Les villes, comme la vie, ont leurs secrets. À Montréal pour quelques jours lors d’un colloque, je me sentais portée par un certain mystère, j’y découvrais pour la première fois une ambiance nouvelle, quelque chose d’informulé, d’émouvant et d’étrangement troublant. Montréal, dans son mystère, m’envoyait des signes familiers : la lumière sur des façades, la langue des passants, le va-et-vient des grandes avenues, ou encore des terrasses souriantes, des librairies accueillantes, surtout celle qui s’appelle Olivieri, des cinémas d’auteur… Montréal donc me révélait étrangement un peu des villes de mon enfance, de mon adolescence : Cluj, Budapest, Brasov, plus tard, Paris. Dans des élans d’imagination, au creux des souvenirs, je me trouvais loin et proche de ce lieu qu’on nomme chez soi. Je ne pouvais guère me douter que je venais de ressentir l’étreinte d’une promesse : que le temps, l’espace, des voix, des regards, étaient en moi… Oui, j’ai reconnu : un bout de la vérité de la Recherche de Proust était là, m’apparaissait avec évidence. Comment ? Pourquoi ?
Un autre jour, sur Bloor Street à Toronto, j’ai cru comprendre d’autres secrets sur les villes et les hommes, et cette banalité : chaque ville est unique, il ne vaut pas la peine de comparer (Montréal et Toronto), me fit mieux accepter que ce qui compte après tout est le merveilleux. Chaque ville son merveilleux, tant qu’on ne cesse d’être émerveillé par le nom d’une rue, d’un bâtiment, l’odeur d’un quartier, l’affiche d’un spectacle. Un autre jour encore, à la bibliothèque, je suis tombée sur un joli passage où Romain Gary adulte fait part de son désir de merveilleux lors de ses différentes errances :
« Je n’ai jamais cessé d’être hanté par le pressentiment d’un secret merveilleux et j’ai toujours marché sur la terre avec l’impression de passer à côté d’un trésor enfoui. Lorsque j’erre parfois sur les collines de San Francisco, Nob Hill, Russian Hill, Telegraph Hill, peu de gens soupçonnent que ce monsieur aux cheveux grisonnants est à la recherche d’un Sésame, ouvre-toi, que son sourire désabusé cache la nostalgie du maître-mot, qu’il croit au mystère, à un sens caché, à une formule, à une clé ; je fouille longuement le ciel et la terre, j’interroge, j’appelle et j’attends. Je sais naturellement dissimuler tout cela sous un air courtois et distant : je suis devenu prudent, je feins l’adulte, mais, secrètement, je guette toujours le scarabée d’or, et j’attends qu’un oiseau se pose sur mon épaule, pour me parler d’une voix humaine et me révéler enfin le pourquoi et le comment ». (La promesse de l’aube, 1960, p. 114)
Posons alors ceci : la littérature nous est précieuse quand elle s'avère capable de penser les réalités les plus contradictoires, et capable de contradictions indépassables, c'est-à-dire toutes celles que la logique ne peut pas penser. L'enjeu de la littérature ne serait donc pas de résoudre ces paradoxes en finissant par faire disparaître l'écriture derrière sa fin, mais de les écrire dans leurs mouvements vivants : fracas, heurt, explosion, délire, équilibre précaire, ligne de faille, négociation, solitude, reprise.
Et plus un écrivain serait grand, plus il serait capable de penser le plus grand nombre de contradictions possibles du plus grand nombre de manières possibles. On pourrait le montrer facilement avec Proust : il veut penser le temps, le retrouver, et en même temps l'abolir, penser plutôt l'espace, toute sa vie comme un vaste labyrinthe immobile, éternel ; il s'attache aux sensations et à la mémoire involontaires, seules vérités dignes d'être retrouvées, et ne s'attache qu'à l'idée, à l'essence - essence de Combray, essence de l'amour, essence du faubourg Saint-Germain ; il cherche des télescopes pour penser les lois objectives des mondes sociaux, amoureux, sensibles, artistiques, et il ne pense qu'à son salut - comment se mettre enfin au travail, où trouver la « vraie vie », ... promesse de la pensée souple et de la plume vive.
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