27/07/2010

fait divers et littérature


Le sujet d’un cours sur « la littérature du fait divers » me fait lire certains quotidiens plus attentivement. Le Globe and Mail ou Le Monde ou Libération, je les vois désormais comme réservoirs d’histoires, comme lieux possibles d’où surgissent des événements que des écrivains ou des artistes vont transformer un jour en littérature, en œuvre d’art. Je réfléchis donc sur la place de l’événement, d’un fragment anodin de réel paradoxalement extraordinaire, dans l’élaboration d’un récit. En effet, le fait divers semble avoir été pour de nombreux écrivains une source d’inspiration, un moteur d’écriture : Le dernier jour d’un condamné de Victor Hugo ; Le Rouge et le noir de Stendhal ; Double assassinat dans la rue Morgue de Poe ; La tête perdue de Domasceno Monteiro de Tabucchi ; De sang froid de Capote ; Les Bonnes de Jean Genet ; La Ronde et autres faits divers de Le Clézio ; La nostalgie de l’ange de Alice Sebald etc. À partir de ces œuvres et avec elles, je tente de déplier l’écriture « du réel », de comprendre un peu plus la place du document et la capacité des archives et du récit journalistique à engendrer un texte littéraire.

Le fait divers fascine : il porte en lui un récit qui, dans sa dimension à la fois banale et singulière, invite à l’interprétation et brouille l’évidence du sens. Il y a des rapports de connivence et de surprise qui se tissent avec le lecteur. « L’effet recherché » par l’écriture est des plus divers : du délire à la vérité, du ridicule au sublime, de la rumeur à la révélation, ce va-et-vient affolant interroge également les rapports entre l’événement et la norme ou encore la normalité.

À réfléchir à ce sujet, je redécouvre ce texte troublant : « Sublime, forcément sublime Christine V. », que Marguerite Duras publiait dans Libération le 17 juillet 1985. Il s’agissait alors, et il s’agit encore aujourd’hui, de « l’affaire Grégory » : le petit garçon de 4 ans de Christine et Jean-Marie Villemin, dont on avait découvert le corps noyé dans la Vologne le 16 octobre 1984, les bras et les jambes ligotés. Toujours sur cette affaire, vingt ans plus tard, Catherine Mavrikakis prend la plume et livre un texte puissant, bouleversant, une pensée qui va à la défense de la littérature et de Duras elle-même – il faut dire que Duras, avec son texte dans Libération s’était fait ridiculiser, bouffer tout rond ; était devenue une des écrivaines les plus détestées de son vivant. Le texte de Mavrikakis donc, « Duras aruspice » (Héliotrope 2006), prend à cœur ouvert la part de la Duras qui croit en la littérature, la Duras qui a le courage de parler en écrivain, qui voit la littérature comme une Antigone et se dresse contre la loi ; pour proposer un autre type de bien : celui de l’inavouable, de la folie, celui du point de vue possible de la mère meurtrière. Si celle-ci était coupable, il faudrait l’innocenter. Voilà ce que dit Duras :

« J’ose avancer que si Christine V. est consciente de l’injustice qui lui a été faite durant la traversée du long tunnel qu’a été sa vie, elle est complètement étrangère à cette culpabilité que l’on réclame d’elle. Elle ne sait pas ce qu’ici veut dire ce mot. Qu’elle ait été, elle, victime de traitements injustes, oui, mais coupable, non, elle ne l’a pas été. Du moment que ce crime, dans le cas précis où elle était d’avoir à le commettre, personne n’aurait pu l’éviter, coupable elle ne l’a pas été. Si elle criait je crois, ce serait ceci : « que tout le monde meure autour de moi, ce nouvel enfant, mon mari et moi-même, mais coupable comme la justice le veut, je ne le serai jamais ».

C’est sur l’innocence des mères coupables que Duras Antigone veille. Elle lève sa voix pour mieux défendre, pour protéger celle qu’on accuse sans mot dire, silencieusement, celle que l’imaginaire de la foule pointe du doigt : la mère. Encore, Duras, dans sa voix résonnante, parle des femmes et pour les femmes :

« Il arrive que les femmes n’aiment pas leurs enfants, ni leur maison, qu’elles ne soient pas les femmes d’intérieur qu’on attendait qu’elles soient. Qu’elles ne soient pas non plus les femmes de leurs maris. Qu’elles ne soient pas de bonnes mères […].
Pourquoi la maternité ne serait-elle mal venue ?
Pourquoi la naissance d’une mère par la venue de l’enfant ne serait-elle ratée elle aussi par les paires de gifles de l’homme pour les biftecks mal cuits par exemple ? Comme la jeunesse peut l’être par la paire de gifles pour un zéro en maths. Quand elles ont un enfant qu’elles ne reconnaissent pas comme leur propre enfant, qu’elles ne voulaient pas vivre. Et dans ce cas aucune morale, aucune sanction ne leur fera reconnaître que cet enfant est le leur. Il faut les laisser tranquilles avec leurs histoires, ne pas les insulter, les frapper ».

Duras dit l’indifférence et même la cruauté, la sauvagerie maternelles. Toute mère est sauvage, animale, archaïque, primitive. C’est ce que nous aurions oublié en lui faisant incarner le mythe d’une hospitalité et d’une bonté infinies. Ainsi est-il que la littérature bouleverse, ouvre des plaies jusqu’à l’os, dérange quand elle se prend au jeu de la vérité, quand l’écriture se voit comme toute-puissante, guerrière, victorieuse. Et Duras, je la sens vraie dans sa capacité à parler, à écrire toujours, partout, sans répit en écrivain. En elle, la littérature ne se repose pas. Elle veille, elle se fait somnambulique. Et ce sont les pages d’un livre virtuel que l’on tourne en l’écoutant, en la lisant encore et encore. Des mots dits par elle deviennent des citations, se déploient dans cette temporalité où le monde est mis entre parenthèses, entre guillemets et fait signe à un écrit gravé dans le néant. Et on le sait, la littérature de Duras se tiendra dans la rumeur, le cliché, le mineur, pour mieux affirmer ses droits, sa souveraineté absolue.

Le texte vibrant et cru de Mavrikakis rend toutes ces réalités vivantes. Ce sont les deux femmes écrivains qui me rappellent que la littérature frôle le danger, la mort, le meurtre ; que la littérature n’est pas insignifiante dans la Cité ; elle a le droit d’entendre la rumeur, de la posséder, de la faire sienne. Elle a aussi le devoir insoutenable, insensé, de ne pas neutraliser ce pouvoir. La littérature est appelée à ne pas se cacher derrière la singularité d’un sentiment personnel. Et pour Duras, écrire est détonation, cri qui déchire le monde. C’est là son éthique. Celle de l’attentat à la pudeur et aux bonnes mœurs.

Ces lectures me laissent une kyrielle de questions… Et il faudra du temps, des heures et des minutes pour voir encore, et un peu plus loin chaque jour si : Est-ce à la littérature de se faire l’écho d’un savoir inavouable, implacable, d’un savoir venu d’une angoisse étreinte au fond des gorges ? Quelle place à la littérature alors ? Et à quelle hospitalité la littérature répond-elle ? Peut-elle se faire porte parole du sordide puisque rien d’humain ou d’inhumain ne lui serait étranger ? Ou doit-elle, timide, garder un droit de réserve ? Lui faut-il parler avec circonspection, modestie, retenue ? Est-elle destinée à retenir son souffle et faire preuve de prudence ? Y a-t-il une éthique pour la littérature ? Et quelle est-elle ? …

Au cœur des questions, des bribes de réponses – et sans parler des faits divers actuels : « affaire Bettencourt », Wikileaks, marée noire – comment s’arrêter, comment parler ?

1 commentaire:

  1. bonjour,
    je fais mon mémoire sur un roman feuilleton publié dans un quotidien Algérien en 1897. l’histoire débute d'un fait divers a partir du quel l’écrivain imagine toute l'histoire. je cherche des références précises sur l'interaction de la littérature et des faits divers
    merci.

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