26/06/2010

... des livres, des voix


Peut-on imaginer, peut-on entendre des livres-voix qui vous somment de fermer les yeux, de lâcher les rênes de la raison, de vous laisser hypnotiser par une syntaxe singulière, par des sonorités, des rythmes ou des idées ? Ces jours-ci, la voix d’écrivaine de Nancy Huston me parle et je découvre avec elle, Le journal de la création (Seuil, 1990) : histoires célèbres, passionnantes, de vies de couples d’écrivains, comme celles de Scott et Zelda Fitzgerald, Sand et Musset, Sartre et Beauvoir ; moins connues ou méconnues, celles de Hans Bellmer et Unica Zürn, Sylvia Plath et Ted Hughes, Virginia et Leonard Woolf, Georges Bataille et Laure Peignot. Histoires où rôdent malheur, maladie, folie et suicide ; parcours qui donnent à penser les sens de la vie, de l’écriture. Dire, aimer, écrire, est-ce possible ? Comment ? Et à quel prix ?

 Nancy Huston

Solitude et solidarité sont des termes chers à Nancy Huston pour faire entendre la tension entre individu et différents groupes, cette tension même qui est génératrice d’histoires, car, on le sait : sans liens sociaux, sans extensions de l’individu dans le temps et l’espace, sans rapports familiaux en aval et en amont, il n’y a pas de récit possible. Autrement, il est bon de se rappeler que si l’écrivain se coupe de son enfance, de ses racines, de sa mémoire physique et onirique, ancestrale, il se prive de tous ses moyens artistiques. « Ce qui t’empêche d’écrire, c’est là le véritable sujet de ton écriture », disait Maria Tsvetaeva. Comment cela marche ou marcherait dans la vraie vie, dans la réalité… ? Sujet à réfléchir. Néanmoins, à ne pas oublier : qui dit réalité dit relations (familiales, entre autres), car ce sont elles qui nous forment et nous déforment, nous lient et délient. Vivre, écrire voudrait dire alors admettre la difficulté, le défi passionnant que représente l’omniprésence des autres en soi, et en dehors de soi.

Plus loin, la voix de Nancy Huston dans Âmes et corps. Textes choisis 1981-2003 (Actes Sud, 2004) me donne à entendre Marguerite Duras. C’est surtout le récit d’un rêve que Duras raconte dans Les yeux verts, que je trouve émouvant, porteur. Comment est-ce possible ? Façon de dire…

Dans ce rêve, c’est la mère morte qui permet à la fille d’écrire :

« On donnait Éden Cinéma au Théâtre d’Orsay. Et une nuit, après la fin des représentations, j’ai rêvé que je pénétrais dans une maison à colonnades, qu’il y avait là des vérandas intérieures, profondes, qui donnaient sur des jardins. En entrant dans cette maison, j’ai entendu les airs de Carlos d’Alessio, la valse de l’Éden Cinéma et je me suis dit : tiens, Carlos est là, il joue. Et je l’ai appelé. Personne n’a répondu. Et de l’endroit d’où venait la musique ma mère est sortie. Elle était déjà prise par la mort, elle était putréfiée déjà, son visage était plein de trous, verdâtre, déjà. « C’était moi qui jouais ». Je lui ai dit. « Mais comment est-ce possible ? Tu était morte ». Elle m’a dit : « Je te l’ai fait croire pour te permettre d’écrire tout ça ». (Les yeux verts, 1987)

Comment est-ce possible, donc, l’écriture ? Qui l’autorise ? Et qui l’empêche ?
 Romain Gary
Dans Pour Sganarelle (1965), Romain Gary pose les choses avec simplicité : l’art ne surgit pas de « il faut », de « nous avons une tâche » ; un roman ne doit pas être ni de « l’art pour l’art » ni « engagé », il doit être bon, et pour être bon il doit faire exister un monde qui, le temps de la lecture, emporte totalement le lecteur, et son adhésion avec.

Écrire c’est un événement, au sens de Daniel Sibony, un acte symbolique par lequel se lance une « demande à l’être qui nous porte et nous traverse : fais que ce soit tenable » (Création, 2005) ; et à la fois, écrire « c’est une offrande de vie, consistante et intense, au-delà d’une réplique à la mort » (DS 12).

Ainsi donc, vie et mort, dicible et indicible, l’écriture-événement les fomente, les ourdit dans ses mailles.

« Ce dont on ne peut pas parler, il faut l’écrire », les mots de l'écrivain Philippe Forest en disent long sur ce qu'il nomme une « poétique du deuil », sorte de témoignage impossible, appel à poursuivre la mémoire mélancolique des disparus. Dans un magnifique essai qui vient de paraître chez Cécile Defaut, intitulé Le Roman infanticide, l'auteur fait entendre la voix de trois nécromanciers, Dostoïevski, Faulkner et Camus, rappelant que, chez tous trois, l'expérience de la douleur fut à l'origine de l'œuvre. Le 16 mai 1878, Dostoïevski perdit son fils, Alexeï, âgé de trois ans, puis écrivit Les Frères Karamazov. Le 16 janvier 1931, quelques jours après sa naissance, est mort le premier-né de Faulkner, et l'on dit que c'est de ce chagrin que sortit Lumière d'août. Si Camus, pour sa part, ne connut pas un tel malheur, « il fut lui-même cet enfant donné pour mort dont le fantôme fait retour dans chacun de ses récits ». A travers ces romanciers, c'est aussi un autoportrait oblique que livre Forest, dont toute l'oeuvre littéraire creuse cette énigme du deuil.

Des deuils, des voix, avec ou par les livres, on les entend, on tente de leur faire place, de leur donner du sens…

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