Je prends conscience aujourd’hui encore de l’étrangeté à laquelle je me suis confrontée à mon arrivée sur le continent américain ; je cherche une communauté, je ne me sens pas de famille. Comment, où me situer ? Il me semble que parfois ma seule terre est l’école, le livre, l’envie d’écrire…
En 2000 – j’étais en Europe à l’époque – j’ai commencé à réfléchir à un sujet de thèse de doctorat, « exil et étrangeté chez Le Clézio ». Je me vois encore dans des bibliothèques universitaires lire, prendre des notes, chercher, rencontrer des profs et en parler. Souvent, je trouvais difficile – déroutant, intriguant – de ne coïncider aucunement avec l’identité divisée de l’écrivain que je tentais d'étudier. Je parlais d’exil et moi, j’étais bien installée en terre natale, dans une ville avec une population assez homogène, entourée de parents, d'amis ; pas de trace d’exil dans mon existence, ou au moins, je ne m’en apercevais pas. En plus, dans mon élan de jeunesse – je venais d’avoir le diplôme de maîtrise – j’étais convaincue que les études théoriques, les lectures en vrac me mèneraient loin, me donneraient les moyens pour décrypter l’étrangeté, le sentiment d’exil, et la littérature semblait la porte d’entrée. L’encouragement des profs qui voyaient en Le Clézio de la nouveauté, l'envie de découvrir l'univers de cet écrivain, voici des raisons qui me poussaient dans ce projet. Je fonçais.
Aujourd’hui, des choses ont changé ; moi, j’ai changé. D’abord, je me dis qu’il m’est impossible d’avancer dans une réflexion si cela ne passe pas par le corps, si mon existence n’illumine tant soit peu cette expérience de pensée et d’écriture. Me mettre à l’abri des théories, prêter des mots ça et là tout simplement, n’est plus possible. Autrefois, oui, je crois que je me protégeais ; je n’avais pas le courage d’aller au fond des choses. Et la psychanalyse n’était pas là non plus pour me donner à comprendre qu’il existe aussi des résistances, des complaisances. J’étais sur la vague, je nageais dans la langue maternelle, toutes les certitudes étaient à portée de main ; pas trop de questions ni de questionnement...
Aujourd’hui encore, le courage d’autrefois, la naïveté et l’ignorance me font un peu rougir. Car mon existence présente, à Toronto – une des villes les plus cosmopolites du monde – me donne à sentir au jour le jour cette coexistence inconfortable d’au moins deux langues, de deux ou trois façons d’être ; je vis l’effort de traverser plusieurs cultures et celui de soutenir une conversation comme si de rien n’était, comme si c’était naturel. C’est peut-être ce va et vient qui me rappelle sans cesse que je suis vivante ; c’est cocasse ! Je rêve dans une langue, je lis dans une autre et fais des courses dans une troisième. Ces langues ne veulent pas se réunir ; elles ne veulent pas forcement se serrer la main, se parler entre elles ; elles revendiquent toute l’ambiguïté de leur situation. Et voilà mon exil volontaire à fleur de peau ; je me dis que cette nouvelle existence m’autorise désormais à parler avec plus de vérité de l’exil et de l’étrangeté littéraires. Ainsi est-il que je comprends mieux Le Clézio qui dit « mon seul pays natal est la langue française ». Une langue donc, pas une terre. Pour lui, la langue maternelle – son choix à lui, car bilingue, il aurait pu préférer tout aussi bien l’anglais. Et moi, pour ma part, je commence à croire fort à une longue et amoureuse pratique d’une langue étrangère ; le français que je parle comme je parle, c’est-à-dire imparfaitement, avec de petites fautes et un léger accent, le français qui m’enrichit et vers lequel je reviens enrichie des autres langues ; le français qui me permet de croire qu’il y a de la place où me situer..
Je devrais peut-être dire que les Lettres parisiennes. Histoires d’exil (1986) de Nancy Huston et Leïla Sebbar m’ont intriguée, touchée, m’ont fait m’arrêter pour voir ce que représente l’exil, l’identité pour moi. Pendant un an, deux femmes se sont écrit en français, de Paris à Paris – la première vient du Canada, la seconde, d’Algérie ; elles cherchent en tâtonnant ce sentiment d’appartenance et d’étrangeté qui leur a permis de réaliser leur chemin d’écrivain. Appartenance et étrangeté, « étrangéïté », comme elles disent, ces termes pourraient aussi s’appliquer à ce que moi, je vis. Il y a cette autre chose qui me plaît dans leur échange : il s’agit de la différence, une différence irréductible, qui fait que l’autre ne sera jamais parfaitement connaissable. Pourquoi ? Car la différence entre deux êtres venus d’ailleurs ne tient pas seulement à la langue, mais à l’enfance passée dans des pays parfois les plus dissemblables, auprès des êtres que l’autre ne connaîtra jamais. Les milles expériences ineffables des premières années de vie – écoles, paysages, colonies de vacances, frères et sœurs, amis, chansons, nourritures – tout cela doit être médiatisé par la langue étrangère. C’est contre l’illusion de la transparence que cette langue nous protège. Le passé qui appartient en propre à l’autre est devenu en quelque sorte l’emblème de son indépendance, de sorte que dans la vie quotidienne non plus, on ne cherche pas à tout savoir, ni à tout prendre ou à tout donner à l’autre. Nous sommes des étrangers, rendus proches par un miracle... histoires venues de loin, instants de remémoration…
Toujours ici, je réfléchis aux « phases » de l’exil, car il y en a. J’avance à petits pas avec ces femmes écrivains, Huston et Sebbar, qui depuis plus de dix ans en France, pays d’adoption, tentent de se comprendre et de comprendre le monde autour. Y aurait-il quelque chose d’universel dans l’expérience de l’exil telle qu’elles l’entendent ? Ainsi dit-on que dans les premières années de vie à l’étranger, on se déleste allégrement de son passé, on est sans poids, euphorique, capable de tout. Et on est étonné et fier d’absorber avec facilité et rapidité une grande quantité d’informations. On est porté par le désir de s’intégrer, de connaître au mieux les codes de cette nouvelle vie. Daniel Sibony, dans son roman Marrakech (2009), raconte des scènes mémorables de son arrivée en France à l’âge de 14 ans : l’ambition inouïe de réussir à l’école, la joie et la ferveur des découvertes, l’émerveillement devant des monuments, le bonheur des bibliothèques, de l’opéra, du théâtre ; la nourriture aussi, la plénitude des grandes surfaces… Cette énergie porteuse d’apprentissages, l’envie de s’adapter, une sorte d’initiation, tout est là pour rester un certain temps. Avec Sibony, on est en 1956 ; avec Huston, vers la fin des années soixante-dix, mais ce qui émeut chez les deux écrivains, c’est l’ouverture au monde d’accueil, le désir de le connaître et un sentiment de reconnaissance à être là, dans ce lieu de choix.
Ensuite, dit-on, en général après la naturalisation, c’est-à-dire après que l’exil prend une forme moins poétique et plus institutionnelle, il y a une « phase » plus sombre. On se souvient de tout ce qu’on a abandonné, du caractère irrévocable de la perte et d’un appauvrissement inévitable. Période de remise en question ; le pays d’adoption, de paradis prometteur se transforme en terre des limites, terre limitée dont on voit des défauts ; et donc, s’enchaînent des critiques, des plaintes et des complaintes, les choses paraissent des caricatures dont les seuls modèles authentiques se trouvent dans le pays natal… Dans son roman, Sibony parle de cette phase de désenchantement, qui se produit pour lui lors et dans la suite des événements de mai 68. Changement de cap, et après, cette deuxième étape cède le pas à son tour à une troisième, à laquelle Huston donne le nom de « désespoir serein ». Cela pour dire et pour parvenir à accepter aussi qu’on ne sera jamais parfaitement assimilé à son pays d’adoption et jamais non plus dans un rapport d’harmonieuse évidence avec son pays d’origine. Cette condition fait désormais partie de l’être même de l’exilé. On l’accepte avec lucidité, en philosophie ; dans le quotidien, les choses ne sont pas toujours aussi lisses.
Pour ce qui me concerne, n’ayant pas encore atteint le deuxième et le troisième stades, j’en comprends mieux pour l’instant la surprise des découvertes que la sérénité ; et l’envie de connaître mieux le Canada que le désespoir.
Ce temps-ci, je suis fascinée par des écrivains et des écrits qui parlent de la fragilité de notre rapport à une terre, de l’héritage multiple, d’une mémoire divisée, du sentiment aigu d’ambiguïté par rapport à la langue, à une culture, à une religion, à des traditions.
Je pense à Romain Gary qui, né à Vilnius, a passé sa prime enfance en Pologne, et ses années d’école à Nice, fait la guerre en Afrique, en Angleterre, mené une carrière diplomatique entre la Bulgarie, la Suisse, la Bolivie et les États-Unis ; il parlait quatre langues et écrivait ses livres en deux d’entre elles. Lors d’une interview réalisée vers la fin de sa vie, on a demandé à l’écrivain s’il se sentait « citoyen du monde ». Pas du tout, a répondu Gary :
« Cosmopolite, citoyen du monde, mais enfin, qu’est-ce que ça veut dire, franchement ? Des voyages ? Du tourisme ? Ou alors que vous sympathisez avec la souffrance du Bengladesh et des trucs comme ça ? Évidemment, si on va jusque là, on dit ‘je suis un homme, je suis membre de la communauté humaine’ ; il n’y a pas de nation, il n’y a pas de monde, il n’y a rien. Dans la mesure où on parle d’appartenance, on ne parle pas d’Europe, on ne parle pas du monde, on ne parle pas du cosmopolitisme, on parle d’un petit trou quelque part. Pour moi, la communauté humaine, c’est la plus petite communauté humaine. Alors je dirai ‘je suis Baquiste’ ; je suis de la rue du Bac ».
En fait, plutôt qu’aux habitants bourgeois de la rue du Bac à Paris, Gary s’identifiait constamment, dans sa vie et dans ses livres, aux faibles, aux démunis et aux marginaux, y compris aux animaux. Mais tout discours militant lui répugnait et il considérait « l’amour de toutes les nations » aussi digne de méfiance que le patriotisme aveugle.
Je pense aussi à Daniel Sibony qui parle de l’exil et de l’histoire du peuple juif : « pour nous le départ est sans retour. C’est un exil qui prend la suite d’un autre exil où nous étions chez nous. À Marrakech, nous étions très ‘enracinés’ et nos racines étaient faits d’exil. On était un peu partis rien qu’en étant là ». Ainsi est-il que pour certains l’exil est synonyme de vie, source d’énergies vitales.
Après tout, il se peut que l’exil ne soit que le fantasme qui nous permet de fonctionner, d’exister, d’écrire… Je n’ai pas de réponse définitive. Pourtant, je sais qu’il y a des êtres qui se sentent à l’écart, scindés, divisés contre eux-mêmes et le monde, et qui n’ont pas besoin du prétexte de étrangéïté pour expliquer leur mal à vivre. D’autre part, il y a des êtres qui sont situés au croisement des cultures et qui réagissent à cette situation avec naturel, même parfois avec indifférence ; cela ne les empêche de transformer leur exil extérieur, objectif, en exil subjectif, fontaine d’émotion et d’énergie. L’exil est peut-être pour ces derniers un fantasme, un fantôme, un revenant. C’est dire un mort qu’ils ont besoin de ressusciter afin de lui parler, de comprendre… Or, l’écriture ne serait-elle pas, en quelque sorte, un dialogue avec des revenants ? Écrire pour qui, pourquoi ?
Pour revenir à moi : depuis longtemps j’ai connu ce sentiment que j'ai appelé ici exil ; pendant cette dernière année, en plus, je me suis aperçue que j’avais toujours eu cette tendance d’être dedans/dehors, d’appartenir sans appartenir, tendance à exagérer un tant soit peu mes réactions à des événements, envie aussi de me raconter ma vie comme une histoire. Plus loin, il se peut que le projet de thèse sur l’exil et l’étrangeté ait été un signe de ce que j’allais commencer à vivre quelques années plus tard... Et il a fallu que je me rende à l’évidence : que je cherche l’exil, que je parte loin, que je dérange par des questions... Constamment. Je cherche la mise en scène, la mise en mots… des histoires.
P.s. dans le Globe and Mail ce matin, je lis cette nouvelle sur l’histoire de la Roumanie, histoire qui me rejoint ici et ma famille là-bas.
Bucharest – Taking Romania by surprise, forensic scientists on Wednesday exhumed what are believed to be the bodies of Romanian dictator Nicolae Ceausescu and his wife, Elena, to solve the mystery of where they are truly buried.
Ceausescu ruled Romania for 25 years with an iron fist before being ousted and executed during the 1989 anti-communist revolt.
Some Romanians doubt that the Ceausescu were really buried in the Ghencea military cemetery in west Bucharest – including the couple’s children. (AP)
Oh, cat as vrea sa lasi deschisa comunicarea si spre cei care nu stapanesc engleza, si mai putin franceza! Meritam!
RépondreSupprimermultumesc Atenutza ! incerc, promit !
RépondreSupprimerte pupilesc