28/07/2014

28 juillet

L’air du temps me comble. J’aime les longues journées d’été qui se prolongent dans la soirée. Le jardin de Casa Loma, les bâtiments de Casa Loma n’ont jamais eu meilleure mine. Je n’en reviens pas d’avoir sous les yeux dans un espace assez restreint, un château et la nature presque sauvage. Inutile de chercher des raisons extraordinaires à ma promenade. Si je suis revenue ici c’est juste pour voir. Par curiosité, te dis-je. Par desœuvrement. Par nostalgie, sans doute. J’ai revu ma grand-mère qui m’a embrassée et m’a offert deux poires et du thé.

Pour le moment, je me rapproche de plus en plus des années quand je faisais mon doctorat dans cette ville. Toute la journée, je revois des étudiants marcher sur cette rue, entrer et sortir de Robarts Library, je marche moi aussi en pensant à celle qui il y a une dizaine d’années commençait une vie nouvelle ici. Moi étudiante. C’est à cause de Nina qui vient de terminer sa première année de doctorat, que je suis à la trace, un peu comme si en mettant les pas dans les siens, je retrouvais mes propres empreintes de ces années-là quand presque tout m'enthousiasmait. 




24/07/2014

24 juillet


J’éternue, je couvre ma bouche, j’éternue une deuxième fois. J’ai déjeuné avec Lou, mais seulement à quatre heures de l’après-midi. Elle voulait aller à Espresso sur Bloor Street West, au coin de Saint-Georges pour manger une salade de betteraves. Lou avait la joue enflée, elle se massait les tempes et n’a presque rien mangé. Elle m’a tendu le petit livre d’une trentaine de pages qu’elle lisait, Dreaming of Elsewhere: Observations on Home d’Esi Edugyan. C’était la conférence que Edugyan avait donnée au Centre de littérature canadienne à Edmonton, dans la série Henry Kreisel Memorial Lectures. Je me suis levée pour m’asseoir près d’elle et lui prendre la main. Elle avait une petite figure, l’air fatiguée. Puis, elle a rangé le livre dans son sac au milieu d’autres livres que j’ai aperçus sans demander qu’elle me laisser regarder. Elle ne sait pas que j’ai passé une partie de la nuit et de la matinée à gribouiller dans mon carnet et que j’étais claquée à cause de ça. À moins que ce ne soit que ces derniers jours, j’ai subi le contrecoup de la lecture du livre d’Yvon Rivard, Le siècle de Jeanne, où tout me rappelait que plus jamais plus ma mère ne me lirait Hansel et Gretel, ne me ferait pleurer en corrigeant mes fautes de français, ne me pousserait à apprendre par cœur les capitales du monde, ne partirait seule pour se détendre à la montagne, ne m’apporterait des pralines les jours où elle était de bonne humeur, ne ferait avec nous (mon père et moi) des pique-niques au parc, des dîners d’été dans le jardin avec des tartes alléchantes que je n’avais pas le droit de toucher avant l’arrivée des invités. Jamais plus mes parents ne vérifieraient mes devoirs de physique, n’appelleraient la prof d’anglais pour des cours particuliers, ne me souffleraient les vers d’un poème quand au spectacle de fin d’année scolaire, j’avais soudain un trou de mémoire. Jamais plus ils ne me diraient de ne pas me croire le centre du monde, d’ouvrir les yeux et de m’instruire, pour comprendre que je n’étais qu’un atome dans le cosmos. Jamais plus ils ne me vanteraient « que je suis sage » devant leurs amis quand nous serions à la campagne et qu’il n’aurait rien d’autre à faire que de faire semblant d’avoir une conversation un verre de vin entre les mains. Jamais plus, au mois d’août, nous ne ferions du vélo, nous ne…
 
 
La sonnerie du iPhone a coupé court à ma litanie. C’était une employée de Winnipeg Symphony Orchestra qui appelait pour me convaincre de renouveler l’adhésion pour l’an prochain… you can benefit of 30% discount if you renew before August 1… Je faisais Hmm ! Hmm… je ne voulais pas lui dire que je ne serais pas en ville pour la moitié de la saison, donc je n’étais pas intéressée. J’ai raccroché. J’ai les mains tellement gelées que j’ai envie de me faire un thé et d’entourer la tasse de mes paumes. Si tu avais été là, tu m’aurais déjà dit d’aller prendre un chandail. C’est bizarre, il fait 30 degrés dehors, et j’ai froid à l’intérieur, et l’air climatisé n’est même pas en marche. Soudain, le monde semble mis entre parenthèses, mes pensées décollent de la chambre glaciale, une sorte de rêve éveillé s’empare de moi, mon cœur se met à battre plus fort, et à l’instant, une grande fenêtre baignée de soleil s’ouvre dans le miroir - je te vois jogger pieds nus sur la plage tropicale presque déserte. 



18/07/2014

18 juillet


Après-midi creux de la mi-juillet au treizième étage de la bibliothèque de l’université de Toronto. Le front appuyé sur ma main gauche, les jambes en lotus sur la chaise, je lis By Grand Central Station I Sat Down and Wept, roman d’amour que l’écrivaine canadienne Patricia Smart a publié en 1945. Voilà plus d’un demi siècle que le livre est sorti, et la rencontre amoureuse dont il s’agit, semble la plus contemporaine, universelle. Une femme un homme, une journaliste un poète, une rencontre fulgurante des mots et des corps, un sourire pour ne garder de la mélancolie que la douceur. Je lis lentement les pages en anglais, c’est une langue dans laquelle je n’ai pas l’habitude de lire beaucoup, je me rappelle la merveilleuse rencontre à Seattle quand le regard tendre d’un homme merveilleux m’a soudain donné envie d’être là où j’étais, être là sans d’autre but que d’être qui j’étais sans que le désir de n’être que moi m’attriste et me transforme en glaçon ou en pierre. Je lis lentement donc, m’efforce de croire que, malgré tous les obstacles, je finirai moi aussi un jour par coucher sur papier un récit qui se tient ensemble – oui, moi Andrada Gligan alias Anka.

Le roman reflète à la fois le désespoir de Smart de ne plus être jeune et séduisante, et son refus obstiné d’endosser les vertus bien pensantes, approuvées par la société. Il dit, nonobstant les empiètements de la venue à la maturité, mais la narratrice exprime vouloir rester fidèle à ses folles ardeurs érotiques et poétiques jusqu’à ce que la mort vienne les disperser, elles aussi. Quand elle a écrit ce bref roman de quatre-vingt-dix pages, en 1944, Patricia Smart avait 31 ans, c’était pendant la guerre. J’étais loin d’être née, mais comme je suis aujourd’hui dans la trentaine, je sens « la force de l’âge » accrochée à moi avec toutes ses incertitudes et questions inachevées. Quand ma vie commencera-t-elle ? j’ai envie de demander. Est-ce pire de connaître la stabilité et de la perdre, comme Patricia Smart, ou comme moi, de ne jamais y goûter ?

Une voix de femme résonne dans le haut-parleur au treizième étage de la bibliothèque de l’Université de Toronto : the library will be closing in twenty minutes. Please bring all items to be checked out at the booths on the main floor. Je dois descendre. Il n’est pas loin de dix-huit heures ! Je n’aurai plus le temps d’arriver à temps à la classe de yoga, pis, j’ai oublié, je dois filer et retourner les deux DVDs prêtés à la bibliothèque Kelly !


Quand le silence se fait, j’allume la radio. Programme The Signal à la CBC Radio 2, voix attachante de Laurie Brown. Le visage de l’homme sur le point de me regarder tendrement me met le cœur au bord des lèvres. Quand je regarde le crépuscule éloigner l'arbre de ma fenêtre, c'est lui qui me fait sourire ; avec lui, je peux croiser mille vies.

17/07/2014

17 juillet

La rue est silencieuse elle aussi, silencieuse et monochrome comme le reste du monde. Les catastrophes sur la planète : les bombardements au Moyen-Orient, le crash du Boeing de la Malaysia Airlines en Ukraine, les pluies tropicales incessantes qui font avancer la mer des Caraïbes et réduisent les plages au Costa Rica – ces catastrophes se sont propagées sur les rues, les arbres, les maisons du centre-ville de Toronto, comme si tout dans le monde était connecté, relié par des fils invisibles, comme si les océans entre les continents n’existaient plus et ce qui arrivait à l’autre bout de la planète devenait soudain palpable ici, la ligne de violence qui filait ce matin dans l’espace se mêlait à toutes les autres, rejoignait les milliards et milliards d’autres lignes qui formaient la violence, l’hostilité planétaire, ce nuage de ruines et d’inquiétude, aussi loin que porte mon regard, mon imaginaire ; rien, ni éclat de couleur vive, jaune, rouge, vert pomme, ni touche de lumière un après-midi en juillet, ni chanson échappée d’une voiture arrêtée à l’intersection de Avenue et College – morceau d’un hit d’Adèle, dont on reprend le refrain heureux – ni odeur de café, saveur de glace à la rhubarbe ou à la fraise, rien, pas un enfant aux joues rouges courant après un ballon dans le parc du quartier, aucunes voix humaines se murmurant des mots amoureux, pas un seul être humain pris dans la continuité des jours, occupé par des choses simples du quotidien : rien ne vient balayer la tristesse de Lily, qui avance tel un automate, la démarche mécanique et l’allure floue. 

En ce jour étrange, elle se répète des mots à voix basse, ne sait pas d’où ils sortent, elle les dit tout en fixant le bout de ses sandales : un pas puis un autre un autre, puis elle traverse la rue et continue. En ce jour étrange, elle se dirige lentement vers ce café qu’elle sait tranquille à 15h, un abri qu’elle gagne à bout des forces. Elle chuchote ces mots en boucle. Comme une prière. Depuis combien de temps n’a-t-elle pas prononcé des vœux à haute voix ? Elle ne voudrait jamais s'arrêter de marcher.




15/07/2014

14 juillet


Je retournai donc rue Brunswick où Lily avait passé les dix derniers jours de sa vie avant d’être internée aux soins palliatifs d’un grand hôpital de Toronto. Les maux de tête qui la torturaient depuis 2009 allaient dégénérer en tumeur du cerveau. Malgré sa fatigue, elle se rendait chaque matin à l’école – école privée qu’elle avait fondée en 2000 – donner des cours, et ne se reposait pas sur la jeune professeure qu’elle formait afin qu’elle puisse la remplacer. Elle ne se ménageait pas, dormait peu, s’affairait de l’aube au soir, comme mue par un ressort : si elle se relâchait, elle perdrait toute sa résistance, si elle s’écoutait trop, elle s’écroulerait sous l’angoisse. Me voir passer lui dire hello la réjouissait, elle m’offrait une tasse de thé Earl grey selon la coutume anglaise qu’elle avait gardée en dépit des vingt-neuf ans passés au Canada. Lily se souciait de moi et me posait toujours des questions sur le travail, l’amour, la vie en général… alors qu’elle s’affaiblissait de jour en jour, les premiers symptômes de la tumeur maligne se déclenchaient. Elle voulait qu’un jour je commence à travailler avec elle à son école. Ainsi, je n’aurai plus à quitter Toronto pour aller enseigner dans une autre province, à Winnipeg. C’était le dernier été où Lily était encore assez vaillante pour faire des projets d’avenir. Elle cherchait des costumes pour une pièce de Strindberg, Le Pélican, qu’elle avait mise en scène avec les élèves de septième pour le spectacle de fin d’année scolaire. Je finissais ma deuxième année d’enseignement à l’Université de Winnipeg, j’arrivais à Toronto avec d’autant plus d’enthousiasme qu’une soupape m’était indispensable après huit mois dans une ville que je n’aimais pas. J’avais tant envie de retrouver des visages familiers. Début juillet, le diagnostic tomba : les cellules cancéreuses proliféraient. Après une première opération qui n’avait pas été une réussite, on lui prescrivit une chimiothérapie. Lily est morte le 14 juillet.


Pourquoi ces retours en arrière, docteur Sullivan ? Je m’adresse à vous comme si vous étiez en face de moi. Mais lorsque je serai dans votre cabinet, j’aurai peine à me livrer aux larmes quand bien cela me soulagerait. Les cendres de Lily ont été dispersées au jardin du souvenir au cimetière Saint Clair. Son heure avait sonné avant que je puisse lui lire Nadja ou Anna Karenina en français comme je lui avais promis. Là-haut, elle se verrait peut-être récompensée de ce qu’elle avait fait pour moi, si difficile à combler. J’aurai désormais à démêler seule la kyrielle de questions qu’on se posait ensemble sur les sentiments d'hostilité et de bienveillance de (et contre) l’immigrante qui choisit de vivre au Canada.


12/07/2014

12 juillet


Pourtant Toronto n’est plus Toronto sans toi. Un an demain depuis que tu n’es plus avec nous. Tes amis restés torontois s’en échappent à la première occasion pour pouvoir respirer... au cottage country, comme on dit. La chaleur étouffante de juillet fait fondre les trottoirs de Bloor Street. L’école qui porte désormais ton nom ferme deux mois pour les vacances d’été. Reste alors le large, la mer, le grand vent, les couleurs mouvantes du ciel avant l’orage, les bancs de Queen’s Park, là où se refugient des paumés sans racines, des corps errants à la recherche d’un nouveau commencement.

Dans la représentation que je me fais du quartier de l’Annexe dans le quotidien, malgré le calme et une certaine sérénité que donne la richesse des maisons victoriennes, rien, absolument rien ne peut calmer mon angoisse quand je marche sur Madison Street, ce lieu tant familier où je perds mon âme. Aucune poétique ne peut être rattachée à cette rue entre Bloor et Dupont, à ses façades que je connais par cœur, à ses arbres centenaires, à ses jardins à l’anglaise, aucun rêve sinon celui de la fuir à jamais.

Pauvre rue, pauvre souvenir qui continue à défiler gris sous la pluie… Pourrais-je jamais changer ton image ?