J’aurais voulu que la pluie ne s’arrête plus et que la voix de Romain Gary continue. Que je l’entende encore parler avec François Bondy, ami de quarante ans, comme il le fit dans La nuit sera calme (1974). Cette voix qui dit ici ce que Gary a vu, connu, aimé, me plaît : de Churchill à de Gaulle, des héros de la France Libre aux ambassades et à Hollywood, c’est une suite d’histoires séduisantes, de rencontres intéressantes, une chevauchée de coureur d’aventure qui semble avoir vécu plusieurs vies : écrivain, diplomate, cinéaste, toujours passionné, toujours amoureux de la vie, de la féminité.
Ce que je retiens surtout, ce sont ses quêtes du romancier, du roman, de la créativité ; l’avidité presque obsessionnelle de renouvellement, de rupture, de recommencement ; l’envie de ne rien laisser passer de la vie, d’aller loin, prendre des risques, aimer l’humain avec ses forces et ses faiblesses. Pris dans ce va-et-vient perpétuel de questions et de recherches, Gary écrivit en 1965 le premier tome d’une trilogie Frère Océan, intitulé Pour Sganarelle, remarquable apologie du roman, drôle et captivante.
Ainsi est-il que sous la pluie, ses mots me tiennent compagnie…
« Le roman crée ce qui ne peut être fait. L’art [est] l’expression de tout ce qui, en nous, n’accepte pas, conteste, remet en cause, et pousse ainsi vers l’avenir, de tout ce qui en nous ne peut se contenter et cherche une plénitude que l’homme ne pourrait réaliser que s’il était sa propre création. Il ne peut se concilier avec aucune Puissance ». (Pour Sganarelle 124)
« En 1945, une de mes vies a pris fin et une autre a commencé, une autre et une autre encore, chaque fois que tu aimes, c’est une vie nouvelle qui commence, quand ton enfant vient au monde, c’est ta nouvelle vie qui commence, on ne meurt pas au passé. Je n’ai jamais vécu une vie d’ex. C’est tellement vrai que mon je ne me suffit pas comme vie, et c’est ce qui fait de moi un romancier, j’écris des romans pour aller chez les autres. Si mon je m’est souvent insupportable, ce n’est pas à cause de mes limitations et infirmités personnelles, mais à cause de celle du je humain en général. On est toujours piégé dans un je ». (La nuit sera calme 156)
« Il y a surtout créativité, parce que écrire un livre ou varier sa vie, c’est toujours de la créativité, cela veut dire se réincarner, se multiplier, se diversifier, il y a poursuite du Roman. Lorsque je reste dans ma peau trop longtemps, je me sens à l’étroit, frappé de moi-même et claustrophobique, et si pendant ce temps-là je fais un roman, ce monde que j’ai créé ainsi, je m’y installe également, pendant six ou sept mois. Si je cours alors en Polynésie, aux Seychelles ou dans l’Oregon, c’est par besoin de rupture et de renouvellement, car enfin, la sexualité est trop éphémère et fulgurante et ne te permet de rompre avec toi-même et avec du pareil au même que pendant très peu de temps… « (op. cit. 280)
« Donc en tant que romancier, j’écris pour connaître ce que je ne connais pas, pour devenir celui que je ne suis pas, jouir d’une expérience, d’une vie qui m’échappent dans la réalité ». (op. cit. 283)
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Et lorsqu’il s’agit du bonheur, quoi de plus humain…
« F.B. Qu’est-ce que c’était, le bonheur, pour toi ? »
« R.G. C’est lorsque j’étais couché, j’écoutais, je guettais, et puis j’entendais la clé dans la serrure, la porte qui se refermait, j’entendais les paquets qu’elle ouvrait à la cuisine, elle m’appelait pour savoir si j’étais là, je ne disais rien, je souriais, j’attendais, j’étais heureux, ça ronronnait à l’intérieur… Je me souviens très bien ». (op. cit. 316)
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