26/12/2011

le corps, la danse

« Nul ne sait ce que peut un corps », écrit Spinoza. Où commence où s’arrête un corps, les capacités d’un corps, en quoi mon identité se capture-t-elle dans cette enveloppe qu’on dit charnelle ? Prendre corps veut-il dire cet acte par lequel d’un corps que nous avons, nous ferions un corps que nous serions ? Prendre corps serait-il alors entrer dans son corps singulier comme on transmute l’avoir en être, l’objet en sujet ? Etre charnel est tout à la fois avoir, être et prendre corps…

Si marcher, respirer, croiser des gens sont autant de manières de prise de conscience du corps, danser  interroge les rapports entre le corps et l’art. Jusqu’où le corps en mouvement est-il humain, et où devient-il une œuvre d’art ? Dans la danse, on perd son corps dans une joie ou un vertige qui vous délivre et vous incarne, embodied  en anglais. Le film de Wim Wenders, Pina (2011) – pour Pina Bausch – donne à voir ce qui dans le corps est un tissu infiniment plus vaste que ce qui est perçu, palpable, visible. Les mouvements violents ou gracieux, la danse théâtre ou en pleine nature, tout semble faire signe à quelque chose de lointain, dans lequel l’humain a baigné ou a été baigné : amour, répulsion, attachement, dégoût. Passages entre dedans et dehors, les différents morceaux du film en 3D nous font vivre l’expérience inédite de la « naissance » d’un espace issu d’un corps dansant ; l’espace en devenir d’un danseur lui-même à venir, qui cherche des formes d’expression inattendues. La danse telle que l’a pensée et créée Pina Bausch dépasse le corps « réel », imaginé, rêvé, le corps affecté, blessé, le corps emporté dans la douleur, l’ivresse, la jouissance, pour faire jaillir le corps qui migre au-delà du corps, pour nous donner à contempler de la beauté ou du bouleversement par exemple.

Etre un corps, avoir un corps, c’est aussi s’assumer porteur d’une parole qui s’exprime par le corps. C’est un étrange risque que celui de « parler » avec le corps, donc de danser. Avec l’âge, on pardonne à son corps de n’être pas parfait, on se réconcilie parfois avec lui lorsqu’il commence à se déprendre de vous. Le film Pina fait écho aux tensions du corps et de l’esprit, donne à penser le corps qui vieillit tout en gardant sa singularité. Il s’agit de mettre en lumière des histoires et des mouvements que le spectateur est censé décrypter. Les corps des danseurs avec lesquels a travaillé Pina nous touchent, pas toujours par leur perfection, mais parce qu’ils donnent à voir ce qui ne peut se voir, ils offrent ce qui ne peut s’offrir, ils supposent un partage, délimitent un territoire au toucher, à la vue, qui d’habitude n’a pas de prise, pas d’étendue. J’ai ressenti l’effet d’un choc, d’une violence ; de la folie et de la joie extrême. Dans la fusion du connu et de l’inconnu, dans le mélange de ce qui est reconnaissable et de ce qui dissimule son sens, je crois avoir saisi la magie même du film de Wenders ; et aussi la singularité d’une chorégraphe d’exception, Pina Bausch.


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