28/07/2011

28 Tours

Combien d’endroits différents peut-on visiter dans une journée ? La proximité des châteaux et des demeures d’écrivains en Val de Loire permet de passer par deux ou trois en un seul jour. Ainsi, sur la même route, il est possible de s’arrêter au château de Chinon (construit au Xe siècle, le plus ancien de la Vallée de la Loire), visiter la demeure où Rabelais a été né au XVe siècle – la Devinière –, et terminer la journée au Manoir de Saché où Balzac était reçu par M. de Margonne, une fois l’amant de Madame de Balzac, la mère de l’écrivain. Vers 1840, Balzac passait jusqu’à seize heures par jour à écrire à Saché, profitant du calme et de la beauté du paysage. Le Manoir fait le décor des textes connus comme Le Lys dans la vallée, Louis Lambert et Le Père Goriot.

« Penser, c’est voir », disait Balzac. 
La route de Chinon l’illustre par-delà les mots.

Le château de Chinon

Vues du Château de Chinon


Dans la cour de la Devinière, musée Rabelais

À la Devinière : expo Rabelais-botaniste

Vue de l'expo Rabelais-botaniste

Le Manoir de Saché


24/07/2011

24 Tours

On ne retrouve jamais les personnes comme on les avait quittées. J’ai souvent cette impression après une séparation. Enfant déjà, au retour des vacances, lorsque je retrouvais mes copines, je les trouvais changées. Il me fallait un temps pour qu’elles me redeviennent familières, un temps pour que je les reconnaisse et que je leur parle. Les vacances avaient comme effacé notre complicité.

Il arrive même qu’en peu de temps, des endroits nous deviennent familiers. J’avais cette impression hier quand je marchais sur la rue Nationale à Tours ; rue que j’avais traversée quelques dizaines de fois mais où je découvrais soudain un musée : le Musée du Compagnonnage. Combien de fois, j’y suis passée en ignorant cette vitrine en rouge et blanc ? Il m’a fallu un après-midi où tout était fermé pour l’observer et repasser le prochain jour pour une visite. Découverte intéressante des métiers du Compagnonnage : ceux du cuir, des métaux, de la pierre, du bois, de l’aliméntation… Chacun de ces métiers est évoqué par des chefs-d’œuvre, des outils, des pièces d’archives, des estampes, des tableaux peints…  Le décor donne ici à réfléchir en quoi « la main égale et rivale.. la pensée », comme disait Valéry.



22/07/2011

lucien freud

C'est dans "Le Monde" ce matin : Lucien Freud, le peintre britannique, est mort. 
Me reviennent à l'esprit des images de la dernière exposition qui lui était dédiée au Centre Pompidou l'été 2010, et la pensée qu'on parlera désormais du "peintre de la chair" en utilisant le passé.. 

20/07/2011

écrire

En écrivant, on s’arrête de temps en temps sur un beau passage qui est mieux réussi que tous les autres et au-delà duquel soudain on ne sait plus continuer. Quelque chose est allé de travers. C’est comme s’il y avait une réussite stérile ou mauvaise, et peut-être faut-il arriver précisément à se faire une idée de ce que signifie la bonne réussite.

Proust et ses « beaux passages » me laissent encore rêveuse. Le charme de la mer  imaginaire dans La Recherche correspond ce soir à la pluie bruine crachin qui tombe dehors. C’est un de ces moments exquis où les vapeurs de chaleur se mêlent à la mélancolie.

« La mer a le charme des choses qui ne se taisent pas la nuit, qui sont pour notre vie inquiète une permission de dormir, une promesse que tout ne va pas s'anéantir, comme la veilleuse des petits enfants qui se sentent moins seuls quand elle brille. Elle n'est pas séparée du ciel comme la terre, est toujours en harmonie avec ses couleurs, s'émeut de ses nuances les plus délicates. Elle rayonne sous le soleil et chaque soir semble mourir avec lui. Et quand il a disparu, elle continue à le regretter, à conserver un peu de son lumineux souvenir, en face de la terre uniformément sombre. C'est le moment de ses reflets mélancoliques et si doux qu'on sent son coeur se fondre en les regardant. Quand la nuit est presque venue et que le ciel est sombre sur la terre noircie, elle luit encore faiblement, on ne sait par quel mystère, par quelle brillante relique du jour enfouie sous les flots. Elle rafraîchit notre imagination parce qu'elle ne fait pas penser à la vie des hommes, mais elle réjouit notre âme, parce qu'elle est, comme elle, aspiration infinie et impuissante, élan sans cesse brisé de chutes, plainte éternelle et douce. Elle nous enchante ainsi comme la musique, qui ne porte pas comme le langage la trace des choses, qui ne nous dit rien des hommes, mais qui imite les mouvements de notre âme. Notre coeur en s'élançant avec leurs vagues, en retombant avec elles, oublie ainsi ses propres défaillances, et se console dans une harmonie intime entre sa tristesse et celle de la mer, qui confond sa destinée et celle des choses »

19/07/2011

19 Tours

Chenonceau. Le plus élégant des châteaux de la Loire : « château des Dames ». Trouver des mots pour dire ce qu’on a devant les yeux – comme cela peut être difficile. Mais lorsqu’ils viennent, ils frappent le réel à petits coups d’images jusqu’à ce qu’ils aient gravé des scènes, paysages, gestes ou personnages. Qu’avais-je su auparavant de ce majestueux château construit au XVIe siècle sur le Cher ? Auparavant, selon mes lectures, le donjon style Renaissance et les jardins « à la française » de Diane de Poitiers et de Catherine de Médecis, faisaient figure de lieux imaginaires, abstraits.

Mais quand on marche vers le château, le lieu apparaît soudain comme une présence, un logis rempli de vie. Il n’a pas l’aspect d’un monument sobre et désert, un musée que l’on visite et où on n’habite pas. Ce qui est saisissant dans les jardins et à l’intérieur, c’est cette impression fragrante d’être habité, animé ; on dirait une véritable demeure royale. Si Chambord touche par son air d’abandon, Chenonceau émeut par sa présence vivace, une plénitude palpable. Le parfum frais de roses et d’orchidées en vases immenses ajoute à l’ambiance festive. Impression qu’un bal ou une réception est sur le point de commencer pour Diane de Poitiers ou pour la reine Catherine. Très vite, je vois qu'il m'est assez difficile de m’arracher à ce manège de l’imagination pour revenir dans la réalité. Mais la pluie d’été avec ses éclairs y est pour quelque chose. 



17/07/2011

17 Tours

Le parking du Mont Saint-Michel est noir de monde. Et au large de la mer, c’est désert, la marée basse. Les nuages vont-ils se disperser ? Il est presque midi ; des voix et des langues différentes se perdent dans le vent. Et chaque son qui résonne aux pieds du mont transforme ce jour en un jour qui ne figure pas dans le calendrier. Avec chaque pas qui me rapproche du grand portail en pierre pour monter vers l’abbaye du XIIIe siècle située sur le sommet du rocher, j’ai l’impression de déplier les feuilles du temps. J’entre dans un espace sacré où chaque niveau me dévoile l’architecture d’un autre style, autre époque ; je contemple quelque chose de la grâce céleste sur terre.

L’homme consomme sa journée en vingt-quatre heures – l’histoire de ce rocher du Mont Saint-Michel aurait commencé en 708 lorsque Aubert, évêque d’Avranches éleva sur le Mont-Tombe un sanctuaire en l’honneur de l’Archange Saint-Michel. Très vite, le mont s’est transformé en lieu de pèlerinage important. C’est peut-être en mémoire de ce pèlerinage originel et pour que sa mémoire se maintienne vivante, que des pèlerinages et des visites ne cessent jamais. Enfants, jeunes, parents et grands-parents passent par les ruelles étroites dans l’espoir de toucher la graine d’un autre temps. Certains ramassent de petites pierres, d’autres des cartes postales ou des photos. Des générations et plus d'un millénaire d'histoire se rencontrent à travers le mont, se partagent une pensée et l'étendue vaste du ciel. En descendant, j’ai entendu beaucoup se faire le vœu d’y revenir un jour, comme si le mont lui-même appelait qu'on revienne.

**

Il y a des couleurs et des odeurs et une aura des villes. Ce qui distingue la ville de Saint-Malo des autres villes de la Bretagne, ce sont les remparts qui l’entourent et qui font qu’on parle de intra-muros. Marcher le long de ces murailles, c’est être ici et ailleurs, se laisser porter par le vent qui souffle l’air de mer et vous rapproche de la ligne de l’horizon, imaginer Chateaubriand sur l’île du Grand Bé où se repose sa tombe, ou Jacques Cartier qui est parti d’ici pour découvrir le nouveau monde. Ainsi Saint-Malo restera-t-elle pour moi une ville de l’entre-deux, ville terre et mer, mouvante et mouvementée comme les flots de la vie ; l’image même d’une découverte surprise dont on aurait envie qu’elle arrive plus souvent. 



Fregate à Saint-Malo ; derrière, la vieille ville, intra-muros

L'île de la grande Bé où se trouve la tombe de Chateaubriand

13/07/2011

13 Tours

Hier, au château royal de Chambord, j’ai eu beau imaginer le faste et l'animation de la cour de François Ier ou de Louis XIV, impossible de ne pas percevoir une certaine mélancolie, un air d'abandon qui semblait se dégager des façades et de l’immense domaine autour. Beauté irrépressible d'une architecture style Renaissance et gothique flamboyant, Chambord éblouit par sa sobriété froide. Sans avoir le velouté des demeures habitées tout au long de l'année, ce "relais de chasse" dont j'avais lu dans un livre d'histoire, m'est apparu mystérieux, enrobé d'une aura de secret qui appelle à être décrypté. Épatée, électrisée, j'étais devant le monument. Moins parce que je me trouvais là, à ce moment particulier de la journée, que par cette spectaculaire traversée des siècles, des familles royales, du vécu des rois et reines de France. Au fil des mots de la guide, je remontais le fil du temps avec toutes les portes et les fenêtres de sens qui s'ouvraient vers la lumière... 

Le jeune roi François Ier  n’a que vingt-cinq ans lorsqu’il lance en 1519 l’impressionnant chantier du château de Chambord. De fait, il ne séjourne dans ce lieu que 72 jours en 32 ans de règne. Il ne voit pas l’achèvement de son œuvre. À sa mort en 1547, seuls le donjon et l’aile royale sont terminés. Son fils, Henri II et Louis XIV, également passionnés de chasse, donneront à Chambord l’allure que nous lui connaissons aujourd’hui.

Ce qu’autrefois je prenais pour un projet lointain : visiter les châteaux de la Loire, se réalise et se transforme désormais en une histoire à raconter. Je m’évertue de la poser ici, comme si seuls les mots écrits avaient la force de retenir sa singularité. 




11/07/2011

entracte

Changer en joies présentes les douleurs passées est sans doute une des meilleures définitions qu’on puisse donner à l’écriture, à l’activité littéraire en tant que telle… Du reste, n’est-ce pas ce que je tente de faire ici – dans les billets de ce blog qui s'attachent à donner une forme sinon un sens au quotidien ? Quand je raconte un fait, un événement, plusieurs fois, j’entends : « tu devrais écrire cela », comme si, sous prétexte d’inscrire des joies, des drôleries ou des malheurs, celle ou celui qui les écrit n’avait pas vraiment à les vivre… à les subir.

A deux heures du matin en France, recevoir un appel d’une voisine de Toronto qui vous demande comment changer le cartouche de l’imprimante, en tout cas, ce réveil brusque donne un véritable sursaut : cette fille a du courage et de l’angoisse à revendre. Sa précipitation devient aussitôt une trame, sur laquelle je peux broder toutes sortes de variations.

En littérature, les élans, soucis, sursauts, vibrations deviennent des mots, et les mots donnent des histoires, des formes et des idées nouvelles. Songeons à George Sand qui semblait savoir que des ruptures avec Musset allait surgir un autre texte.. lettre, roman, nouvelle. Elle avait l'habitude de dire : « à nouveau désespérés, et à nouveau inspirés ».

Retour à la case de départ : entracte d’un dimanche d’été dans le jardin du Palais Royal à Paris. Comment ne pas vouloir qu’une telle journée de calme et de soleil se prolonge à jamais ? Ce moment demeure la preuve vivante, éclatante qu’il y a un lien intrinsèque entre écriture, sensualité, sérénité. 

Jardin du Palais Royal 

09/07/2011

9 Tours

Aujourd’hui marque la fin de la première semaine depuis que je suis avec des étudiants à Tours. Je viens d’apprendre pourquoi c’est un tournant : c’est après une semaine dans une ville nouvelle que chacun semble devenir « indépendant ». Cela veut dire qu’il ou elle commence à découvrir la ville sereinement – il y a tout lieu de l’espérer ; garçon ou fille, elle ou il prend l’habitude d’utiliser le français, part et revient sans panique.

C’est incroyable. Aussi incroyable que les premiers jours, cette aventure faisait peur à certains.

J’ai envie de réfléchir ici sur le native-foreign problem ; être d’ici ou d’ailleurs, parler français comme les Français ou avec accent… Le moment est tout indiqué pour le faire ; il me semble que si j’essaie d’y voir un peu plus clair, c’est pendant que je suis en France – donc, pas au Canada – que j’y arriverai.

Je le vois partout le native-foreign problem. Chaque fois que j’ouvre la bouche, je suis consciente d’appeler quelque chose de simple et banal : mon étrangeté, mon allure étrange, et la naissance conséquente d’une confusion sur « d’où je viens ». On continue de me parler en français et on part sur un discours positif sur le Canada, beau pays généreux accueillant chaleureux ; ou autre fois, on me prend pour une américaine ou russe ou allemande ou autre, et on se met à parler en anglais. A suivre !

Ceci sera donc mon sujet de réflexion. Journal de bord sur Tours, les Tourangeaux, la langue… – tant que je suis dans  la Touraine où dit-on se parle le français le plus pur – mais réflexion aussi sur « qui on est », sur l’identité, sur le pays natal et le pays de choix ; sur le pays rêvé, fantasmé – à savoir la France – et les liens possibles et impossibles entre toutes ces choses.

A vrai dire, il y a plusieurs manières distinctes de concevoir l’identité… la langue, le corps, le visage, les codes culturels, les goûts, les habitudes…
Les étudiants canadiens, asiatiques, indiens, sud américains... auront leurs histoires à ajouter à cette question.

08/07/2011

8 Tours

Il y a ceux qui partent ailleurs pour découvrir une langue, des monuments, des paysages. Changer de peau comme on change de tempo. Faire tout comme jamais, les promenades à dix et en flânant. La journée commence n’importe quand. Un parfum de liberté s’infiltre. On prend son temps avec délice.

Hier, c’était le château de Blois ; imaginer la vie des sept rois et dix reines de France du Moyen-Age jusqu’au XIXe siècle. Le lieu émane de la magie, de la grandeur où se déplient des pages d’histoire : festins, complots, assassinats. Marcher d’une pièce à  l’autre, du cabinet de Catherine de Médicis à la salle où fut assassiné le duc de Guise donne cette impression saillante que le passé éloigné se glisse dans le quotidien. C’est peut-être le mélange de distance historique et de proximité par la remémoration qui ne cesse de fasciner dans un château comme Blois. 

Château de Blois



06/07/2011

6 Tours

De quoi est fait le bonheur d’une journée ? D’abord d’un grand vent de liberté dont l’insouciance est peut-être de se promener flâner rêvasser. Disons promenade au bord de la Loire. Irréductible à cette rivière, la ville de Tours est tout un univers en mouvement. « Le promeneur est libre », comme dirait Hugo ; à sa liberté répond un monde d’impressions, de sensations, d’expériences, qu’il pourrait tisser, à sa guise, dans un poème.

Se promener au bord de la Loire, ce n’est pas seulement se balader, c’est plus encore, en effet, déplier une myriade de couleurs contrastées, odeurs, parfums et lumière. Penser l’écart entre marcher, penser, parler.
La Loire à Tours



04/07/2011

4 Tours

À vingt minutes en voiture de Tours, le château du Clos Lucé restitue le quotidien de Léonard de Vinci dans les trois dernières années de sa vie (1516 -1519). Les mots de l’artiste, sa table de travail, les meubles, les tableaux, le vaste jardin, tout est là pour rendre sa présence vivante. De quoi imaginer quelque chose de sa routine, ses promenades, sa vieillesse..





02/07/2011

2 Tours

Cette question, on se la pose parfois : qui suis-je dans une ville nouvelle ? Comment cette ville révèle de nouveaux plis de moi ? Chacun pourrait avoir une réponse à cette question simple. Dans un texte bref intitulé Douze France (1999), Nancy Huston, canadienne qui s’établit à Paris, dresse un portrait ludique et amoureux en douze tableaux d’elle-même à la rencontre du pays d’élection.

Marcher dans les rues de Tours me fait le même effet de révélation de quelque chose de neuf en moi, à quoi l’espace se rend présent. Qui suis-je donc sur ce continent, quelle Adina dans cette ville ? Aujourd’hui, je m’imagine en « curieuse », disons une curieuse touriste qui passe du temps à regarder des guides et des brochures. Après avoir feuilleté l’album Icônes de Tours, voyons pour cet après-midi le Musée des Beaux-Arts de Tours. Créé en 1801, installé dans l’ancien palais des archevêques à l’ombre de la Cathédrale Saint-Gatien, le musée abrite une riche collection de peintures du XVIIIe, ainsi que des œuvres modernes, du Moyen Age et de la Renaissance. Par une belle journée d’été, on imagine que les visiteurs ne se pressent pas à entrer dans le musée, préférant les magnifiques jardins à l’anglaise et à la française qui entourent le lieu. Curieux contraste entre l’animation de l’extérieur et le calme feutré de l’intérieur.

Etre curieuse, je me disais, c’est aussi cela : aller et vivre une expérience dont on a entendu parler ; dont on a lu. Activer une certaine énergie : l’envie, la passion d’y aller, de regarder, de se laisser porter par une densité de sensation, d’impressions. Etre donc curieuse pour donner du souffle à une journée, et la parer de l’intensité d’une présence forte, même déstabilisante.

..derrière, le musée de beaux-arts de Tours


le cèdre du Liban planté il y a plus de 200 ans
(jardin du musée)

01/07/2011

1 Tours

La cathédrale St. Gatien de Tours, commencée vers 1250, ne fut terminée qu'au 16ème siècle ; elle déploie toutes les facettes du gothique, une façade imposante et des vitraux impressionnats. Sous la plume de Balzac dans la nouvelle « L’Eglise » (1830), elle est un véritable personnage dont la grâce porte le narrateur du désespoir, au réveil, à l’éveil neuf à la vie.


« J’étais fatigué de vivre, et, si vous m’eussiez demandé raison de mon désespoir, il m’aurait été presque impossible d’en trouver la cause, tant mon âme était devenue molle et fluide. [...] L’eau jaune de la Loire, les peupliers décharnés de ses rives, tout me disait :
– Mourir aujourd’hui,– ou mourir demain!... Il faudra toujours mourir... – Et, alors...
 J’errais en pensant à un avenir douteux, à mes espérances déchues. En proie à ces idées funèbres, j’entrai machinalement dans la sombre cathédrale de Saint-Gatien, dont les tours grises m’apparaissaient alors comme des fantômes à travers la brume.
Je regardai sans enthousiasme cette forêt de colonnes assemblées dont les chapiteaux feuillus soutiennent des arcades légères!... Labyrinthe élégant!... Je marchais, insouciant, dans les nefs latérales qui se déroulaient devant moi comme des portiques sans fin... La lumière incertaine d’un jour d’automne permettait à peine de voir, en haut des voûtes, les clefs sculptées, les nervures délicates qui dessinaient si purement les angles de mille cintres gracieux... Les orgues étaient muettes. Le bruit seul de mes pas réveillait les graves échos cachés dans les chapelles noires.
Je m’assis auprès d’un des quatre piliers qui soutiennent la grande nef, près du chœur... De là, je pouvais saisir l’ensemble de ce monument... Je le contemplais sans y attacher aucune idée, presque sans le voir ; et c’était, pour ainsi dire, par l’effet mécanique de mes yeux que j’embrassais et le dédale imposant de tous les piliers, et les roses immenses, miraculeusement attachées, – comme des réseaux, – au-dessus des portes latérales ou du grand portail, et les galeries aériennes, riches d’ogives, garnies de petites colonnes menues qui séparaient les vitraux enchâssés par des arcs, par des trèfles ou par des fleurs, – espèce de filigrane en pierre..Du côté du chœur, le dôme de verre étincelait comme s’il était bâti de pierres précieuses habilement serties... À droite et à gauche, les deux nefs profondes formaient un contraste puissant, en opposant à cette voûte, tour à tour blanche et coloriée, l’ombre noire au sein de laquelle se dessinaient faiblement des arceaux hardiment élancés et les fûts indistincts de cent colonnes grisâtres..À force de regarder ces arcades merveilleuses, ces arabesques de marbre, ces festons, ces spirales, ces fantaisies sarrasines qui s’entrelaçaient les unes dans les autres, capricieusement éclairées, tour à tour sombres et brillantes, mes perceptions devinrent confuses; et je me trouvai, comme sur la limite des illusions et de la réalité, pris dans les pièges de l’optique et presque étourdi par la multitude des aspects. [...]
Puis, au sein de cette atmosphère vaporeuse qui rendit toutes les formes indistinctes, la dentelle des roses resplendit tout à coup. Chaque nervure, chaque arête sculptée, le moindre trait devint d’argent. Le soleil alluma des feux dans tous les vitraux dont les riches couleurs scintillèrent comme des étoiles. Les colonues s’agitèrent, et leurs chapiteaux s’ébranlèrent doucement. Un tremblement caressant disloqua l’édifice, et le frises se remuèrent avec de gracieuses précautions... Il y eut de gros piliers dont les mouvements furent graves [...]. Mais il y eut aussi de petites colonnes minces et droites qui se mirent à rire et à sauter, parées de leurs couronnes de trèfles... Quelques cintres pointus se heurtèrent avec les hautes fenêtres, longues et grêles [...]. La danse de ces arcades mitrées avec ces élégantes croisées ressemblait aux luttes d’un tournoi... Enfin, bientôt chaque pierre vibra dans l’église, mais sans changer de place. Les orgues parlèrent, et me firent entendre une harmonie divine à laquelle se mêlèrent des voix d’anges. Cette musique était accompagnée par la sourde basse-taille des cloches dont les tintements annonçaient que les deux tours colossales se balançaient aussi gravement sur leurs bases carrées..Ce sabbat étrange me semblait la chose du monde la plus naturelle [...]. Quelques encensoirs répandaient une odeur douce qui pénétrait jusqu’à mon âme et la réjouissait. Les cierges flamboyaient. Le lutrin, aussi gai qu’un chantre pris de vin, sautait comme un chapeau chinois !... À force de contempler ce merveilleux spectacle, je compris que la cathé- drale tournait sur elle-même avec tant de rapidité que chaque objet semblait y rester à sa place... Le Christ colossal, fixé sur l’autel, rayonnat et me souriait avec une malicieuse bienveillance qui me rendit craintif [...]. Il y avait de ravissantes figures de femmes qui souriaient dans toutes les frises, des enfants qui criaient et battaient des ailes en soutenant de grosses colonnes... Je me sentais soulevé par une puissance divine, j’étais plongé dans une joie infinie, dans une extase molle, douce; et, pour en prolonger la durée, j’aurais, je crois, donné ma vie, quand tout à coup, une voix criarde me dit à l’oreille :
– Réveille-toi, suis-moi!...»