17/12/2011

envie(s)

« Non, je n’ai pas envie… », me dit-elle lorsqu’elle montait dans le taxi. Pas envie d’en parler. Elle préférait que la discussion sur Lacan reste suspendue, en queue de poisson, dans l’espoir peut-être qu’un jour, on allait la reprendre. En marchant jusqu’au boulevard, elle m’avait parlé des « règles » de la cure psychanalytique, et c’est là que nous avions eu des dissensions. Déjà, il me semblait que tutoyer des patients, comme elle le faisait parfois, était une manière de transgresser la règle de la distance analytique, et donc, je ne voyais plus pourquoi elle essayait de me faire croire que sa conception de la cure s’appuyait sur des règles assez strictes. Je savais qu’elle savait que je doutais de ses mots. On faisait semblant d’avoir une discussion, on était sous le même parapluie ; il pleuvait doucement, on bavardait.

Toujours en parlant avec elle, j’ai compris que le sens du mot « éthique » n’est pas le même en psychanalyse et en philosophie. Dans la psy, est éthique ce qui suit le désir, ce qui est conforme à lui. Dans les années cinquante, Lacan posait son principe éthique désormais célèbre : « Ne pas céder sur son désir ». Qu'est-ce que cela veut dire ? Entre autres, reconnaître qu’on n’a pas envie de faire telle ou telle chose, et ne pas en être coupable. Ce matin encore, j’y pense. Cette phrase est formidablement importante pour quelqu’un comme moi qui charrie partout une dose considérable de culpabilité reçue en héritage de ma famille de tradition chrétienne... Pour une fois, voilà, je me sens libre, légère, sans mauvaise conscience : les mots de quelqu'un m'autorisent à ne pas être coupable. 

Dans la culture aussi, il y a des anecdotes célèbres qui révèlent les sens et les limites du désir des uns et des autres ; leur plus ou moins de culpabilité. Je tombe sur un passage du livre d’Élisabeth Roudinesco, Lacan, envers et contre tout, où je lis qu’en 1948, lorsqu’elle rédigeait Le deuxième sexe, Simone de Beauvoir avait proposé à Lacan des entrevues pour discuter le sujet. La rencontre n’a jamais eu lieu, Lacan lui aurait répondu quelque chose comme… « je n’ai pas envie ». Certes, il n’a pas cédé sur son désir : la rencontre ne s'est pas produite. Élisabeth Roudinesco écrit : « J’ai pu établir que vers 1948, Simone de Beauvoir chercha à rencontrer Lacan. Elle lui téléphona et lui demanda des conseils sur la nature de traiter le sujet. Flatté, celui-ci répondit qu’il faudrait cinq ou six mois pour débrouiller la chose. N’ayant guère envie de consacrer autant de temps à la mise au point d’un ouvrage déjà fortement documenté, Beauvoir proposa quatre entrevues. Lacan refusa » (p. 102). Devant ces lignes, m’apparaissent deux questions : Le deuxième sexe, aurait-il été le même si les deux s’étaient rencontrés ? Ou encore : comment être créatif et inventer un au-delà du « ne pas céder sur son désir », quand ce désir bloque des rencontres ? Finalement, ce n’est pas mal, car une pensée qui se situe à contre-courant de ce que j’imagine habituellement, ne cesse de faire des vagues ; de creuser son chemin... plus loin.

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