09/10/2011

lettre au chien

Pendant ce temps-là, le mot « fable » au singulier s’était incrusté dans ma tête. Fable de qui, de quoi ? Un peu plus tard, m’est tombée dans les mains cette lettre au chien, écrite par Proust à Reynaldo Hahn en 1911 ; lettre unique en son genre, elle s'adresse au chien de Reynaldo. A l'époque, Proust a 39 ans et Hahn 36, leur amitié dure depuis 17 ans.

A Zadig, peu après le 3 novembre 1911
Mon cher Zadig,
Je t'aime beaucoup parce que tu as beauscoup de chasgrin et d'amour par même que moi; et tu ne pouvais pas trouver mieux dans le monde entier. Mais je ne suis pas jaloux qu'il est plus avec toi parce que c'est juste et que tu es plus malheureux et plus aimant. Voici comment je le sais mon genstil chouen. Quand j'étais petit et que j'avais du chagrin pour quitter Maman, ou pour partir en voyage, ou pour me coucher, ou pour une jeune fille que j'aimais, j'étais plus malheureux qu'aujourd'hui d'abord parce que comme toi je n'était pas libre comme je le suis aujourd'hui d'aller distraire mon chagrin et que je [me] renferm[ais] avec lui, mais aussi parce que j'étais attaché aussi dans ma tête où je n'avais aucune idée, aucun souvenir de lecture, aucun projet où m'échapper. Et tu es ainsi Zadig, tu n'as jamais fait lecture et tu n'as pas idée. Et tu dois être bien malheureux quand tu es triste.
Mais sache mon bon petit Zadig ceci, qu'une espèce de petit chouen que je suis dans ton genre, te dit et dit car il a été homme et toi pas. Cette intelligence ne nous sert qu'à remplacer ces impressions qui te font aimer et souffrir par des fac-similés affaiblis qui font moins de chagrin et donnent moins de tendresse. Dans les rares moments où je retrouve toute ma tendresse, toute ma souffrance, c'est que je n'ai plus senti d'après ces fausses idées, mais d'après quelque chose qui est semblable en toi et en moi mon petit chouen. Et cela me semble tellement supérieur au reste qu'il n'y a que quand je suis redevenu chien, un pauvre Zadig comme toi que je me mets à écrire et il n'y a que les livres écrits ainsi que j'aime.
Celui qui porte ton nom, mon vieux Zadig, n'est pas du tout comme cela. C'est une petite dispute entre ton Maître qui est aussi le mien et moi. Mais toi tu n'auras pas de querelles avec lui car tu ne penses pas. 
Cher Zadig nous sommes vieux et souffrants tous deux. Mais j'aimerais bien aller te faire souvent visite pour que tu me rapproches de ton petit maître au lieu de m'en séparer. Je t'embrasse de tout mon cœur et vais envoyer à ton ami Reynaldo ta petite rançon [.] /Ton ami /Buncht
Lettres de Proust à Reynaldo Hahn, préface d'Emmanuel Berl et de Philip Kolb, Gallimard, 1956.
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Et donc ? Je dirais que dans les chantiers de la création, on fait feu de tout bois : lettres à des chiens, à des amants, fables, anecdotes, tout œuvre à la transmission d’une expérience, et du langage comme expérience. 

1 commentaire:

  1. Juste un petit mot de passage pour saluer ce plaisant espace virtuel. Effectuant un mémoire de master en rapport avec le bildungsroman au féminin (et plus spécifiquement de l'accomplissement artistique), je me promenais au hasard des pages proposées par google, heureux hasard qui m'a offert la belle découverte par vous proposée des quelques vers d'Aurora Leight.
    Bien cordialement,
    C.

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