12/11/2011

du factuel

L’histoire et la fiction sont deux modes d’expression de l’expérience vécue. Il y a aussi le récit journalistique qui vaut comme trace d’un événement et relève d’une évidente pulsion pour le vrai, pour le partage de ce qui est arrivé dans le « réel ». La photographie elle-même est une preuve du factuel : désir de saisir l’instant sous forme d’un sourire ou du vent qui souffle parmi les branches des arbres. Disons que la fiction tout comme le discours non-fictionnel peut s’asseoir sur un désir : désir d’imaginaire pour le récit fictionnel, et désir de fixer l’une des facettes de notre expérience au monde pour le texte factuel, qui entend décrire, analyser, témoigner, évaluer.. ou commémorer (le 11 novembre) des événements du vécu. L’imaginaire souvent s’y mêle ; il n’en reste pas moins que le désir du vrai peut être à l’origine de l’acte d’écriture au même titre que la pulsion fictionnelle. Il arrive que le vrai engage parfois le faux et libère un certain accès à la fabulation, la fantaisie.

Cet article du Globe and Mail d’hier, ‘Friends pitch in to secure posthumous doctorate for U of T colleague’, ne porte aucune trace de fabulation, la vérité étant trop poignante. Le récit à la mémoire de Sara Al-Bader, 34 ans, doctorante vers la fin de sa thèse à l’université de Toronto, morte en novembre 2010 dans un accident de l’autoroute, parle d’une existence qui s’arrête violemment. Et dans cette violence, une double vérité : celle de l’accident et celle de la solidarité qu’un tel événement peut faire surgir. Des collègues et des profs se sont réunis pour finaliser la recherche de Sara. Cette fille a eu son doctorat, même si la formule post-mortem est presque inimaginable. Le geste symbolique par lequel son travail s’inscrit dans la mémoire des proches et de ceux qui, de loin, pensent à ce qu’aurait été son existence si elle avait pris une autre route, a de lui-même son importance.

‘Sara Al-Bader was a passionnate student, an original thinker engrossed in African health innovation and brimming with promise until a car crash ended her life last November, halting years of study just as she looked ready to put it to use’. Que dire de plus sinon que la vie est fragile, tellement imprévisible. Dans Incidents, Barthes parle de la vie qui lui arrive sous la forme d’une écriture : à écrire et à déchiffrer. Comment ne pas imaginer que dans ce « décryptage », des tragédies du monde pourront peut-être s’accrocher aux mots, se déplacer, se transformer en autre chose ? « Je me mets dans la position de celui qui fait quelque chose, et non plus de celui qui parle sur quelque chose : je n’étudie pas un produit, j’endosse une production ; j’abolis le discours sur le discours ; le monde ne vient plus à moi sous la forme d’un objet ; mais sous celle d’une écriture, c’est-à-dire d’une pratique ; je passe à un autre type de savoir (celui de l’Amateur)…. », dit Barthes. C’est cet Amateur qui me paraît ici intéressant, car c'est lui qui peut faire basculer des choses : passer du savoir au vivre, de la course à l’acquisition des connaissances à la pensée, sauter de la posture de philosophe à celle d’acteur, joueur des possibilités multiples de la vie. Ainsi la mémoire tissée autour de Sara Al-Bader montre-t-elle que l’existence d’un être est mouvante, elle ne s’arrête pas dans l’accident ; son histoire, on la vit au moins autant qu’on l’imagine, comme un événement intense et troublant.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire