30/11/2011

la beauté

Son visage aux grands yeux verts contenait du temps, et du temps comme d’autres, de l’innocence et de la fraîcheur. Jusque là, je n’avais eu cette impression qu’en regardant le visage de certains hommes. Et, je le répète, certaines villes, certains paysages. La beauté de cette femme était vraiment très particulière, avait dû lui servir à acquérir une grande connaissance du monde. On la disait riche et c’était certain que la richesse devait être venue à elle comme les rivières à la mer. Mais de cela, j’en ai été sûre dès les premiers instants, elle avait été pauvre autrefois. Elle ne devait jamais l’avoir oublié. L’argent ne troublait en rien la vision qu’elle avait du monde. « Ma mère était française et mon père mennonite, disait-elle ; j'ai suivi l’école Notre-Dame-de-Lourdes, à une heure et demie de Winnipeg… ». Elle parlait de villages obscurs du Manitoba : Bruxelles, Hollande... comme si c'étaient de grandes villes ou des pays. Pourtant, une onde de mélancolie passait sur son visage, la même que lorsqu’elle se rappelait les années d’histoire de l’art à New York.

J’étais sûre qu’elle acceptait d’être riche avec une certaine douleur. La richesse l’avait obligée à une surveillance supérieure. Mais maintenant celle-ci lui était devenue naturelle, comme une double conscience, et donnait à tout son être une densité peu commune. Les gens nés dans l’argent, je l’avais remarqué, avaient tous quelque chose de commun : la négligence du détail, donc de la nuance. Tous m’avaient donné plus ou moins l’impression d’avoir commencé à mourir. Je me disais alors qu’un visage de paysan mort est moins mort qu’un visage d’homme riche vivant.

C’était une sorte de clairière que cette femme. Sa beauté n’était pas une beauté naturelle, elle devait s’être faite dans le temps et dans l’histoire. Tout le monde a une histoire, mais elle, à cause de sa beauté, elle devait en avoir une à part. C’était bien ça. Il se dégageait, non seulement de son visage, mais de son corps élancé, une sorte de paix éveillée, qui n’était pas essentiellement différente de la sérénité des femmes, mais qui rappelait celle des hommes d’intelligence et d’expérience. Elle s'appelle Ana, cette femme. 

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