant une toile…

J’aurais eu beau raconter qu’autrefois, la veille de la Toussaint, on allait fleurir les tombes de chrysanthèmes ; qu’à la tombée du soir, on se tenait silencieux pendant de longs moments devant une croix, comme si on attendait un rendez-vous avec les morts ; et qu’on marchait doucement pour ne pas déranger. Parfois c’était très triste et on pleurait, s’il y avait un mort récent. A. n’aurait pas pu entièrement comprendre. Dans son imaginaire de garçon juif de la grande ville, il n’y avait pas cela. Il n’aurait pas pu revoir comme moi les files interminables de voitures qui tournaient dans les quartiers où se trouvaient les cimetières, à la recherche d'une place où s’arrêter. Et des femmes, des hommes et des enfants avec des pots et des bouquets de chrysanthèmes surtout bordeaux et blancs ; et des bougies partout. Je me demande si ce serait pareil aujourd’hui… A. ne lit pas le français et ne s’intéresse pas vraiment à la littérature de langue française. Je sais qu’il ne lira jamais ce que Nancy Huston écrit dans Lettres parisiennes : Histoires d’exil. Quelque chose comme : deux êtres qui s’aiment ne pourront jamais partager tout et de façon complète, entière. Il restera toujours entre eux une part de secret inévitable du fait même que cet homme et cette femme n’ont pas passé l’enfance dans la même ville, au même pays ; qu’ils n’ont pas aimé et détesté la même école, qu’il n’ont pas joué avec les mêmes camarades de classe ; ni ri des mêmes histoires ou fredonné les mêmes chansons. Ces différences resteront  une sorte de jardin secret pour chacun ; le jardin à partir duquel ils pourront inventer des points de vue, de petites controverses et des événements de vie ; de quoi vivre et se sentir vivant. C’est un peu à ce jardin secret et indicible que j’ai pensé quand A. m’a dit : « Je n’ai pas aimé… ». Je n’ai pas trouvé les mots pour expliquer en anglais le fond de ma pensée. J’aurais juste voulu qu’il entende aujourd'hui une chose, et que ce soit moi qui la lui dise : que la différence existe et que nos existences sont différentes, et heureusement. Grâce à ces différences, on peut parler avec une certaine verve, et poursuivre cette conversation à la Foire de l’Art de Toronto

1 commentaire:

  1. Je n'ai fait que survoler votre blog, mais avec l'assurance d'y revenir, pour Chagall et Oda Jaune. A bientôt donc.

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