« Nous devenons schizos, mes amis. Dans le quotidien, nous tenons les uns aux autres, suivons l’actualité avec inquiétude, faisons tout ce qui est en notre pouvoir pour préserver et renforcer les liens. En tant que lecteurs ou spectateurs, au contraire, nous encensons les chantres du néant, prônons une sexualité exhibitionniste ou stérile, et écoutons en boucle la litanie des turpitudes humaines. À quoi est dû cet écart grandissant, à l’orée du XXIe siècle, entre ce que nous avons envie de vivre (solidarité-générosité-démocratie) et ce que nous avons envie de consommer comme culture (transgression-violence-solitude-désespoir) ? ». C’est dans ces mots que Nancy Huston s’adresse aux lecteurs sur la quatrième de couverture de son essai Professeurs de désespoir (2004), et c’est peut-être cette adresse directe, paradoxale, qui me fit m’embarquer dans la lecture de ce livre.
Professeurs de désespoir, qu’est-ce que cela voudrait bien dire ? Dans l'« entrée en matière », on découvre brièvement le contenu de l’essai : il s’agit de tenter de comprendre la vision du monde de certains auteurs « négativistes », qui se divisent en trois générations : adultes pendant la Seconde Guerre mondiale - Samuel Beckett (1906-1989) et Emile Cioran (1911-1995) ; enfants, adolescents pendant la guerre – Imre Kertész (né en 1929), Thomas Bernhard (1931-1989) et Milan Kundera (né en 1929) ; nés après la guerre – Elfride Jelinek (née en 1946), Sarah Kane (1971-1999), Christine Angot (née en 1959) et Linda Lê (née en 1966). Il est aussi question de parler de la vie et de la pensée de celui qui représente le « père spirituel » de la plupart de ces écrivains : Arthur Schopenhauer. De passage, sont évoqués les écrits et le parcours de deux écrivains non nihilistes, Charlotte Delbo (1913-1985) et Jean Améry (1912-1975).
Voici un livre pavé de presque quatre cents pages, sobre et sombre, et je me plais à dire aussi, tellement lucide quant aux hypocrisies, lâchetés et cruautés de l’espèce humaine et de « la république des lettres ». Certains pourraient me demander pourquoi m’arrêter et lire un livre assombri, peu lumineux, par ces journées d’été illuminées de rires et de soleil… Mettons que cet essai m’apporte quelque chose sur une aire géographique à laquelle je suis attachée, l’Europe, et sur l’ère temporelle contemporaine, avec tout ce qu’elle a d’arbitraire ou d’incomplet dans la suite du XXe siècle. C’est une galerie de portraits qui animent mes heures de vacances d’une question intéressante : pourquoi écrire ? quel pouvoir à l’écriture ? ou encore quels liens entre la misère humaine et la beauté esthétique ? Questions trop sérieuses, trop éloignées des tasses de thé, des glaces ou des bavardages des jours d’été, mais questions auxquelles on échappe mal lorsqu’on se retrouve devant un texte qui tente de saisir pourquoi le message de tel ou tel écrivain exerce sur l’Europe contemporaine une certaine fascination, un pouvoir, ou au contraire, de l’horripilation, de l’horreur, et donc, l’autre revers du pouvoir. Enfin, d’où et comment vient le succès ? Comment certains s’installent bien sur les divers piédestaux dont dispose le monde des lettres, pour rester ou pas ?...
Une chose est claire, je l’avais comprise chez Proust en écrivant ma thèse : l’art, et peut-être surtout la littérature, est un refus du monde tel qu’il est, l’expression d’un manque ou d’un mal-être. Ceux qui sont bien dans leur peau, amoureux de la vie en général et satisfaits de la leur en particulier, n’ont aucun besoin d’inventer un univers parallèle par le truchement des mots. Cette révélation, je la retrouve souvent sous différentes facettes, et cette fois, avec Nancy Huston je la relis encore dans sa complexe simplicité : ce n’est que dans la vie qu’on avance dans un seul sens « en avant », de l’enfance à la vieillesse, sur la ligne du temps chronologique ; dans la littérature, des chemins multiples, en zig zag, sont possibles, pas en un sens unique, mais en plusieurs, en avant et an arrière, des lignes croisées, rhizomatiques. Et on a besoin de ce monde parallèle qui est la littérature afin de mieux comprendre le réel. Si dans la réalité, des gens se plaisent, prennent du plaisir à dire les choses en noir et blanc, la littérature en revanche, offre l’alternative de la nuance. C’est cet univers des nuances, nuancé et nuançable, qui me fascine dans des textes littéraires – pas des récits qui peignent la vie en rose, car quel intérêt ?, mais ceux qui donnent à penser, qui donnent à vivre une multiplicité de vies, de situations…
Cette multiplicité de vies, de visages et d’identités d’écriture compte pour N. Huston. Elle s'y attache pour rédiger un texte émouvant, un dialogue troublant, Tombeau de Romain Gary (1995), à la mémoire de celui qui reste depuis longtemps pour elle une sorte d’esprit tutélaire ; Romain Gary, juif, polyglotte, partout en exil, qui sut comme aucun Français parler de la langue, de la France, de l’appartenance à une culture, de la condition de l’exilé ; avec humour et grâce inoubliables.
Et s’il s’agit d’humour, qu’on se rappelle ici la blague du caméléon, la préférée de R. Gary. Cette blague dans toute la splendeur de ses contradictions ne cessa de le faire rire, de lui donner des forces : le caméléon, on le met sur du tissu bleu, il devient bleu. On le met sur du vert, il devient vert. On le met sur du rouge, il devient rouge. On le met sur un plaid écossais, il devient fou. Moi, disait Gary - après avoir égrené les racines culturelles et nationales multiples formant le plaid écossais sur lequel sa mère l’avait posé -, « si je n’avais pas été schizophrène par cette expérience, c’est grâce à la création littéraire ». Voire.
Avis aux professeurs de désespoir…
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