29/12/2011

diego et frida

Il est des livres qui nous révèlent à chaque lecture quelque chose d’inédit, de beau, de juste : une phrase, des histoires, des pensées qui font résonnance en nous longtemps. L'essai biographique Diego et Frida de Le Clézio en est un.

D’une plume de romancier, et pas de pur biographe, Le Clézio nous montre pourquoi l’histoire du couple Diego Rivera et Frida Kahlo est exemplaire, extra-ordinaire. Les aléas de l’existence, les mesquineries, les désillusions ne peuvent pas interrompre ce lien, non de dépendance, mais d’échange perpétuel, pareil au sang qui donne la vie au corps, pareil à l’air qu’on respire et qui nous maintient vivants. La relation de Diego et Frida est comme le Mexique lui-même, semblable au rythme des saisons, à la terre, aux contrastes des cultures et des climats. C’est un lien fait de souffrance et de cruauté, mais aussi de joie absolue et de nécessité. Frida représente le Mexique archaïque, une déesse indienne descendue parmi les hommes. L’amour ne peut être qu’une folie qui préserve de tout le mal du réel.

« J’aimerais pouvoir être celle que j’ai envie d’être », écrit Frida dans son Journal, « de l’autre côté du rideau de la folie. Je ferais des bouquets de fleurs toute la journée. Je peindrais la douleur, l’amour, la tendresse. Je me moquerais bien de la bêtise des autres, et tous diraient : pauvre folle.. Je construirais mon monde, et tant que je vivrais il serait en harmonie avec tous les autres mondes. (…) L’angoisse, la douleur et le plaisir et la mort ne sont qu’un seul et même moyen d’exister ». (246-47). Par la recherche de la vérité de soi, par une sorte de transe de la vie où se mêlent force et fragilité, Frieda relance chaque jour l’espoir (illusoire) de vivre en union avec le monde et avec Diego. C’est peut-être d’avoir saisi par des mots le désir inébranlable de s’accrocher à la peinture et à la vie, qui donne la force du texte leclézien, et qu’on perçoit à chaque lecture avec une certaine émotion. 

26/12/2011

le corps, la danse

« Nul ne sait ce que peut un corps », écrit Spinoza. Où commence où s’arrête un corps, les capacités d’un corps, en quoi mon identité se capture-t-elle dans cette enveloppe qu’on dit charnelle ? Prendre corps veut-il dire cet acte par lequel d’un corps que nous avons, nous ferions un corps que nous serions ? Prendre corps serait-il alors entrer dans son corps singulier comme on transmute l’avoir en être, l’objet en sujet ? Etre charnel est tout à la fois avoir, être et prendre corps…

Si marcher, respirer, croiser des gens sont autant de manières de prise de conscience du corps, danser  interroge les rapports entre le corps et l’art. Jusqu’où le corps en mouvement est-il humain, et où devient-il une œuvre d’art ? Dans la danse, on perd son corps dans une joie ou un vertige qui vous délivre et vous incarne, embodied  en anglais. Le film de Wim Wenders, Pina (2011) – pour Pina Bausch – donne à voir ce qui dans le corps est un tissu infiniment plus vaste que ce qui est perçu, palpable, visible. Les mouvements violents ou gracieux, la danse théâtre ou en pleine nature, tout semble faire signe à quelque chose de lointain, dans lequel l’humain a baigné ou a été baigné : amour, répulsion, attachement, dégoût. Passages entre dedans et dehors, les différents morceaux du film en 3D nous font vivre l’expérience inédite de la « naissance » d’un espace issu d’un corps dansant ; l’espace en devenir d’un danseur lui-même à venir, qui cherche des formes d’expression inattendues. La danse telle que l’a pensée et créée Pina Bausch dépasse le corps « réel », imaginé, rêvé, le corps affecté, blessé, le corps emporté dans la douleur, l’ivresse, la jouissance, pour faire jaillir le corps qui migre au-delà du corps, pour nous donner à contempler de la beauté ou du bouleversement par exemple.

Etre un corps, avoir un corps, c’est aussi s’assumer porteur d’une parole qui s’exprime par le corps. C’est un étrange risque que celui de « parler » avec le corps, donc de danser. Avec l’âge, on pardonne à son corps de n’être pas parfait, on se réconcilie parfois avec lui lorsqu’il commence à se déprendre de vous. Le film Pina fait écho aux tensions du corps et de l’esprit, donne à penser le corps qui vieillit tout en gardant sa singularité. Il s’agit de mettre en lumière des histoires et des mouvements que le spectateur est censé décrypter. Les corps des danseurs avec lesquels a travaillé Pina nous touchent, pas toujours par leur perfection, mais parce qu’ils donnent à voir ce qui ne peut se voir, ils offrent ce qui ne peut s’offrir, ils supposent un partage, délimitent un territoire au toucher, à la vue, qui d’habitude n’a pas de prise, pas d’étendue. J’ai ressenti l’effet d’un choc, d’une violence ; de la folie et de la joie extrême. Dans la fusion du connu et de l’inconnu, dans le mélange de ce qui est reconnaissable et de ce qui dissimule son sens, je crois avoir saisi la magie même du film de Wenders ; et aussi la singularité d’une chorégraphe d’exception, Pina Bausch.


23/12/2011

café de flore

Il n’est pas facile de dire adieux à ceux qu’on aime. Pour y parvenir, il faut parfois une vie, ou deux.

Entre le Paris des années 60 et le Montréal d’aujourd’hui, se déploie une histoire d’amour touchante, aux accents épiques, à la fois triste et lumineuse, mystérieuse et complexe, troublante et malgré tout, pleine d’espoir. Film teinté de fantastique, parfois baigné de nuances presque surnaturelles, Café de Flore n’a rien à voir avec le café historique de Sartre et Beauvoir sur Saint-Germain-des-Prés. Le film raconte les destins croisés de Jacqueline, une parisienne mère d’un enfant unique trisomique, d’Antoine, un DJ montréalais, ainsi que des femmes qu’il aime et qui l’entourent. Ce qui les relie, ces personnages : l’amour violent, imparfait et inachevé… tellement humain.

Histoire intéressante. 







20/12/2011

soudain, déjà

L’angoisse est le propre de l’homme, elle est une arme secrète sans quoi l’humanité se défait. Ceux qui ne connaissent pas l’angoisse sont-ils tout à fait humains ? L’exposition 2001-2011, Soudain, déjà, à l’École Supérieure des Beaux-Arts à Paris présente trente artistes diplômés en 2000, en les mettant en parallèle avec les grands événements de cette décennie, ce qui m’a fait poser cette question : quel rapport entre l'artiste et l'angoisse ? Au fond, il est impossible d’être artiste et de ne pas ressentir l'angoisse de l’écart entre ce qui s’est passé et les moyens de représentation. Dans la présente exposition, il ne s’agit pas de suivre seulement une ligne chronologique ou thématique, de représenter des événements, mais plutôt de laisser les artistes – certains connus, d’autres en devenir – venir insérer leurs travaux librement, interroger le contemporain, mesurer les chocs et les bouleversements, donner à penser, à sentir, à voir… Une génération est ainsi « placée » en son époque, le but étant peut-être d’interroger le monde par l’art, mais aussi l’art par le monde, et de donner ainsi des possibilités multiples d’interprétation, de regard, de ressenti.

Comme souvent dans une exposition, je m’interroge sur les limites de la perception ? Percevoir, est-il ressentir et voir tout à la fois ? Merleau-Ponty disait ainsi : « Dans le présent, dans la perception, mon être et ma perception ne font qu’un, non pas que mon être se réduise à la connaissance que j’en ai et soit clairement étalé devant moi, tout au contraire la perception est opaque, elle met en cause au-dessous de ce que je connais, mes champs sensoriels, mes complicités primitives avec le monde – mais parce qu’avoir conscience n’est ici rien d’autre qu’« être à… » et que ma conscience d’exister se confond avec le geste effectif « d’existence ». C’est en communicant avec le monde que nous communiquons avec nous-mêmes ; notre perception est bien plus vaste que ce que nous appelons le « je ». « Une perception élargie, telle est la finalité de l’art », écrit Deleuze.

Dans son bon livre Éloge du risque, Anne Dufourmantelle fait écho à Deleuze, lorsqu’elle parle de l’intuition en art, c’est-à-dire d’un savoir et d’une perception en avance de soi. Pour elle, « dans la création, il est tout le temps question de ce dispositif logé en avant de soi et qui nous informe, en quelque sorte à notre insu, et se dépose sur la toile, dans la partition ou sur la page avant même que notre conscience s’y attarde ; elle n’en prendra connaissance qu’à la relecture ». À la lumière de ces mots, voir une exposition est aussi s’apercevoir que nous sommes des chambres de résonnances dont on ne sait plus d’où viennent les voix, les sons, les couleurs ; à qui cela appartient, mais qu’on a fait nôtre. 

19/12/2011

entre deux mondes

La tristesse nous laisse entre deux mondes, ni indifférence ni désespoir, elle est une promenade au bord d’une rivière profonde, mais avec élégance, sans percevoir le danger, les yeux dans la fracture du ciel, la douceur du vent, le contour des nuages. La tristesse n’a pas d’épaisseur propre, par de frontière, elle délimite un espace intérieur flou, déraisonnable, où l’on reste au bord des larmes avec en même temps un étrange apaisement. La tristesse peut submerger, mais elle apaise aussi. Elle enveloppe le corps dans un tissu cotonneux d’étrangeté à soi-même, comme un chagrin d’amour dont on aurait subitement perdu le sens, mais pas la nostalgie.

À quoi sert-elle, la tristesse ? Ni crise de colère, ni soulagement, elle a une douceur qui inquiète ; elle est féconde, mais pas de manière organisée, stable. Elle a une force de déliaison subtile qui fait surface dans des pensées éparses, dans des sensations étranges, légèrement écœurantes. Quelque chose se transforme lentement en soi, une vision fulgurante, une pensée autre ; une fenêtre de ciel bleu  que l’on verrait se distinguer à l’horizon, puis disparaître. Un jour, on pourra transcrire cela sans peine, telle une évidence.

Dans la peinture d’Edvard Munch (1863-1944) – l’exposition L’œil moderne à Beaubourg – j’ai cru apercevoir cette « évidence » : la tristesse ; quelque chose de l’ordre d’une ligne de force qui espace le drame en paysage, en silhouette humaine, en autoportrait ; une tristesse qui dissémine la douleur en plusieurs points du corps et de l’âme. Devant les quelques reproductions de la toile Le Baiser, devant des autoportraits que Munch avait pris l’habitude de peindre chaque année vers la fin de sa vie, pour « observer » son vieillissement, comment ne pas noter que la touche de tristesse ne nous appartient pas ? Qu’elle est un espace plus vaste, qu’elle n’arrive pas tout à fait à fondre en nous. C’est cet écart, cet « entre-deux », qui nous attache à elle… Mais le moment où cela s’est dépris de vous, lui, il est insaisissable. Un jour, la tristesse vous a quitté, c’est tout. Et vous écrivez, vous peignez, vous aimez, vous vous endormez léger ; la tristesse vous aura laissé libre, mais différent.  

17/12/2011

envie(s)

« Non, je n’ai pas envie… », me dit-elle lorsqu’elle montait dans le taxi. Pas envie d’en parler. Elle préférait que la discussion sur Lacan reste suspendue, en queue de poisson, dans l’espoir peut-être qu’un jour, on allait la reprendre. En marchant jusqu’au boulevard, elle m’avait parlé des « règles » de la cure psychanalytique, et c’est là que nous avions eu des dissensions. Déjà, il me semblait que tutoyer des patients, comme elle le faisait parfois, était une manière de transgresser la règle de la distance analytique, et donc, je ne voyais plus pourquoi elle essayait de me faire croire que sa conception de la cure s’appuyait sur des règles assez strictes. Je savais qu’elle savait que je doutais de ses mots. On faisait semblant d’avoir une discussion, on était sous le même parapluie ; il pleuvait doucement, on bavardait.

Toujours en parlant avec elle, j’ai compris que le sens du mot « éthique » n’est pas le même en psychanalyse et en philosophie. Dans la psy, est éthique ce qui suit le désir, ce qui est conforme à lui. Dans les années cinquante, Lacan posait son principe éthique désormais célèbre : « Ne pas céder sur son désir ». Qu'est-ce que cela veut dire ? Entre autres, reconnaître qu’on n’a pas envie de faire telle ou telle chose, et ne pas en être coupable. Ce matin encore, j’y pense. Cette phrase est formidablement importante pour quelqu’un comme moi qui charrie partout une dose considérable de culpabilité reçue en héritage de ma famille de tradition chrétienne... Pour une fois, voilà, je me sens libre, légère, sans mauvaise conscience : les mots de quelqu'un m'autorisent à ne pas être coupable. 

Dans la culture aussi, il y a des anecdotes célèbres qui révèlent les sens et les limites du désir des uns et des autres ; leur plus ou moins de culpabilité. Je tombe sur un passage du livre d’Élisabeth Roudinesco, Lacan, envers et contre tout, où je lis qu’en 1948, lorsqu’elle rédigeait Le deuxième sexe, Simone de Beauvoir avait proposé à Lacan des entrevues pour discuter le sujet. La rencontre n’a jamais eu lieu, Lacan lui aurait répondu quelque chose comme… « je n’ai pas envie ». Certes, il n’a pas cédé sur son désir : la rencontre ne s'est pas produite. Élisabeth Roudinesco écrit : « J’ai pu établir que vers 1948, Simone de Beauvoir chercha à rencontrer Lacan. Elle lui téléphona et lui demanda des conseils sur la nature de traiter le sujet. Flatté, celui-ci répondit qu’il faudrait cinq ou six mois pour débrouiller la chose. N’ayant guère envie de consacrer autant de temps à la mise au point d’un ouvrage déjà fortement documenté, Beauvoir proposa quatre entrevues. Lacan refusa » (p. 102). Devant ces lignes, m’apparaissent deux questions : Le deuxième sexe, aurait-il été le même si les deux s’étaient rencontrés ? Ou encore : comment être créatif et inventer un au-delà du « ne pas céder sur son désir », quand ce désir bloque des rencontres ? Finalement, ce n’est pas mal, car une pensée qui se situe à contre-courant de ce que j’imagine habituellement, ne cesse de faire des vagues ; de creuser son chemin... plus loin.

15/12/2011

exposition sur la danse

La vue des toits de Paris du sixième étage du Centre Pompidou est saisissante, même si le ciel est gris, absent.



L’exposition « Danser sa vie. Art et danse de 1900 à nos jours » trace les temps forts d’une histoire inédite, un dialogue parfois fusionnel, parfois paradoxal, de la danse moderne et contemporaine et des arts visuels. Plus d’une dizaine de salles d’exposition et près de 400 œuvres bouleversent les sens et le regard. Une phrase de Nietzsche : « Et que l’on estime perdue toute journée où l’on n’aura pas au moins une fois dansé », semble convier le visiteur à mesurer l’importance que peut prendre la danse dans le quotidien. Marcher, regarder, penser, lire les descriptifs des œuvres, chaque geste me donne l’impression d’être immergée dans l’univers qui se déploie sous mes yeux. Le parcours est conçu selon trois axes thématiques : celui de la subjectivité qui s’exprime dans l’œuvre ; celui d’une histoire de l’abstraction du corps ; et celui de la performance, née avec les avant-gardes dada, qui s’est définie avec la danse au point de se confondre avec elle à partir des années 1960. Ce sont des histoires entremêlées, passionnantes, qui font rêver à un au-delà du corps et du mouvement tels qu'ils apparaissent dans des tableaux, photos ou vidéos.

Enfin, la visite illustre le postulat d’Isadora Duncan, énoncé au début du XXe siècle : « Mon art est précisément un effort pour exprimer en gestes et en mouvements la vérité de mon être. Dès le début, je n’ai fait que danser ma vie », disait-elle, en posant la force de la danse comme manifestation visible de la vie. Danses de soi, danses dans la nature ou abstraction de la danse, l’exposition donne à penser les sens de la beauté et du corps humain.

13/12/2011

au louvre

La soirée de clôture de l’exposition Le Clézio au Louvre, le 10 décembre, fut un émerveillement. J’ai assisté au troisième parcours intitulé « rumeurs du Louvre, rumeurs du monde » où Le Clézio a fait entendre des poèmes de son ami Jean Grosjean, avec lequel il avait fondé la collection « L’aube des peuples » chez Gallimard en 1990, où sont publiés les grands textes fondateurs des civilisations.

À un autre moment de la soirée, il s’agissait de parole et de chant. En parlant du musée comme d'un monde, Le Clézio se demande : « …si on n’entend plus la parole qui porte les œuvres, que ressent-on devant des couleurs, ces bas-reliefs, ces glyphes, ces corps de pierre ? » Cette parole, il faut alors la faire surgir, la réinventer, se penchant tout près de travaux, l’imaginer, la deviner. Danyèl Waro, « l’Insoumis » de la Réunion, est un des artistes auxquels Le Clézio a dédié son prix Nobel de Littérature ; conteur et chanteur, il habille l’espace du Louvre de ses mots aigus et remplis de passion, unissant dans un même élan mélodique la pensée, la parole et le geste. Sa musique n'est pas une fuite dans la transe, mais  recherche d’un message, d’un espoir que la voix tente de tracer.

Dans la salle de la Joconde, on nous propose un concert sous casques, une immersion sonore et poétique dans la langue de Le Clézio à partir de son poème en prose Vers les icebergs, inspiré de son admiration pour Henri Michaux. Ce dispositif de concert sous casques permet de véritables aventures perceptives – un inédit pour moi – une sorte de spatialisation mentale des sons, variations inattendues du grain de la voix et vertiges musicaux. Ce parcours de rencontres créatives et stimulantes avec « l’ailleurs » de l’œuvre leclézienne me donne la sensation presque palpable que l’altérité existe et que ses formes d’expression sont infinies. 



08/12/2011

un peu de Paris et d'ailleurs

De plus en plus, j’ai l’impression que l’image de Paris que je vois dans une exposition me fait regarder la ville autrement. Cet après-midi, l’exposition Sempé, un peu de Paris et d’ailleurs à l’Hôtel de Ville, m’a fait plaisir, parce que pour la première fois je découvrais un Sempé peintre de grands tableaux en aquarelle de Paris. Je suis sortie avec un sourire en me disant que ce qui est touchant chez cet artiste c’est son regard qui n’est jamais méchant ; il représente le banal et l’extraordinaire de la vie et nous rappelle que chaque événement, petit ou grand, peut avoir son importance. Sempé donne expression aux lieux connus de Paris et aux rues obscures, il passe par des thèmes universels comme le couple, les musiciens, le théâtre, les vacances, les voyages.. et fait des aquarelles de New York, parmi lesquelles certaines sont devenues des couvertures célèbres de New Yorker.

Les gens faisaient la queue pour entrer voir l'exposition. L’air doux de la journée et peut-être une sorte de nostalgie pour les plus âgés, leur avaient donné envie de rester. Au fond, me disais-je, les dessins de Sempé relient parents et enfants, car depuis 1950, l'imaginaire de cet artiste séduit un public de tous les âges, et pas seulement français. Les étudiants de Winnipeg auront-ils entendu parler de Sempé ? On verra…

Si la Tour Eiffel ou Le Café de Flore ont une aura poétique dans les dessins de Sempé, en « réalité », ils n’ont pas moins de charme, surtout en décembre, quand les lumières et les décorations donnent un air féerique à la ville. Chaque vitrine, chaque façade semble raconter une histoire. Il y a de la poésie qui flotte dans l’air, sans savoir si c’est la poésie des rues ou des passants ; ou bien, en passant le long des rues, je me fais l'illusion d'inventer une poésie. Me reviennent dans la mémoire ces mots d’Élie Wiesel dans son dernier livre, Cœur ouvert : « le corps n’est pas éternel… mais la mémoire lui survivra ». Je m'imagine soudain en janvier dans l'hiver froid de Winnipeg : le corps sera alors loin de ces rues, mais dans la mémoire, elles seront vives.

06/12/2011

séquences

Séquences d'une vie romanesque. Paris me donne souvent l'impression de vivre des scènes de roman. Longer le Luxembourg, lever les yeux et me retrouver devant cet homme grand, vêtu de noir, Patrick Modiano, peut m'arriver en peu de villes. Mais à Paris, la chance existe, comme il m'était arrivé une autre fois d'être assise pas très loin de Catherine Deneuve dans un café de la Place Saint-Sulpice. 

Ces instants, me dis-je, ne sont pas de simples hasards. Ils doivent tenir à quelque chose d'assez profond en moi, ce que j'appellerai faute d'autres mots : littérature et inconscient. Un croisement comme celui avec Modiano est plus qu'une fulgurance, il me rappelle que la vie ne cesse de nous surprendre ; vie et roman, roman et vie sont parfois naturellement complémentaires. 

J'ai eu cette même impression d'inattendu plaisant en m'arrêtant devant la vitrine du magasin Sonia Rykiel : soudain, les petits chats en peluche, noirs et blancs, m'ont apporté un peu de mon enfance. Je devais avoir huit ou neuf ans. La madeleine de Proust donc n'est pas seulement dans la saveur. Les yeux y sont entièrement, et tout un passé revient à la faveur d'une promenade qu'on se disait ...pour perdre du temps. 

03/12/2011

épisodes

On est mal sur une table ronde, les coudes ne se reposent pas et on ne peut pas les appuyer pour se reposer d’écrire, et quand on écrit ils sont dans le vide et si on ne s’aperçoit pas tout de suite, on se dit : « Je ne sais pas ce que j’ai, je suis fatiguée ». Et c’est à cause des coudes qui ne se reposent pas sur la table.

Et elle ajoute invariablement :
-       J’aime pas les macaronis.
Cette phrase, en apparence bénigne, gratuite, est destinée à son beau-fils qui est italien.
-       Faudrait voir ce que tu as à me reprocher, dit la fille.

« Nous ne lisons pas pour augmenter nos expériences, mais pour nous augmenter nous-mêmes, notait Walter Benjamin dans Enfance. Les enfants, eux tout particulièrement et tout le temps, lisent ainsi : en incorporant, non en s'identifiant. Leur lecture est dans un rapport très intime bien moins avec leur culture et leur connaissance du monde qu'avec leur croissance et leur puissance ». L’enfant se nourrit du livre pour grandir, l’adulte, par la lecture, s’identifie à un autre monde, « réel » ou fictionnel, mais la conséquence la plus saisissante de la rencontre avec le livre est le « grandissement » ; cette expansion du corps et de l’esprit. A la suite de ces mots, il est évident que les nourritures terrestres sont le complément parfait des nourritures spirituelles.