11/08/2010

le plaisir des formes



Il m’a semblé intéressant de m’appuyer sur l’œuvre de Louise Bourgeois (1911-2010) afin de saisir quelque chose de l’expérience imaginaire d’une artiste plasticienne. Ses sculptures-installations, ses peintures de jeunesse, ses thèmes de prédilection : l’enfance, le corps, la sexualité, la vulnérabilité, l’inscription de l’inconscient, donnent à regarder la créativité au féminin. Comment une femme transforme-t-elle les idées en réalité artistique ? Sous quelles formes ? Et quel plaisir des formes ? Où encore quelle place au vécu, quels rapports de l’œuvre à la vie ?

Louise Bourgeois, "One and Others"

Louise Bourgeois. Autrefois, je passais à côté de son nom, un nom que j’associais à la grande sculpture de l’araignée devant le Musée des Beaux-Arts du Canada. Et le 31 mai de cette année, l’écho de son décès dans les médias me fit m’arrêter, regarder, voir plus loin.

Louise Bourgeois, d’origine française, qui s’installa à New York en 1938, est devenue en quelques années un cas particulier dans l’histoire de l’art. Artiste aujourd’hui parmi les plus admirées, elle fut reconnue à près de soixante-dix ans. C’est selon elle, cette reconnaissance tardive qui lui permit de travailler en toute tranquillité. De fait, quels que soient les courants esthétiques qu’elle a pu côtoyer : le surréalisme, l’expressionisme abstrait, l’art conceptuel – il est évident que Louise Bourgeois ne s’est pas laissé séduire par aucun d’eux. Se méfiant des concepts et théories, c’est sur son roman familial, sur sa sensibilité de femme et sur « le paradis de l’enfance », qu’elle s’appuya pour réaliser son travail. Il le confie elle-même : quel que soit le mode d’expression employé, le moteur de son art réside dans l’exorcisme des traumatismes d’enfance ; un en particulier, le rapport au père, qui introduisit sa maîtresse Sadie, une jeune gouvernante anglaise, dans la maison familiale lorsque la mère consentante, s’enferma dans le silence ; ils vécurent ainsi pendant une dizaine d’années. Bourgeois parle de cette expérience comme d’une « trahison », qui fut également la faille d’où surgissent la rage et la source créatrice. Si cela se passait dans les années trente à Paris, ce ne fut qu’en 1982 que Louise en parla et mit cette histoire en rapport avec l'œuvre, avec ses peurs et son besoin de « réparer » par la sculpture.

Aveugle guidant l'aveugle

Je ne peux ne pas penser à la portée autobiographique de l’œuvre de Bourgeois, non seulement parce que l’artiste la revendique à travers des souvenirs d’enfance et d’adolescence, mais aussi parce que tout au long de son travail, elle renouvelle le concept de l’art comme autobiographie, déjà prôné par Picasso et développé sous différentes formes par des artistes comme Boltanski.

série d'araignées

La vie de Louise Bourgeois parle et me parle, car dans ses mailles, elle porte les marques du déracinement et de l’enracinement, du dé-collage, de la rupture. Ce sont des entre-deux qui font écho en moi, des lieux de passage où je me reconnais : entre deux cultures, terres ou continents ; entre deux langues ou plusieurs aussi. Dans son travail, Bourgeois privilégie les années passées en France ; l’exil fut pour elle un choc émotionnel et affectif déterminant pour son évolution artistique. Il lui donna paradoxalement l’énergie de s’investir dans une quête qui l’appuya jusqu’au dernier souffle. Si pour Colette, « renaître n’est jamais au-dessus de mes forces », Bourgeois aurait ici son mot à dire elle-même : son art, longue pratique de revisitation des affects du passé, de recréation des troubles et des ébranlements intérieurs, lui fait dire que l’art est une catharsis, que la créativité apporte un apaisement parce qu’elle permet de déplacer des pensées et des idées ; il permet aussi le jeu des analogies, des descentes dans l’inconscient ; et tout ce va-et-vient rend l’existence supportable, soutient, accompagne.. Car finalement, la force des formes, qui expriment en termes abstraits des émotions, la complexité des états d’âme et d’esprit, est salvatrice. C’est peut-être dans ce sens-là : d’une tanière, d'un refuge et d’une certaine hospitalité, que Louise Bourgeois parle de son atelier ; une bulle hors du temps, un espace protecteur où elle s’applique au « plaisir des formes », lorsque des angoisses sont domptées, apaisées.

Blooming Janus

Ce serait peut-être palper quelque chose d’un corps premier, saisir son propre corps comme sculpture, aller là où la sculpture surgit sans se couper du corps et du sensible. Penser, travailler, mais rester près de la sensorialité. Il reste que pour Louise : « La sculpture est le corps. Mon corps est ma sculpture ». 

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