01/08/2010

les artistes et le théâtre


C’est une affiche qui en dit long. Drama and Desire: Artists and the Theatre, l’expo de cet été à Art Gallery of Ontario, qui se déroule jusqu’au 26 septembre, ravive la fascination de certains grands artistes du XIXe siècle pour le théâtre et ses thèmes : gloire et destruction, amour et désespoir, passion, trahison, meurtre. D’une pièce à l’autre du musée, de la salle bleue, fraîche et obscure, en passant par un hall sombre en velours, habité par des gravures autour de Salomé de Oscar Wilde, jusqu’à la petite salle blanche, remplie de plans et de maquettes des scénographes du début du XXe siècle, on est transporté dans un monde assez magique où des tableaux semblent s’ouvrir pour laisser apercevoir des scènes de Hamlet, de King Lear ou Romeo and Juliet. Pour un instant, sous nos regards, la toile des Montagues et Capulets se réconciliant sur les corps morts de leurs enfants, devient vivante, une scène au théâtre, comme si l’œil posé sur le tableau pouvait transformer l’image en espace en trois dimensions. C’est dire qu’une histoire transmise de loin, du temps de Shakespeare, passe par le pinceau de Delacroix et va encore plus loin ; elle ne cesse de créer de l’émotion, de l’émerveillement, pour générations de spectateurs.


Autrement, dans l’espace de l’exposition, les lumières, l’air qui change de froideur, des voix d’acteurs sorties des murs, récitant un poème ou des versets de Macbeth, tout cela contribue à l’ambiance théâtrale. Et c’est serein, c’est réussi ; vivant aussi, car les tableaux prennent vie, des personnages retrouvent le jeu de la scène à travers le regard du spectateur, lorsque les couleurs deviennent presque des effets de production ; tantôt un visage est lumineux, tantôt couvert de nues et d’ombre, et la figure est sombre, assombrie par la colère ou la douleur.

Pendant ce temps, dehors sur le trottoir, un dimanche vers midi, le monde, les trams sur Dundas Street, sont mis en parenthèses ; je sens cet autre monde, intérieur, un univers d’images et d’imagination. Dans des moments pareils, je m’autorise à reconnaître encore que l’art est mydriase de vies multiples. L’espace de l’expo change des dimensions sous l’aura d’une grande lanterne magique, lorsqu’un vaste ensemble de visions, de gestes et de sons, permettent d’ouvrir des pans d’existence d’un autre siècle, lointain mais tellement proche.

De fait, plusieurs salles donnent la cohérence de cette expo qui réunit des artistes de la Révolution française jusqu’à la Première Guerre. On commence avec le néo-classicisme, austère et sobre, qui rappelle la vertu et la simplicité de l’Antiquité après les excès du baroque ; suit le romantisme en Angleterre (1760-1800), avec sa tradition de collections d’estampes pour illustrer les œuvres dramatiques de Shakespeare – et William Blake (1757-1827) donc, est poète et peintre aussi ; une troisième salle expose des pièces du romantisme en France (1810-1890), surtout les lithographies d’Eugène Delacroix – sa série Faust est remarquable ; viennent après les Victoriens (1850-1890) et surtout l’histoire de la grande comédienne britannique Ellen Terry, rayonnante sur scène en Lady Macbeth, et toute aussi gracieuse dans les tableaux ou les photos de John Singer Sargent aux environs de 1889. Il y a aussi la salle bleue Edgar Degas (1860-1890), avec des scènes de ballet, des femmes d’éther et une technique picturale qui change : les coups de pinceau visibles et les images dépourvues de détails provoquent un certain choc à l’époque. Puis, le symbolisme et réalisme en Angleterre et en France (1850-1900) occupent un assez grand espace : des tableaux de Henri de Toulouse-Lautrec et Honoré Daumier captent un certain côté d’irréel, métaphorique, et montrent à la fois les coulisses des salles de spectacles, et de drôles de personnages qui incarnent l’avarice, la cupidité, l’ironie.. L’expo se termine avec la scénographie au début du XXe siècle, avec le constat toujours actuel que le monde est de plus en plus laïque, penché vers le renouvellement des techniques scéniques et picturales.. Voyons donc.

Ellen Terry as Lady Macbeth

Avoir traversé cet espace me fait penser à la transmission renouvelée par la création, aux dialogues entre les arts, aux frontières des époques qui deviennent perméables lorsqu’il s’agit de renouer – par le biais d’une bonne expo - avec un certain lieu sacré. A chacun de voir, d’imaginer, ce que sacré pourrait signifier. Pour Christian Boltanski, « l’art n’est pas pour découvrir mais pour reconnaître » (La vie possible de Christian Boltanski, Seuil 2007), ou pour se reconnaître. Ce serait aussi traverser un passage où il y a quelque chose qu’on ne peut pas tout à fait comprendre et avec quoi on joue « à reconnaître », on devine des visions, des projets, des histoires. Après tout, restent la multiplicité et la diversité qui sont remarquables dans la rencontre avec l’art.

Et lorsqu’il s’agit de réfléchir aux sens de la diversité, l’autre jour sur France Culture, dans l’émission « Un jour dans la vie de… », Daniel Sibony parlait de « la diversité animée par la rencontre ». Si la diversité, on la remarque facilement aujourd’hui dans la rue, au cinéma ou dans une salle de cours, voici qu’on nous rappelle cet autre versant intéressant : la diversité ouverte sur la surprise, diversité vivante et généreuse, qui crée des entre-deux passionnants, des événements d’être étonnants. Ainsi peut-on croire qu’« un temps qui était plié se déplie » pour faire place au jeu, à du possible, à toutes ces « rencontres »  qu'on risque souvent de presque pas dévoiler. Reste la question de la créativité de chacun pour « reconnaître » sa propre diversité, pour habiter ses êtres-plusieurs et les différents domaines qui animent l'existence ; et aussi la possibilité de trouver le langage pour exprimer ces « mondes divers ». Voilà « l’enjeu d’exister »,  dont parle Sibony (Enjeu d'exister, Seuil, 2007) ; il est précieux car il maintient vif le jeu... 

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire